Élise Fabing : « Le travail est le domaine où les femmes ont le plus à gagner »

28 mar 2024

7 min

Élise Fabing : « Le travail est le domaine où les femmes ont le plus à gagner »
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Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

colaborador

Trois ans après la publication du Manuel contre le harcèlement au travail (éd Hachette pratique, 2021), l’avocate spécialiste en droit du travail récidive avec Ça commence avec la boule au ventre (éd Les Arènes, 2024) coécrit avec Jules Thomas, journaliste au Monde. Dans ce livre personnel, Élise Fabing évoque sa pratique du droit à travers les dossiers les plus sensibles de ses clientes, afin de dépeindre les nombreuses difficultés rencontrées par les femmes à chaque étape de leur carrière. Un témoignage unique et nécessaire pour lever le tabou de la souffrance dont ces dernières sont victimes au travail.


Avec ce deuxième ouvrage, vous livrez un témoignage singulier sur les discriminations subies par les femmes au travail. Comment ce projet est-il né ?

Élise Fabing : J’ai toujours voulu écrire un livre dont les femmes pourraient s’emparer. Au début, j’avais imaginé quelque chose sur la grande démission, mais je ne parvenais pas à trouver d’angle. Puis, j’ai repensé à toutes ces personnes que j’ai croisées en soirée, à qui j’ai parlé de mes dossiers de discrimination et de harcèlement et qui m’ont dit que je devais absolument briser l’omerta en prenant la parole à ce sujet. L’idée a fait son chemin. Comme la plupart des femmes que j’ai défendues ont signé une clause de confidentialité qui les empêche de témoigner à visage découvert, je me suis dit que j’allais prendre le relais en racontant leurs histoires.

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Quelle a été leur réaction quand vous leur avez annoncé ce projet ?

Toutes ces femmes ont beaucoup aimé l’idée que leur histoire aide à sensibiliser un large public sur les discriminations sexistes et les différentes formes de harcèlement puisqu’elles l’ont vécu dans leur chair et ce, à différents moments de leur carrière. Quelque part, c’était une façon pour elles de mettre en garde celles qui y avaient échappé, mais aussi d’expliquer à toutes celles qui étaient concernées par ces problématiques qu’elles n’étaient pas seules et qu’il était possible de trouver une issue correcte. Plus les femmes sauront comment se défendre, plus elles pourront s’émanciper !

Vous parlez d’émancipation et de libération de la parole des femmes, mais défendez-vous uniquement des dossiers de femmes dans votre cabinet ?

Pas du tout ! Je reçois majoritairement des hommes, comme mes confrères d’ailleurs. Encore aujourd’hui, les femmes n’ont pas du tout le réflexe d’aller voir un avocat avant de se remettre en question vingt fois, d’avoir travaillé deux fois plus pour essayer d’arranger les choses avec leurs supérieurs… Contrairement à un homme qui va prendre conseil auprès d’un avocat dès qu’il sent que le climat se dégrade ou qu’on abuse de lui, une femme va attendre que son corps lâche et qu’elle soit mise au pied du mur. C’est un vrai problème, parce que généralement elle n’a rien anticipé, elle n’a pas récolté de preuves, ni constitué de dossier…

Une femme qui évite le harcèlement sexuel au début de sa carrière et réussit à conserver ou trouver un bon poste après sa grossesse, c’est presque miraculeux !

Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Les femmes ont d’abord été éduquées pour être de bonnes élèves. Ce n’est pas un hasard si elles sont beaucoup moins dans la négociation salariale que leurs homologues masculins à tous les stades de leur carrière. Disons qu’il y a encore cette pensée que, pour la femme, la reconnaissance se gagne. Elle n’est pas due. À cela s’ajoute le fait que la femme est bien plus exposée au harcèlement et à la discrimination, notamment au moment de la maternité. Une femme qui évite le harcèlement sexuel au début de sa carrière et réussit à conserver ou trouver un bon poste après sa grossesse, c’est presque miraculeux !

Le livre est organisé de telle sorte qu’un chapitre correspond à une situation de discrimination ou de harcèlement. Dans les premières pages, il est question de l’entrée des femmes sur le marché du travail, puis vient la maternité et la répartition des rôles dans le couple, jusqu’à la mise au placard passé un certain âge… Selon vous, quelles sont les périodes charnières au travail dans la vie d’une femme ?

C’est très difficile à hiérarchiser ! Mais disons que je trouve que l’entrée dans le monde du travail est assez révélatrice de ce qu’il va se passer par la suite. Généralement, une femme est moins prise au sérieux et moins bien payée. L’énorme étape ensuite, c’est la maternité. Comme l’âge de sortie des études est de plus en plus tardif, le projet d’enfant est lui aussi repoussé pour de nombreux couples. Résultat, de plus en plus d’hommes et de femmes ont besoin d’un petit coup de pouce pour que ce dernier prenne forme. La prise d’hormones, la PMA, les fausses couches… sont des étapes bouleversantes. Et puis, il y a l’annonce de la grossesse qui est un énorme stress. Parmi mes clientes, certaines qui étaient en CDD et en voie d’obtenir un CDI ne l’ont pas eu à cause de leur grossesse, idem pour des promotions ou des mobilités. Ce n’est pas pour rien que je suis devenue experte pour donner des conseils pour cacher sa grossesse… J’ai aussi des cas de femmes qui veulent donner le change en répondant à leurs mails jusqu’à la table d’accouchement et d’autres qui n’arrivent pas à décrocher pendant leur congé maternité par peur d’être placardisées.

