Non- travail : « On ne peut être concentré et efficace 100% du temps au travail »

05 dic 2023

6 min

Non- travail : « On ne peut être concentré et efficace 100% du temps au travail »
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Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

colaborador

Papoter autour d’un café, naviguer sur les réseaux sociaux ou encore partir en expédition pour remplir sa gourde et se dégourdir les jambes… Au bureau, nombreux sont les instants où on ne travaille pas ! Cette notion de « non-travail », la docteure en sciences de gestion Sophie Rauch l'a conceptualisée dans sa thèse, levant ainsi un tabou encore bien ancré dans le monde professionnel.

Écrire une thèse sur le « non-travail » quand on est doctorante en management ce n’est pas commun… Comment est née l’idée de ce sujet ?

Les enseignements que j’ai reçus en écoles de commerce m’ont donné une vision un peu floue du fonctionnement réel des entreprises et lors de mes premiers stages, ça n’a pas été mieux, puisque j’ai assisté à des situations un peu absurdes. En parallèle, je regardais la série culte The Office, qui, bien que burlesque, était finalement assez objective sur la vie de bureau : dans cette PME américaine, les salariés passent presque tout leur temps à ne pas travailler. Tout cela m’a conduit à me poser beaucoup de questions sur la façon dont les organisations traitent les individus, mais aussi, j’ai voulu étudier tous ces moments où on ne travaille pas vraiment au bureau.

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Du « non-travail » qui peut revêtir une multitude de formes… Comment les avez-vous identifiées ?

Spontanément, on pense aux pauses cafés, mais le non-travail est bien plus divers. Pour réussir à le conceptualiser, j’ai demandé à 26 cadres de tenir un journal de bord de leurs journées et d’y consigner tous les moments où ils ne travaillent pas. Les résultats obtenus témoignent d’une grande diversité. Déjà, chaque personne a sa propre perception du non-travail ! Par exemple, pour certains, fumer une cigarette est une vraie coupure avec le boulot quand pour d’autres, c’est une forme de travail informel où l’on échange avec ses pairs. De même, certains jugent qu’être interrompu par un collègue est un moment qui l’empêche de travailler, alors que certains managers considèrent que répondre aux questions de leurs collègues fait pleinement partie de leur travail. Ces variations de perception montrent bien la richesse de cette idée de non-travail.

Un non-travail que vous avez réussi à classifier…

Les données récoltées m’ont permis de déterminer quatre grandes familles de non-travail :

  • le non-travail qui se passe dans la tête : imperceptible, il s’agit de nos pensées qui divaguent ;
  • le non-travail individuel : des activités auxquelles on s’adonne seuls comme lire un article ou errer sur Internet ;
  • le non-travail collectif : les pauses et les discussions avec les collègues (qui sont autant appréciées que subis selon les personnes) ;
  • le non-travail organisationnel : celui généré par l’organisation elle-même et qui désorganise le travail comme un team-building mais aussi un serveur qui tombe en panne par exemple.

Ce qui est intéressant, c’est que toutes ces activités convoquent des émotions très différentes : le ressenti peut être positif, négatif, ou bien ne générer aucune émotion. C’est le cas des personnes qui travaillent de façon neutre.

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Le « non-travail » est-il considéré comme un signe de désengagement ?

Travailler et non-travailler de façon neutre ne signifie pas que l’on fait mal son boulot. En revanche, cela remet en question l’idée d’engagement, de motivation, d’implication constante au travail - qui personnellement me paraît aberrante -, et qui pourtant est un gros attendu tacite de la part des entreprises. Dans les faits, c’est rarement le cas parce que c’est intenable.

Le non-travail est-il différent selon le genre ou la génération ?

Mon analyse n’a pas été faite sous le prisme du genre, mais c’est quelque chose que j’envisage d’étudier lors de futures recherches. Les participants de mon étude étaient majoritairement trentenaires, donc issus de la même génération. Cependant, l’une d’entre eux a tout de même fait une observation intéressante à ce sujet : d’après elle, au sein de son équipe, les salariés les plus âgés privilégient les pauses IRL, en allant discuter à la machine à café, quand les trentenaires préfèrent flâner sur Internet en restant à leur poste, et les plus jeunes ont tendance à scroller sur leur smartphone. Une forme d’injustice pour ces derniers, car leur non-travail est plus visible, alors que dans les faits, une discussion en salle de repos peut durer deux fois plus longtemps qu’un coup d’œil à son feed Instagram, mais cela n’est pas perçu de la même manière.

Est-ce que ce n’est pas quelque chose qui a toujours existé à l’instar des pauses cigarettes à l’usine par exemple ? Observez-vous quelque chose qui se détache dans la façon dont le travailleur moderne non-travaille ?

Bien sûr, cela a toujours existé. De nombreuses études ont été menées sur le non-travail dans la population ouvrière en l’occurrence. C’est même la base des travaux de Taylor : comment faire pour réduire au maximum les moments où les ouvriers ne travaillent pas, notamment en chronométrant les pauses, même si à l’époque déjà, cela a été considéré comme contraire aux droits humains.

Mon parti pris est différent et non comparable, car mon étude se cantonne à des cadres de bureau pour obtenir une certaine homogénéité dans mes conclusions. Des professions intellectuelles qui sont censées être plus engageantes, stimulantes et qui offrent plus de contrôle et d’autonomie sur la façon de travailler comme le choix du lieu de travail avec des journées passées au domicile en télétravail. À l’usine, la journée de travail est très contrôlée, avec des tâches répétitives et séquencées, les conditions du non-travail diffèrent.

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S’il n’y a rien de nouveau, il reste très difficile d’admettre qu’on peut être payé à ne rien faire…

Le sujet reste un énorme tabou ! Pourtant, il est assez évident que n’importe quel salarié ne peut être concentré et efficace 100% du temps. Cela est dû selon moi à notre représentation du travail. Un imaginaire sociétal a été construit autour de l’idée que le travail était quelque chose de sérieux, dans lequel on devait forcément s’impliquer quitte à se surinvestir. Et cette idée du non-travail vient écorner cette vision… Cette lecture mainstream est d’y voir un défaut de performance ou un manque à gagner. Alors qu’en fait le sujet est bien plus complexe : ce n’est pas parce qu’on s’octroie des moments de pauses, qu’on a un comportement déviant vis-à-vis du travail. Sachant cela, il n’est pas étonnant que les répondants de mon étude se soient toujours sentis obligés de justifier leurs pauses : « C’était pour souffler, ça m’aide à me re-concentrer, etc. » ou alors de les camoufler sous des besoins physiologiques « pause pipi, remplir ma gourde », quand bien même ils n’avaient aucune envie d’aller aux toilettes ou n’avaient pas soif ! En fait, la plupart du temps, ces pauses servent uniquement à rythmer la journée.

Que penser du non-travail orchestré par les organisations elles-mêmes ?

Mettre un baby-foot ou organiser un team-building sont des moyens pour le management d’accaparer le non-travail de leurs salariés. Ce type d’initiatives vise à créer des échanges informels entre collègues pour créer du lien social et renforcer le collectif. Le but est de créer un attachement à l’entreprise avec l’idée que tout ce qui a un coût, doit forcément générer un gain pour l’entreprise. Cette perspective me semble un peu binaire, je trouve ça fou cette obsession pour le travail et ses valeurs ! Comme si tout devait avoir un sens, une utilité, alors que dans bien des cas, ces moments non travaillés sont juste affreusement banals.
Sans compter que, pour une partie des répondants de mon étude, les événements organisés par leurs boîtes étaient un enfer pour eux, comme si on leur imposait de s’amuser mais pas trop quand même, car ça reste un contexte professionnel… rien de naturel en soi.

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Alors le non-travail ne fait pas de nous de mauvais salariés… ?

C’est l’un des objectifs de ma thèse : prouver qu’il n’y a pas de liens entre non-travail et professionnalisme. Cela ne dit rien de la performance des salariés. D’ailleurs, les personnes qui ont participé à l’étude sont de bons éléments. Il ne faut pas confondre non-travail et anti-travail, car ce sont deux concepts bien différents. Un autre tabou que soulève ma thèse est ce travail empêché par les dysfonctionnements des organisations elles-mêmes. En fait, la plupart des salariés ont à cœur de bien faire leur travail, encore faut-il qu’ils aient de bonnes conditions pour le faire.

… ni de mauvais collègues ?

Une salariée a confessé dans son journal de bord, que quand elle n’arrivait plus à se concentrer, elle allait déranger les autres. Ce qui est surprenant, c’est qu’elle est la seule à l’avoir identifié de cette façon. Les autres personnes interrogées se plaignaient d’être interrompus, et admettaient facilement ressentir le besoin d’aller discuter avec leurs collègues sans jamais se demander si eux-même, n’allaient pas perturber la concentration des autres. De même, s’il est assez aisé de justifier ses propres pauses, les salariés interrogés étaient souvent critiques à l’égard des pauses des autres… Preuve qu’il faudrait pleinement accepter l’idée que tous ces moments non-travaillés font partie intégrantes du quotidien au travail. Mieux, qu’ils sont même des signaux positifs : car quand un salarié n’a plus le temps de prendre un café où perçoit le fait de se déplacer de son bureau à une salle de réunion comme étant son moment de détente dans la journée, c’est que bien souvent, il est en surcharge de travail et que le burn-out guette.

Article édité par Romane Ganneval ; Photo par Thomas Decamps.

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