« Faire preuve de pédagogie » : quand le paternalisme s’invite (encore) en entreprise

Mar 09, 2023

3 mins

« Faire preuve de pédagogie » : quand le paternalisme s’invite (encore) en entreprise
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Laetitia VitaudLab expert

Future of work author and speaker

Voilà une phrase qu’on entend prononcer trop souvent par les personnalités politiques, généralement quand il s’agit de faire avaler des couleuvres aux citoyens. Mais les dirigeants en entreprise ne sont pas en reste et l’utilisent d’autant plus quand ils ont une décision désagréable à faire accepter à leurs salariés. À tort ou à raison ?

Réorganisation du service, changement de procédure, tâches supplémentaires, réaménagement de l’espace de travail… quel que soit le propos, prétendre « faire preuve de pédagogie » avec ses collaborateurs les infantilisent en leur disant implicitement : « Si vous êtes contre, c’est que vous n’avez pas compris, donc je vais mieux vous expliquer. » À l’infantilisation s’ajoute ainsi l’arrogance : « J’ai toujours raison. » Et à la blessure, l’insulte : les Anglais ont cette formule parlante « Don’t add insult to injury! » Autant de raisons qui font que la vision managériale que traduit l’utilisation de cette expression est problématique.

Une pédagogie verticale qui ne passe pas

Le mot pédagogie vient du grec ancien paidagogia qui signifie « l’art de conduire les enfants ». À l’origine, le mot désignait donc l’ensemble des méthodes et des techniques d’enseignement destinées à guider et à éduquer les bambins. Le sens a certes évolué pour désigner toutes les pratiques et théories liées à l’éducation et au développement des capacités des personnes de tout âge. Mais il évoque encore une séparation entre des « apprenants » et des « enseignants ».

Au travail comme dans la vie, nous sommes tous et toutes apprenants à un moment ou un autre de sa carrière. En soi, c’est une chose nécessaire et positive de se mettre dans la posture de l’apprenant, voire dans celle de l’éternel débutant. Mais dans la phrase en question, le mot pédagogie n’est pas utilisé à propos des formations ou de l’apprentissage au travail : il est employé pour faire avaler des pilules qui ne passent pas aisément, à propos de choses qui pourraient faire l’objet de discussions et de négociations.

Dire qu’il faut « faire preuve de pédagogie », c’est nier la possibilité d’un débat, d’un désaccord et d’une négociation collective. On décrète ainsi qu’il y a les sachants (ceux qui décident) et les élèves (ceux qui doivent recevoir la bonne parole). Pas de débat entre égaux, mais une vérité qu’il s’agit de transmettre de manière verticale. D’ailleurs, cela renvoie à une vision assez autoritaire de l’enseignement où le professeur (ou le dirigeant) considère qu’il détient la connaissance et doit la transmettre de manière unilatérale à des apprenants passifs. Cette vision est contestée : on lui préfère de plus en plus des approches plus collaboratives et interactives où l’apprenant est acteur de sa propre formation et l’enseignant se contente de guider et accompagner le processus d’apprentissage.

Le résultat ? L’utilisation du mot pédagogie à propos de ce qui relève de la simple communication (c’est-à-dire de « l’ensemble des moyens et techniques permettant la diffusion d’un message auprès d’une certaine audience ») irrite fortement ceux qui l’entendent. Cela suscite de la colère. « Tu me prends pour un·e débile ? Ce n’est pas parce que je n’y comprends rien que je m’oppose à toi, c’est parce que je n’accepte pas les conséquences concrètes d’une décision qui s’impose à moi. » Parler de pédagogie à propos de communication, c’est autoritaire, cela revient à dire qu’on sait et qu’on a forcément raison. Pourtant convaincre, ce n’est pas enseigner !

Le paternalisme a du plomb dans l’aile

En somme, la vision qu’illustre cette rhétorique de la pédagogie est caractéristique du paternalisme. Né au XIXème siècle, à une période marquée par l’industrialisation, le paternalisme allait de pair avec une organisation du travail très verticale (avec une séparation bien nette entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent). Alors que le travail était pénible et la richesse créée fort peu distribuée, les grandes entreprises naissantes ont alors mis au point un deal attractif pour sécuriser l’accès à la main-d’oeuvre nécessaire à leur production : on ne te demandera pas ton avis, mais tu seras protégé et bien traité, comme un enfant !

Cette relation verticale entre l’employeur et l’employé, fondée sur l’autorité et la bienveillance, s’accompagnait de tout un tas d’avantages sociaux et matériels : le logement ouvrier, l’éducation des enfants, l’accès aux soins médicaux, etc. L’idée était de fidéliser les travailleurs grâce à une relation de confiance de nature filiale. Le patron paternel, figure d’autorité respectée et éduquée, était généreux et aimant. En retour, il fallait se montrer loyal et discipliné, obéissant et sage comme une image, comme l’élève modèle de l’instituteur de la troisième République !

Le paternalisme a décliné avec l’essor du syndicalisme (et de la négociation collective) et le développement de l’État-Providence (et de la protection sociale). Aujourd’hui, on éprouve peu de nostalgie pour la grande époque du paternalisme, essentiellement parce que les salariés aspirent à être considérés comme des adultes responsables de leur vie professionnelle et personnelle, en aucun cas sous la tutelle de l’employeur. C’est sans doute pour cette raison que les formes rigides qu’incarnent encore le lien de subordination (inhérent au salariat) sont de plus en plus décriées. On attend des relations davantage horizontales, basées sur le respect.

Une communication sous forme de pédagogie, reposant sur une hiérarchie rigide et verticale, est perçue comme infantilisante. Elle nie la capacité des salariés à s’auto-organiser et travailler de manière autonome. Par opposition, les relations horizontales entre pairs s’incarnent de plus en plus dans le concept d’intelligence collective, qui gagne du terrain depuis une quinzaine d’années. Aujourd’hui, il s’agit donc d’impliquer les travailleurs dans la prise de décision collective et de les laisser plus maîtres d’organiser leur travail comme ils l’entendent, à distance ou au bureau.

Ne faites pas de pédagogie ! Expérimentez, évaluez, négociez avec vos égaux. Cherchez à convaincre et inspirer vos collaborateurs pour qu’ils agissent comme les adultes responsables qu’ils sont !

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps