« C'est fou comme tes cheveux ont blanchi » : quand le stress devient physique

23 avr. 2024

8min

« C'est fou comme tes cheveux ont blanchi » : quand le stress devient physique
auteur.e
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

contributeur.e

Cheveux blancs, eczéma, prise de poids soudaine… Le stress au travail est susceptible de provoquer des réactions physiques impressionnantes. Les salariés que nous avons interrogés reviennent sur ces signaux d’alarme envoyés par leur corps.

« Sur les photos anciennes on peut voir nettement la couronne de cheveux blancs apparue sur mes tempes », Clément, 33 ans, assureur

J’ai toujours été un grand sportif, accro au CrossFit. Alors, quand au bout de deux années à gérer des sinistres dans une compagnie d’assurance, je prends 10 kg sur la balance, je m’interroge. Pour mon compte, je dois dire que je suis un tantinet psychorigide et stressé de nature. Un trait de caractère qui me fait défaut. Ainsi, il m’est impossible de laisser traîner un dossier, aussi difficile soit-il, je ne supporte pas ne pas être à jour dans mon travail. Mon boss l’a bien compris….et me refile les dossiers pourris des collègues que je m’efforce à plier en un rien de temps, quitte à me rendre malade. Sauf que cette surcharge de travail a pour effet de me déclencher des crises d’angoisse le soir où dans mon lit, je cogite nerveusement me demandant « comment ça va se passer demain ? » Le problème avec les bonnes performances c’est que le jour où elles baissent, on vient vous chercher des poux. Pour l’heure j’arrive à calmer mes insomnies avec des anxiolytiques. Mais j’évite d’en prendre à outrance pour ne pas tomber dans une dépendance et me dire que la pression du travail a gagné. Je suis un compétiteur, même là-dessus.

J’ai eu 33 ans cette année et je ne suis pas dupe, les cheveux blancs pointent leur nez à tout âge. Mais dans ma famille, l’hiver capillaire prend normalement son temps. Mon frère aîné, âgé de 50 ans, a par exemple commencé à blanchir tout récemment ce veinard. De mon côté, je n’ai rien remarqué au quotidien, mais en comparant des photos avant / après mon contrat de travail, on voit nettement la couronne de cheveux blancs apparue sur les tempes, sur les poils du torse, la barbe… Au point que mes parents me disent : « c’est fou comme tu as blanchi soudainement ». J’ai compris que quelque chose clochait, alors je me suis préparé une porte de sortie pour changer de métier en passant un nouveau diplôme de coach de CrossFit. Salaire oblige, je suis toujours sous contrat, mais je m’accroche à cet horizon. Plus qu’à un cheveu (brun) de la liberté !

« Je ferme l’œil gauche et me rends compte avec effroi que je viens de perdre la vision centrale de l’œil droit », Laura (1)

Lorsqu’une hernie discale m’oblige à m’aliter juste avant mon congé maternité, ma volonté de rendre tous mes dossiers pour ne pas mettre mes collègues dans l’embarras prend le dessus, je refuse de m’arrêter et bosse trois semaines sur un transat depuis chez moi. Si cet exemple illustre à quel point j’ai toujours été très exigeante envers moi-même au niveau du taf, cette fois je me suis dit « dans quel état tu te mets pour du travail ? »

Quand je débute dans cette entreprise, je suis tout en bas de l’échelle. À force de travail, je monte les échelons et obtiens des responsabilités jusqu’à mon premier congé maternité où pour me remplacer, on engage un homme. À mon retour, je me rends compte que beaucoup de choses ont changé. À commencer par ce collègue qui prend davantage de place, et bardé de diplômes, obtient même le poste de mon N+1 en partance pour la retraite. Trop rapidement à mon sens. Car disons-le clairement, son profil est technique mais sa gestion de projet est très mauvaise. Or, on lui confie un très gros projet et les ennuis débutent. Sa gestion est si catastrophique qu’on me demande de renforcer son équipe, ce qui devient une source intense de stress. Lorsque je tente d’alerter ma hiérarchie sur son incompétence, on me prend pour une jalouse. La deadline de livraison du projet approchant, on navigue toujours à vue, mais ce collègue souhaite démarrer le programme affirmant avec un grand optimiste que « ça va le faire ».

