« Trahir et venger » : quand s’élever socialement s’associe au sentiment de honte

10 mai 2024

8min

« Trahir et venger » : quand s’élever socialement s’associe au sentiment de honte
auteur.e
Chloé Ferret

Journaliste

contributeur.e

S'ils existent depuis plusieurs siècles, les récits de transfuges – c'est-à-dire des personnes ayant connu une mobilité sociale, souvent ascendante - ont bien évolué ! Devenus populaires depuis environ 30 ans, ces récits de soi présentent une nouveauté : les affects négatifs associés à cette réussite sociale. Un des nombreux paradoxes qu'a tenté de décrypter Laélia Véron, maîtresse de conférences à l'université d'Orléans en stylistique et langue française dans son livre « Trahir et venger » (coécrit avec Karine Abiven, éditions La Découverte).


Pourquoi ce titre, « Trahir et venger » ?

Étymologiquement, « transfuge » signifie « traître ». La vision d’un transfuge qui serait un “traître” à sa classe d’origine n’est donc pas une nouveauté. Ce qui est nouveau en revanche, ce sont les récits de transfuges, à la première personne, qui évoquent ce sentiment de traîtrise en l’associant à des affects négatifs comme la culpabilité - mais aussi le fait de pouvoir dépasser cette impression, pour aller notamment vers la vengeance (l’auteur prétend venger son milieu d’origine en lui rendant une parole publique, notamment grâce à ses écrits). Tout cela est résumé dans une phrase qu’on rencontre très souvent dans ces récits modernes : « la honte d’avoir eu honte ».

Mais nous montrons dans notre livre qu’il faut aussi prendre du recul par rapport à ce vocabulaire qui pourrait sembler négatif. En réalité, la plupart des récits de transfuges contemporains sont des récits positifs, d’ascension sociale (et non de déclassement). Ils se terminent souvent par des réconciliations, notamment par l’accès à l’écriture. Peut-être ne s’agit-il donc finalement ni de trahir ni de venger.

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Peut-on être aujourd’hui transfuge ascendant, sans, comme vous l’écrivez, ressentir l’envie de « venger sa race », « rendre justice aux dominés », et « rendre les coups » ?

Bien entendu, la mobilité sociale peut être vécue de manière très diverse, et il n’est donc absolument pas obligatoire d’avoir de tels sentiments.
Ce qui se passe avec les récits de transfuges, c’est qu’ils sont devenus “canoniques”, c’est-à-dire qu’ils ont le même schéma narratif et un vocabulaire-type, comme « venger sa race », avec des auteurs dominants (marqués à gauche) comme Annie Ernaux et Édouard Louis. On a donc tendance à réduire la diversité de l’expérience de la mobilité sociale à ce récit-type.

Cela produit d’ailleurs un effet « backlash » car certains auteurs, qui pourraient se dire socialement transfuges, ne veulent pas être réduits à ce canon et ne se reconnaissent pas dans ce discours. C’est le cas par exemple de la journaliste Nadia Daam. Elle explicite dans son livre, « La gosse », qu’elle ne veut pas que son récit soit lu comme un récit de transfuge, car elle ne veut pas être renvoyée à une posture d’auteur qu’elle récuse (celle d’Edouard Louis notamment), comme les affects négatifs liés à son enfance.

« Ce qui est nouveau dans les récits de transfuge, c’est le fait d’associer sa propre réussite à des affects négatifs, de dire : « j’ai grimpé socialement mais j’ai honte, j’ai le sentiment d’avoir trahi ». - Laélia Véron, maîtresse de conférences à l’université d’Orléans en stylistique et langue française, et co-auteure de « Trahir et venger ».

Vous mentionnez une enquête récente de l’Insee, où les personnes interrogées ont une « fausse » sensation de déclassement social. A l’inverse, certains auteurs prolétarisent plus ou moins consciemment leurs origines, pour s’inventer une ascension sociale. Comment expliquer que les gens aient du mal à se situer sur l’échelle sociale ?

Je pense qu’il y a une tendance très humaine à voir ses manques et pas ses ressources, à voir les efforts qu’on a faits et pas les aides qu’on a eues. Peut-être que les récits de transfuge de classe, ces récits de mobilité sociale spectaculaire, flattent nos tendances, car ils vont souvent mettre l’accent sur les efforts individuels, sur la résilience, sur le mérite. Cela peut donner des récits de soi qui sont peu cohérents d’un point de vue sociologique. Par exemple, l’humoriste Guillermo Guiz a fait un spectacle de stand-up où il raconte son ascension sociale. Il s’y décrit comme un « transfuge de classe » sorti du ruisseau, bien qu’il ait reçu un héritage familial qui l’a rendu millionnaire à 18 ans ! Visiblement, lui aussi a tendance à voir ses manques plus que ses ressources.
Ceci dit, nous soulignons dans le livre le fait que même en sociologie, les définitions de la mobilité sociale peuvent évoluer. Quel critère de comparaison prendre : le père, la mère ? les grands-parents ? Faut-il mettre l’accent plutôt sur le capital économique ? ou sur le capital culturel ? Ce sont des critères qui sont toujours débattus.

