« Grâce au shifting, je prépare mes réu’ à Poudlard, Naboo ou Narnia - et vous ? »

15 mar 2023

6 min

« Grâce au shifting, je prépare mes réu’ à Poudlard, Naboo ou Narnia - et vous ? »
autor
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

colaborador

En quête d’environnement de travail idéal, des salariés utilisent un dérivé de l’autohypnose pour s’envoler vers des mondes imaginaires sans décoller de leur lit. Histoire de bosser en paix, et trouver l’inspi aux côtés d’icônes de la pop culture. Style, Harry Potter.

« J’avais le trac en faisant défiler les slides, mais au final, tous les sorciers ont applaudi - même les Serpentard ! Ça m’a hyper mise en confiance pour le point du lendemain », se remémore Ménélée. S’exercer à un brief d’entreprise devant un parterre de magiciens, sous le regard amusé de Dumbledore et les encouragements un rien balourd d’Hagrid - l’idée a de quoi surprendre. Elle fait pourtant partie intégrante de la “working routine” de notre fan de l’univers signé J.K. Rowling. « Hyper stressée » par l’intégration pro, cette stagiaire en communication de 20 ans a pris l’habitude de peaufiner ses rendus en faisant un bond à… L’école des sorciers. Pour ça, même pas besoin d’emprunter le fameux Poudlard Express. « J’ai juste à m’allonger sur mon lit, me concentrer quelques minutes, visualiser l’une des salles du château et… M’y voilà ! », s’enthousiasme Ménélée. Pure divagation hallucinatoire ? Non, juste le miracle du shifting. Une technique de projection mentale à mi-chemin entre l’autohypnose et le rêve lucide qui permet de basculer vers des réalités alternatives. Et fabuleuses. « Idéal » pour s’évader d’un quotidien « un peu fadasse » en allant dérouiller du supervillain aux côtés d’Hermione Granger, Obi-wan Kenobi et autres défenseurs du Bien. Mais pas que. Sur un registre nettement moins rocambolesque, à en croire Ménélée, voyager d’un univers à l’autre permettrait aussi de… Bosser peinard. Genre, royalement peinard. Pour la simple et bonne raison que shifter ouvrirait « les portes du meilleur écosystème de travail possible ». Vraiment ?

« Il y a eu les castagnes contre Thanos, quelques réu’ de crise avec les Avengers et puis… Des sessions boulot dans un décor de rêve »

« Tout à commencé durant l’épidémie de covid », pose Olympe. Comme des légions d’autres d’ados, durant cette ère de vie sous cloche, cette étudiante en design graphique étouffe. Du moins, jusqu’à ce qu’elle découvre au détour d’une story Instagram l’existence du shifting. Un phénomène né dans le courant des années 2010, qui est alors en plein boom. Tout simplement parce qu’il se présente sous les irrésistibles attraits d’un exutoire inespéré pour toute une jeunesse - plutôt féminine, plutôt adolescente - férue de magie, de poésie, de fantastique. « Sans la moindre hésitation », Olympe se lance dans l’aventure. Objectif : switcher de notre “current reality” (CR) vers sa “desired reality”(DR). En l’occurrence, l’univers Marvel. Tard dans la nuit, elle essaie une fois, deux fois, trente fois et - jackpot ! - la voilà qui envoie paître Thanos, accompagnée d’un certain Spider Man. Classe.

Olympe respire, enfin. Puis, alors qu’elle binge scroll sur TikTok, cette dernière arrivée parmi les défenseurs de l’humanité tombe sur plusieurs vidéos vantant le mérite des “study rooms” (SR). Soit « des DR (desired reality, ndlr) entièrement dédiées à la concentration ». Légèrement contre-intuitive, l’approche n’en demeure pas moins séduisante aux yeux de cette ado qui galère alors à plancher sur ses rendus de stage. « Trop de bruits à la maison, un bureau pas confort, aucune interaction réelle entre collègues… », égrappe-t-elle. Pour pallier, notre designeuse de mondes alternatifs façon Ariane (incarnée par l’actrice Elliot Page, ndlr) dans le film Inception confectionne sa DR sur-mesure. À savoir « une immense bibliothèque Ancien Régime » où elle se retrouve seule. Et sans distraction - à part le panorama idyllique style Nuit Étoilée de Van Gogh qu’elle aperçoit depuis la baie vitrée, et qui ne manque pas de « l’inspirer » pour ses créa’. What else ?

