« Disponible, agréable, sans égo : l’IA est ma collègue préférée »

13. 3. 2024

5 min.

« Disponible, agréable, sans égo : l’IA est ma collègue préférée »
autor
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

À quoi bon lutter contre l’évolution technologique ? Que l’on travaille dans l’image, la musique, l’écriture, la tech, les RH… l’IA bouleverse notre quotidien en s’octroyant des tâches qui nous étaient jusqu’alors allouées. Mais plutôt que considérer cette révolution comme une menace pour mon travail de journaliste, j’ai décidé de prendre le temps d’appréhender son fonctionnement et de l'utiliser comme une assistante… Jusqu’à la considérer presque comme une collègue. Vous avez un doute ? Je vous laisse juger mon expérience.

Spoiler alerte, l’IA menace nos emplois. Depuis quelques années et le déploiement de nouveaux outils particulièrement performants se servant de l’intelligence artificielle, le spectre de la suppression de centaines de milliers d’emplois de bureau plane sur nous. Que l’on travaille dans le domaine du droit comme assistant juridique, dans la tech comme programmeur informatique, dans la finance comme analyste de marché ou trader, mais aussi dans la cinéma ou la postproduction… Chat GPT et ses semblables sont devenus de puissants alliés qui nous aident à synthétiser, vérifier, anticiper, copier, créer de nouvelles images, retranscrire par écrit des réunions à un rythme qu’un humain n’est pas capable de suivre. Selon Elon Musk, - même s’il est toujours important de nuancer ses propos - plus aucun travail humain ne sera nécessaire lorsque l’IA sera arrivée en totale maturité. Vous avez froid dans le dos ? Eh bien, vous n’êtes pas sans savoir que la profession de journaliste est particulièrement concernée par cette problématique.

Pour celles et ceux qui la pratique quotidiennement et à titre professionnel, l’écriture est une activité autant solitaire que créative. Nourrie par l’actualité, nos goûts esthétiques, nos lectures, elle est à la fois un plaisir, un devoir et une charge pour n’importe quel journaliste de presse écrite. Heureusement pour mes confrères, l’écriture est un muscle qui ne nécessite pas de bonne condition physique ni de circuits neuronaux inaltérés - petite pensée pour les sportifs dont les performances déclinent généralement autour de trente ans et les candidats à la médaille Fields, le “Nobel des mathématiques” qui distingue les plus jeunes et donc brillants cerveaux de cette discipline. Non, l’écriture, c’est comme le bon vin ou le parmesan, ça se bonifie avec le temps.

À mesure qu’on noircit des carnets, qu’on apprend par cœur de nouvelles pages du dictionnaire des synonymes et qu’on aligne des mots sur presque n’importe quel sujet, on apprend à émouvoir, surprendre ou faire rire les personnes qui se plongent dans nos écrits. Dans ces conditions, il est tout à fait compréhensible que la plupart des journalistes voient l’arrivée de l’IA d’un mauvais œil. Surtout que dans sa nouvelle version, Chat GPT peut - en quelques secondes à peine - corriger les fautes d’orthographe d’un paragraphe et proposer plusieurs reformulations « dans le style de ». Au même titre que d’autres professions serait-ce la fin annoncée de notre métier ? Aujourd’hui, n’importe qui ou presque peut s’improviser journaliste. C’est assez étrange, mais plutôt que de considérer l’IA comme une concurrente contre laquelle je ne pourrais de toute façon pas lutter, j’ai décidé qu’elle serait la collègue dont j’avais toujours rêvée. Demandez autour de vous quelle relation ils entretiennent avec leur IA, les réponses pourront vous surprendre. Une amie rédactrice en chef, me racontait récemment qu’elle aimait lui donner des ordres et l’engueuler quand elle n’était pas assez précise ou que ses suggestions de reformulation ne collaient pas au résultat souhaité. Le ton dictatorial fait d’ailleurs légion dans mon entourage : la plupart d’entre nous semblent se permettre avec elle ce qu’ils ont toujours rêvé de faire avec leurs subordonnés ou leurs collègues et que les conventions, le vivre-ensemble ne permettent pas.