Un jour, je me retrouve en réunion avec notre directeur industriel qui m’interroge sur le projet. Et là, j’ai une bouffée d’énervement et je lui déballe tout. Le sac vidé, je rentre chez moi, mais je ne me sens pas dans mon assiette. Je lis un message sur mon téléphone quand tout d’un coup, je commence à y voir flou. Je ferme l’œil gauche et me rends compte avec effroi que je viens de perdre la vision centrale de l’œil droit. Je pars sur le champ aux urgences ophtalmiques où l’on me diagnostique une inflammation de la choroïde, sans doute liée au stress et à l’énervement au travail. Un hématome dans la cornée, on m’explique que cela va prendre plusieurs mois avant de revenir. Pour autant, je retourne travailler sans me mettre en arrêt…

Je suis allée trouver mon directeur industriel pour lui poser un ultimatum : soit je pars, soit on me trouve un nouveau poste. Il s’est montré très à l’écoute et m’a indiqué que la société ne voulait pas me perdre. Quelques mois plus tard, il a créé un poste sur mesure en fonction de mes aptitudes et attentes. Il y a beaucoup moins de stress à gérer au quotidien, ce que je voulais. Car c’est ma sur-implication au travail qui a généré ce stress et a fait lâcher mon corps. La suite pour mon œil ? Après des complications, j’ai récupéré une partie de ma vision mais garde une cicatrice, comme un scotome dans mon panorama. Quant à ce collègue, mon N+2 a fini par se rendre compte qu’il se faisait baratiner et m’a proposé de reprendre le projet, après l’avoir licencié. Œil pour œil, c’est comme ça qu’on dit ?

« Mon nez se met à saigner, je vomis, j’ai la migraine et plus étonnant, des ampoules aux pieds », Caroline, 36 ans, cheffe d’équipe d’agents d’entretien

Pour mon médecin qui n’avait jamais rien vu de tel, j’étais une énigme de la science. Et tout ce qu’on a pu constater c’est qu’après des années de symptômes, tout s’est arrêté une semaine après ma démission. Cette histoire s’est passée lors de mon premier poste en tant que commerciale sédentaire, dans une entreprise familiale, composée d’un patron et de trois salariés. D’emblée, ce qui est source de stress pour moi et mes collègues, c’est notre patron très malaisant, un profil qui confine au harceleur. Il exerce une pression sur nous toutes pas vraiment liée au travail en lui-même, mais sur du perso. Dans la liste de ses exactions, il nous interdit de prendre des pauses ou de parler entre nous, on doit se rendre près de son bureau pour envoyer des mails car c’est là que se trouve le seul ordinateur de la boîte. Il a des comportements humiliants, n’aime pas que l’on écrive à l’encre noire et déchire nos cahiers si on le fait, et… il pourrit nos toilettes en ne tirant pas la chasse. Une si belle personne ne pouvant être qu’un bon manager, il pique également nos clients sans nous en avertir, nous alarme régulièrement en affirmant que la boîte allait couler avant de rappliquer la semaine suivante avec une voiture flambant neuve, met une éternité à virer nos salaires. Pendant sept années, je subis ce patron versé dans l’hyper contrôle et l’emprise. Son mode opératoire est simple, il ne recrute que des femmes très jeunes sorties d’études. Et lorsque l’une d’entre nous le menace de partir, il réplique narquois : « va donc pointer au chômage, tu n’auras aucune chance de retrouver du travail. » De fait, on le croit, et même si je commence à chercher de mon côté, c’est infructueux.

Des symptômes étranges commencent à faire surface au bout de la deuxième année. Chaque samedi matin, une fois la semaine de travail abattue, mon nez se met à saigner, je vomis, j’ai la migraine et plus étonnant, des ampoules aux pieds. Je tente tout, change de chaussures, vois plusieurs spécialistes, il n’y a rien à faire. Leur réponse perplexe reste toujours la même : « vous êtes très stressée, ça peut déclencher des symptômes bizarres ». Le plus fou est la ponctualité : ça ne m’arrive jamais un vendredi soir, ou au milieu de la semaine au travail, non c’est toujours le samedi matin. En proie aux douleurs, par moments je ne peux plus marcher ou faire de sport. Lors d’une randonnée avec des amis, je dois abandonner en chemin et le médecin qui me prend en charge me dit qu’il n’avait vu autant d’ampoules qu’au magasin de luminaires.