Tony Stark, déjà élu meilleur coworker de l’année 2023

« Le shifting offre un cadre de travail idéal dans la mesure où il est modulable à volonté. Et ce, sans autres bornes que l’imagination », pose Frédéric Tordo, psychologue notamment auteur de Le Moi-Cyborg (éd. Dunod, 2019). Avant de préciser : « pour structurer la réalité dans laquelle ils s’apprêtent à plonger, les shifters rédigent en amont des “scripts” qui permettent de poser, notamment, un cadre spatio-temporel au voyage. » Vous voulez taffer au creux du Grand Canyon ? Sur Saturne ? Sous l’Atlantide ? Faisable, faisable et… Re-faisable. Un éventail de possibilités qui n’a rien d’anecdotique. « Les recherches prouvent qu’un environnement immersif et séduisant stimule la motivation, la créativité et l’apprentissage », atteste notre expert. Mais ce n’est pas tout. « Par-delà la réjouissante perspective d’un lieu de travail paradisiaque, le shifting permet surtout de trouver refuge dans un lieu sécurisant. Une mise à distance des nœuds de tension qui pourraient, dans la réalité physique, enrayer l’effort de concentration. » Précarité matérielle ou conflits à la maison, conflits avec le patron, atmosphère délétère dans l’open space… Tout peut être ainsi gommé, pour bénéficier d’une workplace perçue comme “parfaite”. Une sorte de bulle dans laquelle seraient uniquement invités, cela va sans dire, des collègues tout aussi « parfaits ».

Démonstration avec Ella. À l’instar d’un nombre galopant de shifters en ce moment, cette alternante en développement web a élu la salle commune des Gryffondor comme study room favorite - « le contre-coup du jeu vidéo Hogwarts Legacy, évidemment », confie-t-elle. Là-bas, entre les tableaux gouailleurs, les escaliers mouvants et les chandeliers en voltige, Amanda dispose d’un « livre magique » qui lui permet de convoquer… N’importe qui. Marie Curie, Benjamin Franklin ou Steve Jobs selon les besoins. Mais avec une préférence, quand même, pour Tony Stark. La raison ? « Il est gentil, drôle. Et puis c’est une pointure en technologie ! Donc la personne idéale pour challenger mes idées ».

L’état de conscience modifié : nouveau pays de Cocagne pour les travailleurs ?

« Faire intervenir des icônes de la stature de Stark au cœur du processus d’apprentissage est une astucieuse approche », commente avec amusement Kevin Finel, hypnothérapeute notamment auteur de Explorer les capacités du cerveau avec l’autohypnose, éd. Leduc, 2022, avant d’expliquer : « Les sciences cognitives démontrent que nos capacités de rétention mémorielle et de concentration sont liées à l’affect. De telle manière qu’on sera moins stimulé auprès d’une personne jugée ennuyeuse, ou hostile, qu’aux côtés d’une personne perçue comme inspirante ». Logique. « Quand Iron Man explique quelque chose dans le secteur de la tech’, vous l’écoutez », atteste avec malice Amanda.

Et cerise sur le gâteau : ces sessions de brainstorming cinq étoiles seraient extensibles à loisir ». « Pour préparer mon dernier point de bureau, exemplifie-t-elle, j’ai bossé cinq heures en DR qui n’équivalaient qu’à deux, dans notre CR ». Aussi déroutante soit-elle, l’affirmation n’étonne guère notre thérapeute, Kevin Finel. « Nous avons tendance à l’oublier dans nos sociétés où tout est chronométré, mais le ressenti lié à la temporalité est subjectif - et donc modulable. En nous plongeant dans un état de conscience modifié, le shifting permet de moduler notre perception du corps, de l’espace et… Du temps ».

