Comment fonctionne une entreprise sans chefs ?

30. 6. 2023

5 min.

Comment fonctionne une entreprise sans chefs ?
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Menacée de délocalisation en 2010, cette usine de Scop-TI est toujours ouverte… mais les managers et dirigeants ont disparu. À quoi ressemble le quotidien de ses 38 salariés sans boss ? Reportage.

Nichée dans la zone d’activités de Gémenos, à 15 minutes de Marseille en voiture, l’usine de Scop-TI était destinée à disparaître du paysage en 2010. À l’époque, elle s’appelle Fralib et le géant Unilever, son ancien propriétaire, décide de la délocaliser en Pologne. Baisse de compétitivité du site, coûts trop élevés : le rendement de la production des marques de thés Eléphant et Lipton ne satisfait plus les actionnaires. Dans une logique de rentabilité, la décision de partir du sud de la France est prise, mais très mal vécue par les employés. La lutte contre la fermeture du site s’impose. L’objectif des salariés ? Récupérer l’usine afin de devenir leur propre patron. À la surprise générale, ils obtiennent gain de cause après un peu moins de 4 ans de bras de fer avec l’ex direction (1336 jours… qui donneront le nom de la nouvelle marque produite sur place).

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Les actionnaires et les managers sont morts… vive les coopérateurs

Les coopérateurs : c’est ainsi que s’appellent les 38 salariés membres de la Scop-TI (société coopérative ouvrière provençale de thés et infusions) qui récupèrent l’outil industriel des mains d’Unilever. Plus de 8 ans après le départ de la multinationale, l’organisation tient, malgré des difficultés financières liées au contexte général (Covid, prix de l’énergie en hausse, inflation…).

Olivier Leberquier, président du conseil d’administration de Scop-TI, reconnaît que lui et ses pairs « ne sont pas de bons capitalistes ». Pour autant, la volonté de la structure est bien de garder les comptes dans le vert pour survivre dans un marché concurrentiel. « On essaie de porter nos valeurs et d’aller vers un réel changement de société, mais on reste lucides. Pour y arriver, il faut que l’on soit insérés dans une économie qui n’épouse pas notre idéal basé sur la non-recherche de profits », prévient le coopérateur-président. Néanmoins, il en est persuadé, « on peut changer les choses de l’intérieur ». Si ce discours ne fait pas l’unanimité dans le monde du travail, chez Scop-TI, il a donné naissance à des pratiques innovantes pouvant inspirer des entreprises au fonctionnement plus classique.

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Sans chefs, des décisions prises de manière collégiale

Pour que tout ce beau monde puisse avancer dans la même direction, il faut une organisation bien huilée et transparente. Confortablement installé derrière son bureau, face à une armoire remplie de thés siglés « 1336 », Olivier Leberquier, président du CA, calot vert foncé vissé sur la tête, décortique les coulisses d’une organisation peu commune : « L’assemblée des coopérateurs élit le conseil d’administration pour une durée de 4 ans et celui-ci est révocable à tout moment. Composé de 9 membres, il vote pour le président du conseil, en l’occurrence moi. C’est l’organe de “direction” de l’entreprise ».

En plus du conseil d’administration qui donne les orientations stratégiques, un comité de pilotage s’occupe de gérer les affaires courantes. Normalement structuré autour de 3 personnes, en cas de besoin, il fait appel à tous les individus compétents au sein de la coopérative. « Si on doit prendre une décision sur la qualité, on va consulter notre responsable qualité. On ajoute des personnes qualifiées selon le sujet, pour avoir une valeur ajoutée », développe Olivier Leberquier. Une fois que le comité de pilotage aboutit à une réflexion, il fait une proposition de décision au CA. 24 heures plus tard, cette dernière s’applique, puis elle est envoyée à l’ensemble des coopérateurs. La spécificité ? Les salariés-coopérateurs peuvent revenir dessus dès lors qu’ils se réunissent en assemblée. Ici, pas besoin de shadow comex pour se montrer transparent, tout est révocable à condition que la majorité des participants de la coopérative le veuille.

