Un salarié peut-il exiger de voir la fiche de paie d'un de ses collègues ?

23. 1. 2024

5 min.

Un salarié peut-il exiger de voir la fiche de paie d'un de ses collègues ?
autor
Sarah Torné

Rédactrice & Copywriter B2B

prispievatelia

En France, le sacro-saint tabou du salaire est une institution presque aussi sacrée que la pause-café. Une pudeur récemment mise à mal par une jurisprudence, qui octroie désormais la possibilité pour un collaborateur de lever ce fameux voile. Mais dans quelles circonstances et à quelles conditions ? Réponses en toute transparence de nos expertes Elise Fabing et Céline Méchain.

Dans l’Hexagone plus qu’ailleurs, parler de son salaire est souvent perçu comme un geste de mauvais goût. Un état d’esprit, enraciné dans la culture et renforcé par les pratiques en entreprise, qui a longtemps formé un rempart autour des discussions salariales. Mais voilà qu’une décision récente de la Cour de cassation vient ébranler l’édifice. En reconnaissant le droit d’une salariée à accéder aux bulletins de salaire de ses collègues masculins, dans le cadre d’une affaire d’inégalité salariale, la justice française ouvre une brèche. Cette décision marque-t-elle le début d’une nouvelle ère où le salaire ne serait plus un sujet tabou ? Elle soulève en tout cas un enjeu majeur : comment concilier désir de confidentialité avec des impératifs de transparence et d’égalité salariales ?

Divulgation des fiches de paie : droits et responsabilités en entreprise

Si la réponse est simple quand « tout va bien », elle se corse davantage dans le cas d’une discrimination salariale.

La règle : liberté pour les employés, interdiction pour les employeurs

Élise Fabing, avocate en droit du travail et cofondatrice d’Alkemist Avocats, plante le décor : « Chaque salarié est libre de montrer sa fiche de paie. La curiosité est humaine. » Dans la pratique, c’est souvent par ce partage informel entre collègues que les cas de discriminations salariales sont découverts. Basés sur la liberté individuelle des salariés, ils peuvent mettre en lumière des écarts de rémunération inexpliqués ou injustifiés, entre des employés occupant des postes identiques ou similaires. Ce qui peut alors conduire à des enquêtes plus approfondies et, dans certains cas, à des actions en justice.

L’employeur, quant à lui, n’a en revanche pas la possibilité de livrer publiquement les informations relatives à la rémunération. « Il est tenu par des obligations légales de confidentialité et ne peut pas divulguer publiquement les informations salariales de ses employés », précise notre experte. Cela inclut les montants spécifiques des rémunérations et autres détails financiers individuels. Une restriction qui vise à protéger la vie privée des employés et à respecter les règles de protection des données personnelles.

L’exception : la discrimination salariale

En revanche, face à une allégation de discrimination salariale, la balance entre égalité homme/femme et respect de la vie privée se complexifie. Le 8 mars dernier, la Cour de cassation a finalement ouvert la porte à la transparence salariale dans ces circonstances. Notre experte ne cache pas son enthousiasme : « C’est une décision très importante, elle trace un chemin pratique pour les juges et les avocats. »

En clair, les fiches de paie d’un panel de collègues peuvent désormais être exigées pour prouver des cas de discrimination salariale.
Mais sous certaines conditions :

  • si ces informations sont jugées nécessaires à la manifestation de la vérité,
  • si l’atteinte à la vie privée des salariés concernés est proportionnée au but poursuivi.

Cette décision nous promet-elle alors un futur où l’on peut consulter librement la fiche de paie de notre voisin d’open space ? Pas vraiment. Céline Méchain, Head of People et experte RH, précise : « La Cour de cassation a légitimé cette pratique uniquement dans le cadre d’un contentieux. »

Confidentialité vs transparence : un combat sans fin ?

Alors que la réglementation pose de nouveaux jalons vers plus de transparence, des opinions divergentes persistent : certains plaident pour la protection de la vie privée, tandis que d’autres voient dans la transparence un outil indispensable contre les inégalités.

Directive UE : une nouvelle ère pour la transparence salariale

L’Union européenne s’est, elle aussi, emparée du sujet de la transparence salariale, en adoptant récemment une directive imposant aux employeurs :

  • d’informer les candidats sur les conditions de rémunération avant l’embauche,
  • de produire un rapport détaillé sur les écarts salariaux,
  • de mettre à disposition des salariés les critères objectifs et non sexistes utilisés pour définir la rémunération.

Autre nouveauté de la directive : l’emploi du terme « discrimination intersectionnelle ». Cette notion élargit la portée de la discrimination, incluant non seulement le sexe, mais aussi l’origine raciale ou ethnique, la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. Les États membres ont ainsi jusqu’en juin 2026 pour transposer ces dispositions. « La conséquence, c’est que toutes les entreprises vont devoir utiliser des structures de rémunération non sexistes, qui reposent sur les efforts, les compétences et tout autre facteur pertinent », constate Elise Fabing.