Une élasticité que l’on retrouve, d’ailleurs, chez un cousin pas si lointain du shifting : l’hypnose. « Depuis des décennies déjà cette discipline est utilisée pour muscler la concentration grâce, notamment, à une distorsion du temps liée à l’exploration de rivages introspectifs », déroule l’expert. Un véritable Eldorado, pour tous ceux qui désireraient booster leur productivité sans céder aux funestes sirènes des smart drugs ou psychotropes. « Shifting, hypnose, rêve lucide, méditation… Différents noms pour des approches au cœur desquelles on retrouve un principe similaire. À savoir : induire de manière saine, contrôlée, des états de consciences modifiés qui peuvent notamment être mis au service d’une meilleure productivité ».

Et d’égrener les bienfaits du procédé : « s’émanciper du regard des autres, mieux gérer le stress, fluidifier la régulation émotionnelle ». Sans oublier la possibilité de « découvrir au-dedans de soi des ressources insoupçonnées en se connectant à l’inconscient, à l’instinct - à l’intuition ». Le meilleur moyen, assure notre interlocuteur, d’aller à la rencontre « d’expériences inoubliables » en sortant des sentiers trop balisés, trop étriqués peut-être, de notre monde physique. Du haut de leurs univers rêvés, Ménélée, Olympe et Ella approuvent. Surprise : Tony Stark aussi.

Shifter, d’accord. Mais comment faire ?

Faire ses premiers pas dans le royaume enchanté du shifting a de quoi désorienter les plus aventureux d’entre nous. Notamment parce que les conseils adressés aux néophytes sont cacophoniques. Se renseigner sur les plateformes chéries des shifters - Amino, Whattpad, mais surtout Tiktok, où le hashtag #shiftingrealities pèse quelque 6,6 milliards de vues -, est le meilleur moyen de finir noyé sous un déluge d’informations aux accents souvent ésotériques. Et parfois contradictoires.

Alors, pour y voir clair, nous sommes allés à la rencontre de Julie. Une créatrice de contenu qui, lorsqu’elle ne shift pas vers des civilisations extra-terrestres, poste des vidéos Youtube pédagogiques dédiées aux rêves lucides, au yoga et… Au shifting. « Il n’y a pas qu’une méthode, chacun peut peaufiner son approche maison », prévient notre experte. Avant de livrer ses conseils, étape par étape.

  1. Gardez l’esprit ouvert. Avant même de shifter, ayez en tête que votre expérience sera singulière, et n’a à ressembler à aucune autre. N’obstruez pas vos horizons en vous disant que votre voyage devra absolument ressembler à ceci, ou cela.

  2. Rédigez un script en amont. Format Google Slides ou notes de smartphone, peu importe. Pour structurer votre DR, vous pouvez préciser l’époque du voyage. Mais aussi le lieu, les personnes présentes - et même l’action à venir.

  3. Faites de la méditation. Une fois que vous êtes dans le bon état d’esprit et que vous avez une idée précise de la DR dans laquelle vous souhaitez voyagez, installez-vous dans un endroit calme. Puis concentrez-vous sur votre respiration pendant une poignée de minutes, histoire de glisser doucement vers un état de conscience modifié.

  4. Placez-vous en position « star fish ». Ou « étoile de mer », en français. Allongé sur le dos avec les jambes et les bras écartés.
    Enchaînez les récitations mentales. « Je vais voyager dans ma réalité désirée » « je vais me réveiller dans une réalité alternative » … Des affirmations qui permettent de rester focus. Pour éviter qu’en vous détendant, vous ne plongiez dans un sommeil qui n’aurait rien à voir avec le shifting. Visualisez mentalement votre DR. Durant la récitation, essayez d’imaginer les bruits, les odeurs, les couleurs de l’environnement dans lequel vous vous apprêtez à naviguer. Immergez-vous !

  5. Ne paniquez pas. Il arrive que le shifting s’accompagne de tremblements, ou de flash lumineux - ce qui est tout à fait normal. Restez concentrez, et vous devriez atterrir dans votre DR d’ici peu.

Ça coince ? No stress. Certains prennent plusieurs semaines, voire plusieurs mois à shifter. Tout simplement parce que changer de réalité ne s’improvise pas. On parle d’un exercice aux vertus initiatiques dont la maîtrise s’acquiert avec patience et discipline. À l’image de toutes les autres méthodes d’altération de conscience, finalement.

Article édité par Gabrielle Predko ; Photo par Thomas Decamps

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