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Dans le livre, vous consacrez aussi un pan conséquent au passage à la cinquantaine…

J’ai un placard entier de clientes seniors victimes de discrimination. Beaucoup travaillent dans des métiers en contact avec le public ou dans la communication et le marketing. Une fois qu’elles sont ménopausées, on leur fait comprendre qu’elles ne sont plus désirables, qu’elles ne font plus envie et par conséquent, qu’elles ne peuvent plus rien « vendre ». Elles sont alors licenciées ou rétrogradées au profit de plus jeunes. Paradoxalement, c’est aussi à ce moment-là qu’elles prennent conscience de toutes les inégalités qui se sont accumulées au long de leur carrière. L’exemple qui me hérisse le plus le poil, c’est le choix du ⅘ pour s’occuper des enfants. Et encore, ça va si le couple tient. Parce qu’en cas de divorce, la plupart des femmes s’occupent seules de leurs enfants qui grandissent et vont vouloir faire des études qu’il faudra bien financer…

J’espère que le livre permettra aux femmes de réfléchir à leurs conditions de travail et leur donnera envie de continuer à se battre !

Est-ce qu’au-delà du désir de prévention auquel vous faisiez référence, ce livre est aussi un acte militantiste en faveur des droits des femmes ?

Quand je défends un dossier, je ne suis pas militante, mais une professionnelle du droit. Après, dans ma vie intime, bien évidemment que je suis militante et que je me battrai jusqu’à mon dernier souffle pour plus d’égalité entre les femmes et les hommes au travail. Pour moi, le travail c’est le domaine où les femmes ont encore le plus à gagner.

Je pense que toute l’ambivalence, c’est que l’entreprise est d’abord un immense vecteur d’émancipation de la femme. Grâce au travail, la femme a gagné son indépendance économique et donc, sa liberté. Mais comme le disait très justement Gisèle Halimi, ce n’est pas parce qu’il y a eu une évolution positive depuis cinquante ans que c’est suffisant. En tout cas, j’espère que le livre permettra aux femmes de réfléchir à leurs conditions de travail et leur donnera envie de continuer à se battre !

Fait assez rare dans le milieu du droit, vous parlez de vous et de votre métier d’avocate dans le livre. Pourquoi ce choix ?

Ça n’a pas été facile et j’ai longtemps hésité. Mais il fallait le faire pour répondre à ces questions : Pourquoi est-ce que je fais ce métier de cette façon ? Quel est mon prisme ? Ma sensibilité ? On a parfois un peu de mal à comprendre qui sont les avocats et quelle est leur part d’humanité derrière les termes juridiques qu’ils emploient. Comme je me bats également pour l’accessibilité au droit, je me suis dit que me mouiller un peu, c’était une façon de me rapprocher des lecteurs qui pouvaient avoir des idées reçues sur mon métier. Souvent, après un premier rendez-vous, on me dit : « Je ne pensais pas que c’était comme ça de voir une avocate. En fait, vous êtes normale. » Je n’ai pas peur de dire qu’être avocate, c’est un engagement qui est très prenant émotionnellement, que ce qu’on fait n’est pas anodin. Il ne faut jamais oublier que la personne que tu défends vit un tsunami. Comme c’est généralement la seule fois de son existence qu’elle va faire appel à un auxiliaire de justice, je me dois d’être exemplaire et très réactive.

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Vous dites que ce métier est très prenant émotionnellement, mais ces mots vont presque à l’encontre de l’image de l’avocat va-en-guerre, souvent dépeint dans la sphère médiatique…

Je pense que je peux enfin parler de mon hypersensibilité parce que je suis reconnue dans mon travail. Je ne connais pas une entreprise qui se réjouit à l’idée de m’avoir dans les pattes ! Et puis, je suis convaincue que l’hypersensibilité est une force dans mon métier parce que ça me permet de me mettre à la place de mes clients, de comprendre mes adversaires et de trouver des solutions intelligentes. Après, vous devez le savoir, être sympa et accessible, c’est aussi stratégique parce qu’on va plus facilement se confier et avoir envie de trouver une issue favorable pour tout le monde.

Quand je vois que les femmes ne se laissent plus faire, je pense qu’on est sur le bon chemin, même si ça prendra encore du temps pour que les entreprises comprennent leur vraie valeur économique.

Dans le livre, vous précisez ne pas mettre de plaque sur la porte de votre cabinet. Avez-vous déjà reçu des menaces ? Et comment vous protégez-vous au quotidien pour prendre la distance nécessaire pour continuer à vivre à côté de votre travail ?

Oui, j’ai déjà reçu des menaces et c’est d’ailleurs pour ça qu’il est fondamental d’avoir une vie très équilibrée à côté ! En plus d’avoir deux enfants qui m’imposent un rythme quotidien, j’ai la chance d’avoir un socle familial et amical très présent et très drôle ! Disons que ça aide à décompresser. Après, au cabinet, on a un suivi psychologique qui nous aide à mieux appréhender les difficultés auxquelles sont confrontés nos clients. Et entre-nous, on parle énormément de nos dossiers, les portes sont toujours ouvertes et il y a toujours du chocolat quelque part dans les bureaux. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point le chocolat et les cookies sont importants !

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Malgré tout, êtes-vous confiante en l’avenir en ce qui concerne l’égalité entre les femmes et les hommes au travail ?

Je suis optimiste de nature, même si je suis inquiète. Quand je vois que les femmes ne se laissent plus faire, je pense qu’on est sur le bon chemin, même si ça prendra encore du temps pour que les entreprises comprennent leur vraie valeur économique. Après, à chaque fois qu’il y a un contexte économique ou géopolitique qui se fragilise, on a tendance à faire marche arrière. C’est pour ça qu’il faut quand même rester vigilantes et faire en sorte de donner aux femmes davantage de garanties et de protection.


Article rédigé par Romane Ganneval et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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