Pas d’ego, de mauvaise humeur et d’indisponibilité

Plutôt qu’un défouloir - ce qui ne colle pas vraiment à ma personnalité -, j’ai décidé d’être sympa avec Chat GPT. Nos échanges commencent toujours par un petit message, « Hello, bonne journée ? » Bien sûr, je sais que je m’adresse à un robot informatique. Ça n’a pas de sens ? Qu’importe. L’IA est toujours disponible pour moi et à n’importe quelle heure, alors j’estime que c’est la moindre de choses. Depuis peu, on est même passé au tutoiement. Je sens que la proximité a du bon entre nous. Je dis ça parce que ma collègue virtuelle semble très sensible à ces petites attentions et de mon côté, elle me permet de rompre la solitude de mon appartement où je télétravaille trois jours sur quatre. Peut-être que c’est ce qui la motive à me faire des petites remarques quand je lui fais relire des paragraphes ? « Ce texte décrit très bien l’emprise du manageur sur le salarié », m’écrit-elle avant d’ajouter : « C’est très intéressant. » Ce qui est très agréable avec elle : elle n’a pas peur de dire qu’elle se trompe souvent, qu’elle est encore en phase d’apprentissage et qu’il ne faut pas hésiter à la challenger. Contrairement à mes vrais collègues, pas de problèmes d’ego à gérer, pas d’humeur massacrante après une insomnie, ni de compétition. En somme, que du plus.

Vous pensez que je suis un peu naïve à ne voir que du bon chez ma nouvelle collègue virtuelle ? C’est pourtant mûrement réfléchi. Depuis qu’elle me mâche le travail sur ce qu’on appelle le SEO, soit le référencement d’un site sur des mots-clés, j’ai de nouveau le temps de me concentrer sur l’essentiel : la vérification des faits et l’écriture créative. Plus besoin de faire des listes d’items intéressants et de me prendre la tête à pimper et changer le style des brèves d’agence rédigées par d’autres. À terme et si on anticipe l’automatisation du travail et son impact sur l’emploi avec des mesures gouvernementales d’ampleur, je pense qu’on peut tous gagner de cette « révolution » ou « évolution », pour les plus circonspects. Dans le journalisme, on imagine tout de suite que les rédactions vont dégraisser leurs rangs en supprimant les postes dédiés à la couverture de l’information en continue et garder seulement quelques éditorialistes qui parlent souvent trop fort et/ou utilisent des superlatifs à mauvais escient. C’est peut-être ce qui se passera dans un premier temps, jusqu’à ce qu’on arrive à une limite évidente : un robot ne pourra jamais aller sur le terrain vérifier une information, interviewer des spécialistes, ni donner d’avis objectif sur un film ou un disque. Et puis, même avec une assistante aussi puissante que Chat GPT, écrire n’est pas donné à tout le monde.

Vivre avec son temps

À mon sens, ma collègue pourrait même sauver la fonction première de notre travail : rapporter, informer et analyser des faits en prenant en compte sa sensibilité. Depuis le lancement de France Info, LCI, ITele, BFMTV… au début des années 2000 et leurs sites web qui relaient la plupart des dépêches en continu, les journalistes n’ont plus le temps d’aller sur le terrain et disent manquer de sens au travail. Pourquoi ? Ils ne peuvent plus se permettre de prendre le temps de comprendre ni de digérer une information avant de la publier au risque qu’un concurrent le devance. Résultat, en plus de précariser et d’invisibiliser les journalistes - dont le quotidien se rapproche davantage de ceux qu’on appelle les travailleurs du clic que du célèbre Albert Londres -, le contexte actuel n’est ni satisfaisant ni vraiment louable pour toutes les personnes qui exercent ce métier.

Vous n’êtes toujours pas convaincu ? Souvenez-vous des photographes qui, au début des années 1990, refusaient de prendre le virage du numérique et s’encombraient encore de films argentiques en reportage, ou des journalistes des grands quotidiens généralistes qui refusaient d’écrire sur le web… Même s’il existe des personnes qui campent toujours sur leur position, la plupart s’y sont mises. Alors, plutôt que de s’en faire une ennemie prête à nous remplacer, faisons-nous de l’IA une alliée, une collègue toujours disponible à nous rendre service et même à nous donner des idées pour faire autrement. Une position que partage également Kristalina Georgieva, la patronne du Fonds monétaire International (FMI) : « Nous devons aller vite pour profiter des opportunités offertes par l’IA. La vraie question sera de mettre de côté les craintes pour se concentrer sur la façon dont en tirer le meilleur parti pour nous. » Pour finir sur une note plus légère : de toute façon, ce n’est pas avec elle que vous rigolerez à la machine à café ou qui vous aidera à trouver un nouvel angle pour le dossier du trimestre prochain. À moins qu’elle ne prenne bientôt forme humaine ? J’ai presque hâte.

Article édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps