Managers : changer pour changer, attention danger !

14 mai 2024

6min

Managers : changer pour changer, attention danger !
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

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Face aux multiples mutations, l'adaptabilité des entreprises est cruciale. Managers et collaborateurs se retrouvent souvent en première ligne des changements. Or, les injonctions à l'agilité soulèvent des interrogations quant aux effets engendrés.

« Transfo », « change management », « accompagnement du changement » ou encore « neo-change »… Le vocabulaire autour de l’adaptabilité – et de ses vertus – ne cesse de s’étoffer dans le monde professionnel. Et pour cause, il s’agit de préoccupations majeures pour les Comex. Dans un article pour Forbes, David Autissier, l’un des experts et auteurs les plus reconnus sur le sujet en France, mentionnait les propos de la Singularity University aux États-Unis : « Nous entrons dans une phase de changement exponentiel due à une forme de convergence technologique. Le digital, l’IA et la robotisation couvriront de plus en plus de besoins et cela s’accompagnera de nombreux changements technologiques, sociétaux et organisationnels ».

L’expert a mené une enquête auprès de 22 grands groupes partenaires des chaires ESSEC Changement et IMEO (Innovation Managériale et Excellence Opérationnelle) qu’il dirige : le nombre de changements perçus est en croissance pour 100 % des répondants. À ce rythme, la gestion des transformations en cours devient un quasi temps plein pour les managers ! En effet, la même enquête révèle que 66,7 % des managers de proximité gèrent entre 3 et 5 changements annuels. Les managers de managers, quant à eux, sont plus affectés par cette « inflation » : 68,2 % en gèrent plus de 5 par an. Comment implémenter une culture du changement sans fragiliser le climat social ? D’ailleurs, le changement est-il toujours nécessaire voire souhaitable ? Comment arbitrer en tant que manager et accompagner avec sens ses équipes ?

Changements complexes, inédits, cumulatifs… La délicate position managériale

Contrairement aux idées reçues, « on mène rarement des changements pour le plaisir. La majorité est imposée, qu’ils soient d’ordre technologique, comme l’IA, ou en accord avec les enjeux géopolitiques ou RSE. L’entreprise doit faire face aux mutations sinon il existe un risque de rupture », souligne Boris Allanic, DG France, Benelux, Europe de l’Est et du Sud de CoachHub. Ceci explique pourquoi 20 % des managers de proximité déclarent passer plus de 50 % de leur temps sur la gestion du changement (cf. enquête précédente). Une position parfois subie et inconfortable pour eux, comme en témoigne Véronique (1), qui a été mandatée pour mener une transformation organisationnelle de grande ampleur : « Après avoir réalisé une feuille de route pour accompagner le siège et trois sites de production, les difficultés ont commencé à émerger. L’actionnaire n’a pas soutenu notre comité de direction, il communiquait directement avec les directeurs locaux, ce qui altérait la clarté des messages. Malgré la compréhension des enjeux par les équipes, le changement demandé a mis les dirigeants locaux en difficulté sur le plan organisationnel. L’intérêt collectif n’était pas suffisamment pris en compte, tout comme les valeurs de cohésion. Bien que l’objectif soit clair, la convergence entre intérêts personnels et collectifs était difficile à trouver ». D’autres points d’achoppement sont venus s’ajouter : le manque de ressources face aux ambitions du projet ou encore la distance entre le siège et les sites qui a entravé la communication, menant à des désaccords profonds.

Changement utile, nécessaire ou cosmétique : comment trancher ?

Selon Boris Allanic, l’arbitrage entre les différents changements en cours incombe à l’entreprise : « Il s’agit de prendre en considération la charge qui pèse sur les managers et les collaborateurs. Les directions doivent identifier quels changements sont prioritaires et ont le plus d’impact afin de renoncer aux transformations cosmétiques ». Les chiffres de l’enquête menée par la chaire ESSEC corroborent cette vision. Pour 72 % des répondants, les projets de changement se justifient pleinement même si 63 % affirment qu’ils ne sont pas toujours pertinents au moment où ils sont menés. La priorisation reste donc une première phase importante… mais insuffisante : « L’accompagnement au changement doit être mieux évalué pour réussir les projets. Souvent, c’est le parent pauvre des transformations : les organisations misent sur un travail sur les processus et les outils… et peu sur les risques humains », poursuit Boris Allanic. L’enquête entre encore une fois en résonance avec cette affirmation : 68 % des personnes interrogées pensent que les projets ne sont pas bien organisés et 77 % les jugent désordonnés.

Comment mieux s’y prendre ? « L’individualisation des modalités d’accompagnement participe beaucoup à la réussite d’un projet de changement. L’idée est de proposer une diversité de modalités pour favoriser la compréhension des enjeux. Les approches multimodales avec de la lecture, de la formation, des podcasts ou du coaching permettent de déconstruire des préjugés et d’aborder les transformations différemment. » Autre vecteur important selon le DG de CoachHub : l’implication précoce des collaborateurs. En effet, 60 % des projets sont perçus comme imposés par la direction : « Les équipes doivent être rapidement parties prenantes du déploiement. Pour cela, s’appuyer sur des ambassadeurs internes reste une très bonne pratique. Leur rôle est d’embarquer un nombre suffisant de salariés. Avant le point de bascule était autour de 16 à 17 % des personnes d’une organisation. Aujourd’hui, eu égard à l’augmentation des changements, le chiffre est davantage autour de 25 % ». Cette approche s’appuie sur le concept de « Tipping Point » popularisé par Malcolm Gladwell, auteur célèbre pour ses ouvrages sur la psychologie sociale et la sociologie. Dans son livre éponyme, il fait référence au moment critique où un petit changement initial devient soudainement massif, entraînant une transformation significative dans un système ou une organisation. Autrement dit, cette approche suggère que des ajustements progressifs et bien ciblés peuvent conduire à des transformations pérennes.

