« Le jour où j’ai compris que j’étais une femme quota... »

07 mars 2022

5min

« Le jour où j’ai compris que j’étais une femme quota... »
auteur.e
Bénédicte Tilloy

DRH, ex-DG de SNCF Transilien, conférencière, professeure à Science-Po, autrice, cofondatrice de 10h32

Force est de constater que les femmes dirigeantes ne sont pas légion. Pour preuve, pour la première fois cette année, on se félicite de voir trois femmes figurer à la tête de poids lourds du CAC40. Trois femmes sur quarante. Si l’instauration de quotas fait avancer (lentement mais sûrement ?) les sujets de la mixité et de la parité en entreprise, elle n’en demeure pas moins accessoire pour atteindre l’égalité hommes/femmes. Bénédicte Tilloy, ex DRH et ex dirigeante en grand groupe et startup nous raconte comment elle a réalisé avoir été une femme quota et quel parti pris elle a choisi d’en tirer.

Il y avait foule dans l’atrium. Le Président avait convié ceux que dans les grands groupes on appelle communément le top 100, pour une présentation de nos enjeux stratégiques. C’était dans le monde d’avant, du temps où on se déplaçait encore depuis les territoires pour des petits fours et une occasion de croiser des puissants. Personne ne manquait ou presque, l’agenda était alléchant, non pas que la stratégie fasse à ce point recette mais il était prévu qu’il dévoile la composition du nouveau Comex. La chose avait été organisée comme une cérémonie des César. Bien-sûr sans énoncé préalable des nominés, autant ne pas faire d’affront à ceux qui dans la salle resteraient aux marches du podium. Avant de monter et de se présenter, l’élu entendait raconter ses mérites et les qualités qui avaient prévalu à son choix.
J’attendais mon tour avec une certaine anxiété, ne sachant pas de quels types de louanges mon nom serait précédé. J’étais nommée à une fonction nouvelle qui allait me changer après un poste business exposé. C’est à la toute fin de l’exercice que j’ai été présentée : « Et pour finir, Bénédicte, parce qu’il fallait bien une présence féminine pour mettre de l’ambiance dans cet aréopage masculin. » Sic.
C’est comme ça que j’ai compris que j’étais une femme quota. Qui plus est, seul mon prénom avait été cité, il faut croire qu’à l’époque, dans les entreprises, l’usage du nom de famille était réservé aux personnes de sexe masculin.

D’abord, j’ai avalé ma salive. Cette annonce désinvolte pouvait questionner ma légitimité devant un public parmi lequel il y avait sûrement des candidats malheureux à mon poste. Certes, le périmètre dont j’héritais était nouveau pour moi, mais j’avais déjà tenu des jobs exigeants, et sans me désigner naturellement, mon expérience et mes compétences parlaient en ma faveur. Mais bon, on avait jugé utile d’expliquer les choses autrement.
Puis j’ai réfléchi aux options qui s’offraient à moi. J’avais jusque-là réussi à ne pas me poser de questions sur ma manière de diriger. Mais puisqu’on me rappelait à mon identité de femme dans un monde d’hommes, fallait-il cette fois-ci en adopter les codes ? Fallait-il en faire des tonnes pour démontrer que j’étais capable de prendre des décisions qu’on pourrait qualifier de “viriles”, pour ne pas dire brutales? Cela supposait par exemple de singer le comportement de quelques messieurs réputés pour ne pas s’en laisser compter, des gens qu’on respecte parce qu’ils intimident par la peur qu’ils suscitent.

