Me faire virer est la meilleure chose qui me soit arrivée en 2023

Jan 24, 2024

6 mins

Me faire virer est la meilleure chose qui me soit arrivée en 2023
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Paul Douard

Directeur de création chez Mogul, groupe TBWA, ancien red chef de Vice

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C’était un vendredi de janvier complètement banal. J’agitais mon doigt sur le trackpad de mon MacBook en guise de télétravail, quand vers 10h30 une notification stridente s’afficha sur mon écran. C’était la responsable des ressources humaines internationale de mon ancienne entreprise (oui, VICE) qui invitait tout le monde à un « important update » en fin d’après-midi. Ce genre de message aussi anodin qu’anxiogène provoque la même sensation que le message de votre copine envoyé un dimanche midi, « On peut se voir dans une brasserie de République ? Il faut qu’on parle. »

Dans le travail comme dans les relations amoureuses (et la vie en générale), plus on grandit, plus on voit les choses venir. On appelle ça l’expérience – ou une forme de fatigue professionnelle, l’un n’empêche pas l’autre. À cet instant, j’étais parfaitement conscient de deux choses :

  • La première est qu’une entreprise annonce toujours les mauvaises nouvelles le vendredi afin de « permettre aux collaborateurs de la digérer le weekend » – et à leurs initiateurs de ne pas avoir à gérer les pleurnicheries dès le lendemain.

  • La seconde est que la situation globale était, comme celles de tous les médias, « compliquée ».

Bref, cet “update” n’annonçait pas un investissement massif accompagné d’augmentations substantielles. Même si c’’était criant, nombreux furent ceux qui refusaient de voir la vérité en face, persuadés qu’une entreprise ne peut pas se débarrasser d’eux comme ça. Ils continuaient de se projeter sur les dix prochaines années quand autour de nous les médias fermaient les uns après les autres. Ils espéraient des bureaux tout neuf avec un néon VICE qui clignote à l’entrée quand les réductions budgétaires pleuvaient. Ils proposaient des documentaires de 52 minutes sur le fromage quand on nous répétait de « toucher les jeunes sur TikTok grâce à des formats shorts et percutants ». C’était autant une forme de déni que de résistance sans doute. Fatalement, l’ambiance de camaraderie à la VICE a vite laissé place à un genre de conseil de Koh-Lanta où la paranoïa, puis à la chasse aux coupables.

« Vous avez fait du super boulot »

Aux alentours de 16h30, je me connectais comme tous mes collègues au Zoom, et alors que j’avais laissé tourner l’ordinateur pour me servir un verre d’eau, j’entendais déjà au loin des expressions comme « sortir du marché français », suivi de « c’est une décision très difficile, nous en avons bien conscience, pour finir sur une note positive : « nous avions tous fait un travail exceptionnel», disaient-ils. C’était donc par un vendredi de télétravail, affalé sur mon canapé, qu’une personne située à 6000km de moi mit fin à une décennie de journalisme et mon job de rédacteur en chef. Si certains furent sous le choc comme si on venait de leur annoncer un cancer des testicules, mon réflexe fut de proposer une partie de FIFA à mon frère. Non pas parce que j’étais en état de choc post-traumatique, mais plutôt parce que je n’étais pas vraiment surpris, mais plutôt soulagé. Je crois même avoir dit « ah bah enfin », comme si au fond, j’attendais d’être libéré de ma propre fainéantise à bouger.

Quand on se fait virer, il y a la réaction des concernés, et la réaction de l’entourage. Pour la première catégorie, elle est à peu près similaire à la découverte qu’ils sont cocus. Bien souvent dans le cas de licenciements économiques, ils se sentent si importants dans l’histoire qu’ils imaginent que tout cela a forcément à voir avec la qualité de leur travail, leur investissement. Avec eux en somme. Ils veulent comprendre ce qu’ils ont fait de mal, ce qu’ils pourraient faire de mieux. Pourtant, il n’y a, dans la plupart des cas, aucune raison rationnelle. C’est d’ailleurs très égocentrique de penser qu’à son niveau, on a une quelconque incidence sur les décisions d’une multinationale. Calmez-vous, comme en couple, la raison est souvent bien plus simple : des gens (extrêmement bien payés) ont pris des décisions merdiques il y a quelques années, les suivants ont tenté de mettre ça sous le tapis, puis ont finalement négocié un bonus de départ et vous voilà dehors.