Justement, quelle est l’importance de l’héritage culturel dans l’ascension sociale ?

Les travaux de Pierre Bourdieu ont montré à quel point l’héritage culturel et scolaire pouvait fonctionner comme un véritable capital, décisif notamment dans la réussite scolaire. Les récits de transfuges modernes les plus connus en littérature (souvent à la première personne), vont souvent mettre l’accent sur l’absence de capital culturel du héros ou de l’héroïne, qui va l’acquérir seul, notamment grâce à l’école. C’est par exemple le cas d’Annie Ernaux, qui insiste sur l’importance de ce capital, qu’elle n’a pas eu, dans le parcours social, alors qu’elle a par ailleurs bénéficié d’un certain capital économique car ses parents étaient des commerçants.
Mais il existe d’autres possibilités de mobilité sociale, via d’autres acquisitions et d’autres réseaux. Et les récits de transfuge mettent peu en avant l’importance de ces réseaux : par exemple les maisons de la culture, les institutions sportives, sociales, etc.

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Quel est le bénéfice pour un auteur à s’inventer des origines modestes ?

Cela existe depuis très longtemps, ce n’est spécifique ni aux auteurs ni aux récits de transfuge. C’est le mythe du « self made-man » du « je me suis fait tout seul ». On a plein d’exemples mais on peut penser à Léa Seydoux qui disait qu’elle avait « fait l’école de la vie », alors qu’elle est issue d’une grande famille d’industriels du cinéma. C’est peut-être de l’auto-aveuglement sincère, car encore une fois on voit ce dont on a manqué, les efforts qu’on a faits, et pas ce qu’on a eu.
Mais encore une fois, ce qui est nouveau dans les récits de transfuge, c’est le fait d’associer sa propre réussite à des affects négatifs, de dire : « j’ai grimpé socialement mais j’ai honte, j’ai le sentiment d’avoir trahi ». C’est surtout marqué dans le cas des récits de transfuges classés à gauche, alors que les récits de transfuges plus libéraux (plutôt classés à droite) vont plutôt assumer une fierté de la réussite.

« C’est sans doute la jonction du nouveau et de l’ancien qui permet ce succès : la reprise de vieux schémas (les récits de réussite, du self-made man) et la mise en avant de nouvelles idées (l’intime est politique), de nouveaux affects (la honte de la réussite etc). » - Laélia Véron, maîtresse de conférences à l’université d’Orléans en stylistique et langue française, et co-auteure de « Trahir et venger ».

Pourquoi les récits de transfuge sont-ils la majorité du temps ascendants ?

On pourrait penser que c’est parce que les gens ont plus envie de lire des histoires d’ascension, de réussite. Mais c’est aussi tout simplement parce qu’avoir accès à la parole publique nécessite un certain capital, auquel on n’a pas accès en situation de vrai déclassement. Dans ces cas-là, on a souvent besoin d’un porte-parole, par exemple un journaliste, qui lui a accès à cette parole publique.

Vous parlez aussi de la façon dont la description du transfuge a évolué au fil des siècles.

Effectivement, les discours de mobilités sociales doivent être restitués dans leurs contextes. Prenons un exemple : on entend souvent dire que l’écrivain Rousseau était un transfuge, lui qui a beaucoup parlé de sa mobilité sociale dans ses écrits. Mais à son époque, au 18e siècle, la société était fondée sur la division en ordres (clergé, noblesse, tiers état). Donc même si une certaine mobilité sociale était alors possible, elle était en revanche vraiment mal jugée, car elle contrevenait à cet ordre social supposé immuable. Les transfuges étaient d’ailleurs appelés des “parvenus”, et étaient stigmatisés.

Si on prend maintenant le cas, plusieurs siècles plus tard, d’Annie Ernaux (au 20e siècle), qui parle aussi de sa mobilité sociale, la situation est bien différente : elle vit dans une société démocratique, marquée par la démocratisation scolaire. La mobilité sociale est globalement mieux vue, même si rien n’est univoque.

De nos jours, comment les médias représentent-ils les transfuges ?

Cela dépend. Nous avons fait dans notre livre une étude de corpus de l’emploi du terme « transfuge » dans les médias écrits. Le Monde, Libération et l’Obs, plutôt classés à gauche, sont ceux qui utilisent le plus ces récits, dans un sens plutôt positif, mettant l’accent sur leur dimension politique affichée (par exemple la mise en avant de l’importance de l’école, son caractère public, les biais de sélection etc). Ils sont aussi employés dans Le Figaro, plutôt classé à droite, mais ici pour des raisons plus critiques (ce type de médias préférant souvent les récits libéraux ou méritocratiques).