Inventer son propre (role) modèle

J’ai fait autrement : je me suis employée à cultiver ma singularité. J’ai pris le poste à ma façon. Je me suis intéressée à quelques sujets orphelins, comme la coopération et la transversalité entre les équipes. Ce qui s’est avéré particulièrement nécessaire pour mon propre service : il y cohabitait des fonctions jusque-là étrangères les unes aux autres. Nous avons travaillé nos liens. Et sans doute cela nous a-t-il fait beaucoup progresser.
L’entreprise a dû faire face pendant cette période à des accidents d’exploitation très graves et j’ai assumé de m’en occuper autrement, que ce soit dans le traitement de la crise comme sur les enseignements à en tirer.
Finalement, cette entrée en matière m’a donné plus de liberté que je n’aurais cru. N’ayant pas reçu par ailleurs de feuille de route très cadrée, j’ai pu donner libre cours à un style de management plus personnel, et j’ai exercé mes responsabilités sans ressentir la pression de l’exemple de ceux qui m’avaient précédée dans ce type de poste.
J’ai assumé pleinement d’être une femme dirigeante. J’ai tracé ma route en imposant mon style, quitte à surprendre parfois. Cela a permis à des femmes plus jeunes, avec lesquelles j’ai travaillé, d’oser elles aussi être elles-mêmes, et à des hommes également de ne pas suivre le modèle dominant qu’ils pouvaient jusque-là avoir intériorisé.

Pour autant, avoir été l’objet de discrimination positive ne m’a pas fait remettre en cause le bien fondé des “quotas”.
J’y suis toujours favorable, au moins provisoirement, le temps que la mixité s’installe effectivement dans les entreprises et en fasse évoluer le modèle. On pourra ensuite s’en passer.
Les choses mettent trop de temps à avancer par elles-mêmes. D’ailleurs, avec le recul, il est certain que si mon patron n’avait pas craint de donner une mauvaise image de l’entreprise, il aurait pu naturellement confier mon poste à un homme, et les bons candidats ne manquaient pas. Tant et si bien qu’après avoir quitté ses fonctions, son successeur s’est dépêché de corriger cette anomalie en remplaçant toutes les femmes du Comex par des hommes sans que ça ne choque grand monde, finalement.
Et pour ne pas verser dans la caricature, et aussi parce que nul n’est parfait, pendant toutes ces années où j’ai exercé des responsabilités, il m’est arrivé par facilité de nommer des hommes à des postes clés, sans toujours chercher à creuser pourquoi il n’y avait pas de femmes dans les short lists qu’on me proposait. Jusqu’à ce que je réalise que la mixité se pilotait comme un projet, avec des objectifs, des jalons intermédiaires et des indicateurs de performance.

Lutter contre le sexisme ordinaire et le syndrome de l’imposteur

Cela m’amène, chers RH, si vous partagez avec moi ce combat, à vous prévenir de quelques écueils à éviter :

On le sait, le syndrome de l’imposteur guette souvent les femmes, il est important lorsqu’elles sont nommées de les aider à lutter contre ce mal sournois. Une manière de faire est de leur proposer de se faire coacher, ou mentorer, notamment par d’autres femmes qui représentent pour elles des modèles inspirants. Ce peut être par des hommes bien-sûr, dès lors qu’on ne leur impose pas de les choisir au sein de l’entreprise. Ce n’est pas la peine de leur apprendre les codes dont on voudrait les voir s’affranchir !
Il est important de les encourager à trouver leur propre style pour éviter qu’elles se conforment à des modèles qu’on voudrait les voir dépasser, ou pire qu’elles se contentent seulement d’en prendre le contrepied. N’oublions pas que la mixité ne répare pas uniquement une inégalité mais qu’elle vise aussi à développer des points de vue différents sur la façon de diriger. Si on compte sur elles pour transformer l’entreprise, autant les aider à rester elles-mêmes !

Parce que le sexisme ordinaire continue à sévir même s’il est fort heureusement devenu ringard, il vaut mieux nommer à des postes à responsabilité plusieurs femmes à la fois. Cela permet qu’elles consacrent leur énergie à faire avancer les projets de l’entreprise plutôt qu’à lutter contre des comportements moutonniers et parfois désobligeants à leur égard.
Pour finir, je voudrais m’adresser aux hommes qui me lisent et qui pourraient s’indigner de ce parti-pris : sachez que si d’aventure j’avais été amenée à exercer dans un univers professionnel extrêmement féminin, j’aurais mené mon combat pour la mixité avec la même détermination. Les hommes qui exercent le beau métier de sage-femme peuvent d’ailleurs compter sur moi.

Article édité par Héloïse de Montety et Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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