Finalement je réussis à mettre les deux pieds en dehors de cette boîte, quand les comptes de celle-ci sont réellement passés au rouge et qu’elle s’est faite racheter. En une semaine, tout s’est arrêté, zéro, aucune cloque et la seule ampoule que j’ai eu depuis c’est celle symbolique qui m’indiquait l’idée lumineuse d’avoir quitté cette boîte. Mon entourage me redécouvre. J’étais tellement impliquée dans mon travail qu’ils n’osaient pas me dire que j’étais en boucle et que je m’isolais. Aujourd’hui je me suis refait une santé dans le public en tant que cheffe d’équipe d’agents d’entretien.

« C’est un peu gore et en tant que femme, avoir des doigts ensanglantés et des trous dans la peau, ce n’est pas très classe », Léa, 30 ans

On se souvient en général de ses premières fois, et ce premier job dans le secteur bancaire n’échappe pas à cette loi de la mémoire. L’ambiance à mon arrivée est particulière puisque j’ai, non pas un, mais deux managers, qui par un alignement des planètes se trouvent être deux personnes qui ne sont absolument pas sur la même longueur d’ondes. Moi, tout feu tout flamme, jeune diplômée, je veux bien faire les choses, mais disons-le, j’ai le cul entre deux chaises, subit des pressions et injonctions contradictoires, le tout dans un contexte compliqué pour la boîte. Vous la sentez arriver la chute ?

Là où pour décompresser certains palpent des balles anti-stress, je développe des TOC et m’arrache la peau des pouces jusqu’au sang. Je sais, c’est un peu gore et en tant que femme, avoir des doigts ensanglantés et des trous dans la peau, ce n’est pas très classe. Le pire c’est que les gens le voient mais ne disent rien ou posent des questions qui me forcent à mentir. Ceux qui comprennent que c’est de l’anxiété, ne font pas grand-chose pour aider non plus. Ça se dégrade puisque qu’avec les beaux jours de l’été, des plaques d’urticaires apparaissent un peu partout sur mon corps, au cou, aux bras, et sur le cuir chevelu. Je me gratte au point que mes cheveux chutent par plaques. Je ne peux bien sûr pas enfiler un col roulé étant donné la saison, et réponds aux regards mi intrigués, mi soucieux que je fais des allergies (foutu pollen !) Beaucoup de cheveux sont tombés ? C’était devenu ma hantise chez le coiffeur qui n’osait pas me répondre. Pour mon médecin, le coupable est très vite désigné : le stress lié au travail. Il me conseille de quitter mon job, mais têtue, je décide d’aller au bout de ce CDD, qui par chance n’est pas renouvelé. Bizarrement tout s’est arrêté à la fin de ce contrat.

Quelques années plus tard, j’ai réussi à gravir les échelons dans une entreprise de conseil et devenir manager. Si je suis la première à m’imposer comme règle de vie de toujours rentrer dans mon 36 et à faire du sport, mais à mesure que ma dose de travail augmentait, je me suis complètement laissée aller sur mon alimentation. Au lieu du salad’ bar, je me tapais un bon burger entre collègues le lundi, un coréen le mardi, bref j’explosais ma carte ticket-resto chaque midi. Et c’était très difficile d’en sortir car le stress nécessite de compenser d’une certaine manière. C’était à la fois un besoin d’emmagasiner tout ce sucre quand bien même c’était contraire à tout ce que je prônais. Parfois on finit par suivre ce que les autres projettent sur nous. On adhère à un storytelling et on se met soi-même la pression pour réussir, parce qu’on veut incarner cette success story, répondre aux attentes d’un manager qui nous voit devenir un jour membre du Comex. Mais lorsque mon mari en est venu au point de me coller des pansements aux pouces car mes TOC étaient revenus, j’ai réagi et posé ma dém’. Écouter son corps, admettre que l’on ne va pas bien, c’est le plus dur. Mais quand j’ai quitté ce job, je me suis dit que j’en avais terminé avec cette expression « se donner corps et âmes » pour un travail.

(1) Certains prénoms ont été modifiés pour protéger l’anonymat des témoins


Article écrit par Manuel Avenel ; édité par Aurélie Cerffond ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ

Les thématiques abordées