Ainsi, lorsque le sociologue Gérald Bronner a sorti en 2023 son livre « Les origines », où il critique les récits de transfuges qui présentent, selon lui de manière erronée, l’ascenseur social comme bloqué, critiquant au passage les théories de Pierre Bourdieu, les réactions n’ont pas tardé. Cette vision libérale a, d’un côté, été critiquée dans les journaux de gauche, Libération accusant l’auteur de « partir en guerre contre les transclasses », et les dominés, et de l’autre applaudie par Le Figaro, qui considère le livre comme une « Autobiographie d’un transclasse heureux », « un joli pied de nez aux obsédés du mépris social ».

Mais au-delà de cette vision positive ou négative, c’est une étiquette qui plaît aux journalistes. On retrouve beaucoup le mot « transfuge » dans les titres, dans les accroches d’article…

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Vous donnez l’exemple de Sophie Marceau, catégorisée comme transfuge par les journalistes, qui lui demandant si elle veut venger sa classe, alors qu’elle affirme n’avoir aucune revendication. Les représentations des transfuges dans les médias sont-elles exactes ou biaisées ?

J’ai l’impression que les médias proposent parfois cette étiquette, ou la reprennent quand les auteurs l’emploient, sans toujours se demander si elle est pertinente mais plutôt si elle peut faire un bon récit. Elle permet de raconter un récit de soi assez exceptionnel, fondé sur la résilience, mais en même temps lié aux enjeux de société : elle a donc tout pour plaire aux journalistes.

Vous dites aussi que ce type de récit est populaire depuis les années 2010…

Oui, mais aussi parce qu’il reprend des schémas de récits plus anciens. C’est sans doute la jonction du nouveau et de l’ancien qui permet ce succès : la reprise de vieux schémas (les récits de réussite, du self-made man) et la mise en avant de nouvelles idées (l’intime est politique), de nouveaux affects (la honte de la réussite etc).
On peut également penser que certains récits de gauche - les récits d’établis dans les usines ou les récits du refus de parvenir - n’existent plus, ou ne sont plus très connus. Le récit de transfuge de gauche a donc un peu pris une place laissée vacante dans les récits politiques.

« Le récit est encore en train de changer d’espace, puisqu’on le retrouve maintenant dans la littérature populaire, les réseaux sociaux, le stand-up, et les récits médiatiques. » - Laélia Véron, maîtresse de conférences à l’université d’Orléans en stylistique et langue française, et co-auteure de « Trahir et venger ».

En quoi ce type de récit peut-être utilisé comme un outil politique ?

Ce sont souvent des récits qui s’autoproclament très politiques et radicaux, avec des métadiscours tonitruants. Mais encore une fois, quand on prend un peu de recul, et qu’on essaie de regarder concrètement en quoi ces récits seraient politiques, et quels seraient leurs effets, la réponse est plus compliquée.
On peut dire que ce sont des récits politiques car ils parlent bien de sujets de société politiques, comme les inégalités sociales ou le conflit entre classes. Mais alors qu’ils s’affirment (quand ils sont classés à gauche) souvent radicaux et révolutionnaires, ils ne remettent pas vraiment en cause les hiérarchies, comme le découpage entre classes sociales. Ils nous parlent plutôt de comment passer de l’une à l’autre, mais il n’est pas question de les redéfinir ou de les renverser. De même, ces récits vont essayer de rendre hommage au milieu de départ, mais peu critiquer celui d’arrivée. Cela fait partie des paradoxes de ces récits, que nous étudions dans notre livre.

Vous vous interrogerez aussi sur l’avenir de ces récits. Quel est-il, selon vous ?

C’est vraiment une question que nous nous posons. Ce genre arrivera-t-il à se renouveler suffisamment pour ne pas être un simple effet de mode ? Certains récits essaient d’étoffer l’analyse des dominations : de classe, mais aussi de genre, d’orientation sexuelle, de race, etc. Mais cela suffira-t-il vraiment à renouveler le genre ? Ne va-t-il pas continuer à buter sur les mêmes paradoxes ?
On peut aussi se demander si ce récit ne va pas changer d’espace de discours : il était au départ un récit sociologique, mais il s’est éloigné des concepts et études sociologiques. Il était aussi un récit d’avant-garde littéraire, mais il s’est canonisé. Et il est encore en train de changer d’espace, puisqu’on le retrouve maintenant dans la littérature populaire, les réseaux sociaux, le stand-up, et les récits médiatiques. Il ne disparaîtrait donc pas, mais se déplacerait d’un récit scientifique à un récit commun.


Article écrit par Chloé Ferret et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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