Pour la seconde catégorie, ils vous regardent d’abord comme comme un golden retriever mourant en route pour le vétérinaire. Certains restent pragmatiques et demandent si je serai en mesure de payer mon emprunt. Puis ils posent LA question, la seule qui traverse leur esprit, la seule que j’aurais posée si j’étais encore à leur place : « tu vas faire quoi ? »

Si je devais poursuivre dans les métaphores médicales (je sais, personne ne m’y oblige), je dirais que se faire licencier après 10 ans de bons et loyaux services dans une boîte est davantage proche du toucher rectal. C’est souvent inattendu, relativement désagréable mais beaucoup plus rapide que ce qu’on imagine. D’ailleurs, rien ne se passe réellement. On est toujours le même couillon. Et surtout, ce n’est pas toujours la pire chose qui puisse nous arriver. Car si j’avais conscience de perdre brutalement un poste passionnant qui aurait fait rêver beaucoup de monde dans un secteur qui détruit plus qu’il ne recrute, la seule chose que je ressentais à présent était un profond soulagement.

La fin de la médiocrité

Pour la première fois depuis des années, je me retrouvais dans l’inconnu. J’éprouvais une forme de liberté dangereuse, d’euphorie qui nous traverse avant de sauter d’un pont (pour ceux qui ont déjà expérimenté). Cette même sensation qui nous envahit lors de situations incontrollées et incontrôlables, où l’on n’a d’autre choix que d’avancer, de chercher des solutions et d’accepter. Car quand on passe autant de temps dans une entreprise de 3000 personnes, on s’enfonce inexorablement et paisiblement dans une routine de travail, où les tickets restaurants, les mugs de bureau et l’augmentation de 2,5% annuelle sous prétexte de bonnes performances agissent comme une morphine. Alors que mon passage chez VICE restera gravé en moi pour ces gens passionnants qui sont devenus des amis, j’étais lors des derniers mois lancé à pleine vitesse sur une autoroute de l’ennui, et donc aussi de l’échec. Pas parce que je faisais mal mon boulot, mais plutôt parce que nous sommes tous destinés au bout d’un moment à être de plus en plus médiocre. C’est le principe de Peter. Ce dernier explique que tous les salariés finissent inévitablement par atteindre un jour ou l’autre leur seuil d’incompétence et qu’une organisation complète est constituée de collaborateurs incompétents. En d’autres termes : à force de faire la même chose tous les jours, on finit par être nul. Un peu à l’image de la carrière d’un joueur de foot. Alors quand toutes les journées suivent le même rail, à savoir : réveil, trajet maison-bureau, slalomer au milieu de l’open space, allumer l’ordinateur, lire ses mails, avoir les mêmes onglets rangés dans le même ordre - on se transforme plus vite qu’il ne faut en un automate dont le corps vieillit deux fois plus vite à la lumière des néons. C’est pour ça que j’ai toujours changé de poste tous les deux ans.

On peut se faire virer une fois de mille entreprises, mais pas mille fois d’une entreprise…

Alors à la question, « tu vas faire quoi ? », la réponse était toute trouvée. D’abord rien, ça changera et c’est rare dans une vie. En effet, me faire virer m’a aussi ramené à un temps présent, là où je pensais toujours au long terme quand j’étais en poste : aux vacances d’été 2024, à un poste qui se libère en 2025, voire à ma retraite alors que j’avais 33 ans. Une fois licencié, je n’ai eu d’autres choix, moi aussi, que de me poser la question « je fais quoi demain ? », « est-ce que j’ai envie de continuer à faire ce métier ? », ou encore « qu’est-ce que je sais faire ? » Questions qui avaient déjà traversé mon esprit au fil des ans, mais toujours jetées dans la cuvette des toilettes par crainte de ne pas recevoir mes chèques cadeaux Noël, ou de changer de métier et d’être perçu comme nul. La peur de l’échec, du changement et des risques crée de l’inertie et est parfois bien plus dévastatrice que de travailler trop. Ce licenciement était donc comme un achèvement, un pansement qu’on a retiré très vite.

Je suis d’ailleurs très heureux d’avoir été viré extrêmement vite, car il faut dire que ce genre de processus peut parfois prendre beaucoup de temps. Je sais que certains de mes anciens collègues voulaient discuter, négocier, trouver des solutions. Je trouvais ça terriblement douloureux, voire complètement inutile. C’était fini, j’étais déjà ailleurs et je voulais penser à autre chose. J’ai conscience que ma situation de bourgeois (au sens Twitter du terme, car je ne sais pas bien ce que ça veut dire aujourd’hui) me permettait de ne pas sombrer, - même si je venais de signer un emprunt sur deux décennies littéralement quelques mois auparavant, que mon chat venait de mourir ainsi que mon ballon d’eau chaude, et que je dois encore rembourser ma mère. Je ne dirais pas que je n’ai pas eu quelques soirées bizarres de questions existentielles, des passages d’énervements et de doutes lorsque j’ai décidé de prendre un autre chemin professionnel, dans un nouveau monde où j’ai tout à prouver. Mais était-ce vraiment pire que de se demander à 33 ans si je voulais passer les quinze prochaines années à corriger des doubles-espaces et dire non pour la 37ème fois à un sujet sur l’ayahuasca (une préparation hallucinogène, ndlr) ?

Article édité par Gabrielle Predko ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