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On vous en dit plus ?

Accompagner le changement : 3 incontournables à « hacker »

Communiquer sur la courbe du deuil de Kübler-Ross

La courbe créée par Elisabeth Kübler-Ross, psychiatre et pionnière dans le domaine des soins palliatifs, est reconnue comme le modèle de référence pour décrire l’expérience du deuil. Par extension, il peut s’appliquer à de nombreuses expériences de transformation. En effet, lorsqu’un changement survient, les individus traversent généralement plusieurs étapes émotionnelles. Tout commence par le déni, où l’on refuse d’accepter la réalité de la situation, souvent en minimisant son importance ou en la rejetant. Ensuite, la colère peut surgir, exprimée sous forme de frustration ou d’irritation envers ceux qui ont initié le changement ou envers la situation elle-même. À mesure que le déni et la colère s’estompent, les individus peuvent entrer dans une phase de négociation, où ils cherchent des compromis pour atténuer l’impact du changement sur eux-mêmes.

Si ces tentatives échouent, la dépression peut s’installer, caractérisée par un sentiment de tristesse, de désespoir ou de perte. Finalement, après avoir traversé ces étapes, les individus parviennent à l’acceptation, où ils intègrent la nouvelle réalité dans leur compréhension de la situation et commencent à s’adapter à la nouvelle normalité. « Communiquer sur cette courbe auprès des ambassadeurs, des managers et des collaborateurs est très utile pour mettre des mots et des émotions sur ce que chacun vit. Ça facilite surtout la navigation dans les différentes phases grâce à la mise en place d’outils et de postures idoines », explique Boris Allanic.

Maîtriser les 3 étapes de changement de Kurt Lewin

Autre outil intéressant : le modèle de gestion du changement de Lewin, du nom de son créateur Kurt Lewin, élaboré dans les années 1950, l’un des pionniers dans l’étude du changement organisationnel. Il divise le processus de changement en trois étapes distinctes. La première est celle de la « décongélation » (Unfreeze) qui représente la phase de préparation. Elle implique une analyse approfondie du fonctionnement actuel pour identifier les aspects nécessitant une modification en vue d’atteindre les résultats souhaités. À ce stade, il est crucial de communiquer avec les collaborateurs, en leur exposant les raisons du changement et en les préparant à ce qui les attend. La deuxième étape, la « transition » (Change), correspond à la mise en œuvre effective des modifications identifiées lors de la décongélation. Cela nécessite un engagement continu dans la communication avec les parties prenantes et un soutien actif pour aider toutes les personnes affectées à s’adapter à la nouvelle réalité. Enfin, la « recongélation » (Refreeze) représente la phase de stabilisation du changement. Pour éviter un retour aux anciennes pratiques, il est essentiel de développer une stratégie de consolidation pour s’assurer que les changements sont pleinement intégrés. Elle consiste à réintégrer les nouvelles pratiques ou structures dans la culture organisationnelle. Cette phase implique d’évaluer les progrès réalisés par rapport aux objectifs fixés et de fournir un soutien continu pour maintenir la dynamique du changement.

S’appuyer sur les 5 phases du développement d’une équipe de Bruce Tuckman

Dans les années 60, la découverte de l’impact des relations interpersonnelles sur la productivité a conduit à la formulation du modèle de Tuckman, qui représente cinq stades de développement d’une équipe. Le but ? Mieux comprendre et gérer la cohésion d’un groupe au travers des phases de changements, entre autres. Tout commence par la phase de formation, où les membres de l’équipe apprennent à se connaître et définissent leurs rôles et responsabilités. Le manager joue un rôle crucial à ce stade en établissant la confiance et en clarifiant les objectifs pour favoriser un socle solide. Ensuite vient la phase de confrontation, où les tensions et les conflits émergent alors que les membres de l’équipe commencent à travailler ensemble. Les différences de personnalité et les divergences d’opinions peuvent provoquer des frictions, et il revient au manager d’encourager la communication ouverte et la résolution constructive des conflits pour surmonter cette période difficile. Lors de la phase de normalisation, les membres de l’équipe commencent à s’adapter les uns aux autres. Le manager doit soutenir cette dynamique en consolidant les règles de fonctionnement et en encourageant la reconnaissance des réussites collectives. Une fois que l’équipe a surmonté ces étapes, elle atteint la phase de performance, son plein potentiel grâce aux forces individuelles pour atteindre les objectifs communs. Le manager doit favoriser l’autonomie et la motivation, en célébrant les succès pour maintenir cette dynamique positive. Enfin, la phase de séparation marque la dissolution de l’équipe, que ce soit à la fin d’un projet ou en raison de changements organisationnels. Le manager doit faciliter cette transition en reconnaissant les contributions de chacun et en aidant les collaborateurs à se projeter vers de nouvelles opportunités.

« En identifiant le stade de développement de l’équipe et les changements qu’elle vit, on peut mettre en place des solutions adaptées, telles que la formation, le coaching ou les activités de renforcement d’équipe, pour améliorer la performance et l’engagement des membres », conclut Boris Allanic


(1) Le prénom du témoin a été modifié
Article écrit par Laure Girardot, édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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