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Ce fonctionnement démocratique est l’essence même de Scop-TI. Il prend ses racines dans le temps où les salariés « n’étaient que des numéros », dixit Fabrice, technicien sur les lignes de production. Pour lui, « tout est plus convivial aujourd’hui ». Il y voit une énergie moteur : « L’ investissement est collectif. On essaie tous de se tirer vers le haut ». Installé près d’une C-2000 – le doux nom des machines utilisées pour emballer les sachets de thé –, Fabrice se définit même, ironie du sort, comme un « patron-salarié ». Si lui adhère à ce fonctionnement sans problème, et c’est le cas de la majorité, le fait d’avoir une certaine liberté, comme la suppression des pointeuses, a pu entraîner quelques dérives. Dans ce genre de situation, les coopérateurs font comme d’habitude, ils se mettent autour de la table pour régler les problèmes. « Avoir notre propre entreprise a des côtés positifs, mais cela n’empêche pas les petites tensions à gérer au quotidien. Et cela passe par discuter avec chacun », avoue Olivier Leberquier. Partager une histoire forte aide aussi à surmonter les conflits car chacun sait ce qu’il doit à son collègue d’à côté.

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« Le travail a pris un sens pour moi parce qu’il n’y a plus que l’argent »

Au-delà du management, la coopérative doit aussi gérer les évolutions de carrière. Rim, qui s’occupe de la comptabilité de Scop-Ti depuis 2014, en est une bonne illustration. Elle qui avait commencé manutentionnaire chez Unilever en 2002 n’était jamais censée quitter les lignes de production bruyantes du rez-de-chaussée de l’usine. Mais à l’issue de la lutte, le collectif a besoin de personnalités qui sortent du lot, pour porter son projet dénué d’actionnaires… et de certaines compétences. Rim propose alors de se plonger dans les chiffres de la coopérative, elle qui « n’aime pourtant pas les maths ». Charlotte sur la tête, elle retrace son parcours dans la grande salle de réunion du premier étage. Elle revient sur l’épisode de la révolte « qui l’a exaltée et l’a obligée à se dépasser » pour ce qui est devenu « une famille ».

Aujourd’hui, elle ne se pose plus de questions sur le sens de son travail et elle en vient même à interroger le rapport des autres à leur boulot : « Ceux qui sont malheureux au quotidien, c’est peut-être qu’ils pensent faire ça uniquement pour l’argent, alors qu’on est des humains et qu’on a besoin d’un but. Le travail a pris un sens pour moi parce qu’il n’y a plus que la dimension financière ». Celle qui a été « dégoutée par le management » au moment de l’annonce de la fermeture de l’usine en 2010, pense que chaque maillon de la chaîne est important. Si l’un est en péril, c’est toute la structure qui est menacée.

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La Scop-Ti, précurseur de la semaine de quatre jours

Les revendications des coopérateurs sur les chaînes de production sont plus écoutées aujourd’hui qu’à l’ère d’Unilever. Dernier exemple en date, l’instauration de la semaine de 4 jours pour les opérateurs présents sur les lignes de production. Une décision prise à l’initiative… d’eux-mêmes ! « On a proposé de faire 35 heures en 4 jours, avec une répartition en deux équipes. Une du lundi au jeudi et l’autre du mardi au vendredi. Tout ça en faisant un peu plus d’heures au quotidien », raconte Fabrice, spécialiste des tapis roulants au sein de l’usine et membre du CA. La solution est approuvée par les coopérateurs et vite adoptée. Pour Olivier Leberquier, c’est un exemple de ce qu’il est possible de faire avec une coopérative appartenant à ses salariés : « Le rythme de travail, c’est eux qui l’ont déterminé. La décision est partie des travailleurs pour aller vers le “décisionnel” ». Ce modèle n’empiète pas sur le volume de production et offre une « longue respiration » qui est bienvenue en fin de semaine. Si besoin, et en fonction de la demande, les travailleurs pourront se remettre au format de 5 jours. En attendant, les aspirations actuelles vis-à-vis d’un meilleur équilibre vie pro / vie perso n’épargnent pas les coopérateurs-salariés. À la différence que, chez Scop-Ti, il est peut-être plus simple de passer à l’action, puisque l’employé a le même pouvoir de décision que le président du conseil d’administration.


Article édité par Ariane Picoche, photos : Claire Gaby pour WTTJ

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