Un sujet qui continue de diviser

Pourtant, la transparence salariale est encore loin de faire l’unanimité. D’un côté, des voix s’élèvent pour défendre la confidentialité comme un pilier de la dignité professionnelle. « Dévoiler les salaires, c’est une intrusion dans la vie privée de l’employé, un pas de trop dans un monde déjà assoiffé de données », clame à ce propos Olivier, 64 ans, ex-DRH. À l’opposé, les partisans de la transparence argumentent avec vigueur. « Comment lutter contre les inégalités salariales si on ne sait même pas ce que gagne notre voisin de bureau ? », rétorque Isabelle, 44 ans, ingénieure et syndicaliste.

Cette vision est partagée par Céline Méchain, qui voit dans la transparence salariale un levier puissant pour rectifier les disparités historiques. « Aux États-Unis, des états comme le Colorado ont déjà adopté des pratiques similaires, en rendant obligatoire l’affichage des salaires dans les offres d’emploi », explique-t-elle. Les entreprises françaises doivent se préparer à embrasser les mêmes changements. Elle suggère néanmoins une approche plus modérée, comme le fait de «fournir des fourchettes salariales plutôt que des montants précis ».

La transparence salariale en pratique

Derrière les théories des nouvelles réglementations sur la transparence salariale, se trouve la réalité quotidienne des salariés et des employeurs. Ceux confrontés à des politiques de rémunération parfois floues, et ceux cherchant des moyens d’adapter leurs pratiques pour se conformer, tout en préservant l’harmonie en entreprise.

Demain, tous à nu ?

Lucie, 29 ans, juriste dans une entreprise familiale, a fait les frais d’une politique salariale opaque. « Dans mon entreprise, les discussions sur les salaires sont taboues. On travaille dans l’incertitude, sans savoir si nous sommes payés équitablement. Il y a un sentiment de méfiance », confie-t-elle. Finalement, la sentence est tombée quelques mois plus tard : « J’ai découvert que je gagnais moins que des collègues moins expérimentés. Cela m’a vraiment démotivé et m’a poussé à envisager de quitter l’entreprise. »

À l’inverse, Céline Méchain note que la perception des employés vis-à-vis de la transparence salariale est généralement positive, car elle renforce une culture d’entreprise basée sur l’équité et la confiance. « Il y a une résistance initiale parfois, mais la clé est de communiquer efficacement sur les fourchettes sans associer les noms », conclut-elle.

Au-delà de l’équité, la transparence salariale joue donc aussi sur le moral et la motivation des employés. Pour preuve, l’expérience de Thomas, 36 ans, salarié d’une néobanque : « Cela a apporté une clarté incroyable. Nous avons accès à une grille salariale transparente et savons exactement où nous nous situons et où nous allons. Cela a renforcé la confiance au sein de notre équipe, tout en améliorant les discussions autour des promotions et augmentations. »

Mettre en place une politique salariale formalisée et partagée

Pour Céline Méchain, mieux vaudrait remplacer les négociations individuelles par une approche plus systématique. « Il ne s’agit pas de divulguer publiquement les salaires individuels, mais plutôt de fournir une compréhension claire des principes régissant la rémunération », précise-t-elle. Une manière d’apporter la clarté nécessaire, sans franchir la ligne de la confidentialité personnelle « Cette démarche, au-delà de la conformité, est un engagement envers un lieu de travail équitable et inclusif. »

Pour mettre en œuvre une telle politique, notre experte suggère 5 étapes clés :

  • Définir des fourchettes salariales par rôle : « Cela assure que la rémunération est alignée avec les compétences. »
  • Créer un système de classification par rôle : « Une catégorisation des employés selon leur niveau de responsabilité permet une approche systématique et clarifie les perspectives d’évolution de carrière. »
  • Définir l’impact de la localisation géographique : « Clarifier les disparités liées au coût de la vie est essentiel. »
  • Instituer des pratiques équitables de revue salariale et de promotion : « Vérifier les données entre les genres permet de s’assurer de l’égalité salariale avant tout changement à l’échelle de l’entreprise. »
  • Communiquer en interne : « Une fois alignés sur la politique salariale, communiquer les fourchettes salariales internes aident les employés à connaître leur potentiel de croissance. »

Alors que la transparence salariale est portée par un vent de changements, les décideurs se retrouvent face à un double défi : mettre en œuvre cette transparence, tout en préservant l’équilibre interne et le respect de la vie privée. La question cruciale reste de savoir si et comment on peut faire évoluer les mentalités, et par conséquent, les cultures d’entreprise en France pour que la discussion sur les salaires devienne moins sensible.
En prenant ce virage, les entreprises ne se contentent pas de respecter la loi, elles ont l’occasion de bâtir un environnement où la transparence est synonyme de confiance, et où parler « salaire » s’apparente à un fait normal et sain de la vie professionnelle.

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.