Demander une augmentation : « Pourquoi tout le monde ose sauf moi ? »

06 déc. 2021

8min

Demander une augmentation : « Pourquoi tout le monde ose sauf moi ? »
auteur.e
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

Prétendre à une augmentation de salaire après une année de gel a tout d’une requête audible. En 2021, alors que 45% des salariés n’ont connu aucune augmentation de leur salaire de base, la moyenne des salaires ne s’est élevée que de 0,6% d’après l’enquête annuelle du cabinet de conseil Deloitte. Rongeant leur frein, de nombreux·ses salarié·e·s s’apprêtent à l’approche de l’entretien annuel, à négocier des réévaluations de salaire qui devraient augmenter en moyenne de 2,4% dans l’Hexagone selon People Base CBM.
Mais quand pour certain·e·s, demander une augmentation est affaire de formalité, pour d’autres, franchir ce cap peut sembler mission impossible. Nous avons rencontré Chloé, qui s’est lancée dans la négociation salariale au terme d’un long questionnement et André Sobczak, co-titulaire de la chaire Impact Positif à Audencia Nantes, un programme de coaching gratuit pour encourager les femmes - souvent encore moins enclines… - à oser négocier.

T’es nouveau dans la négo ?

Revaloriser ses émoluments au sortir de la crise, “mission possible” ? Lorsqu’on débute dans le monde pro, on ne sait pas toujours comment aborder cette épineuse question. C’est ce qu’à constaté Chloé, débarquée en janvier 2020 en tant que stagiaire dans une agence de communication. Malgré la crise sanitaire, elle voit son contrat prolongé par deux CDD de trois mois, avant de décrocher un CDI. Une aubaine pour la jeune femme de 24 ans flippée à l’idée de se retrouver sans rien et de faire partie de ce qu’on nommait alors la “génération sacrifiée”. Durant cette période, son salaire varie entre 1 500 et 1 750 euros net par mois.

Au départ, même si cette somme ne lui semble pas assez confortable pour vivre à Paris et mener à bien de réels projets personnels, elle estime être dans les standards de rémunération : après un coup de téléphone auprès d’une ancienne collègue qui avec trois ans d’expérience de plus touchait 1 700 euros net par mois, Chloé se dit que finalement, avec son niveau de salaire actuel, il n’y a pas matière à négocier car « on ne me donnera pas plus ».

Petit benchmark entre amis

Mais au cours d’un afterwork, Chloé se rend compte d’un différentiel de salaire avec une autre salariée : « En buvant un verre entre collègues, j’ai appris qu’une nouvelle, arrivée trois mois plus tôt dans la boîte, touchait plus que nous. Cette révélation a un peu énervé les autres, car elle n’avait pas plus d’expérience ». Ignorant jusque-là que des grilles de salaires individuelles étaient pratiquées, elle interroge ses autres collègues et benchmark au sein de sa propre entreprise. Dans une autre équipe, des salariés arrivés dans les mêmes circonstances qu’elle (stages, CDD, CDI) ont toujours connu la même grille de salaire. Mais suite au départ d’un senior et plusieurs congés maternités, ces derniers se retrouvent à gérer davantage de responsabilités et demandent en conséquence une augmentation, qui est acceptée. Un sujet que Chloé aborde en toute transparence : « On en parle facilement entre nous. Le fait que ce soit notre première expérience pro nous rapproche, donc on compare ce qu’on peut demander, même si je ne suis pas très négociatrice. »

Constatant cet écart de salaires entre ses collègues et elle-même, la jeune femme fait le point et envisage de demander à son tour une augmentation de salaire. Problème : plusieurs blocages la taraudent

Pourquoi on n’ose pas négocier ?

  • Car on se sent redevable de son entreprise :

Parmi la ribambelle de freins identifiés par Chloé, se trouve celui de la reconnaissance envers l’entreprise qui l’a accueillie, à plus forte raison en période de crise. La jeune salariée se sent depuis redevable de son employeur, ce qui laisse au stade des velléités ses envies d’augmentation. « Comme c’est mon entreprise de stage, je me sens un peu redevable. Ça me gênait de demander plus que ce qu’on me proposait » précise-t-elle. Au plus fort de la crise sanitaire et économique, elle admet que le manque de visibilité sur l’avenir ne lui permettait pas non plus de demander une négociation de salaire, et lors de l’entretien d’embauche préalable à son CDI, on lui fait comprendre que celui proposé resterait « non négociable ».

Prendre sur soi et attendre que la situation s’éclaircisse est-il pour autant une bonne stratégie ? Nous avons posé la question à André Sobczak, co-titulaire de la chaire Impact Positif à l’École Supérieure de Commerce Audencia Nantes. « Objectivement, la croissance est rapidement revenue et on a atteint de nouveau les chiffres d’avant la crise. Les entreprises ont un budget bien accompagné par les aides publiques et globalement on est dans une situation où elles cherchent à recruter et fidéliser des talents. Je pense que le contexte actuel est plutôt favorable aux salariés qui souhaitent négocier » avance-t-il. Pas vraiment de quoi se culpabiliser de souhaiter de meilleures conditions de travail.

  • Pour éviter le conflit :

« Dans mon agence, on négocie directement avec notre N+1 et c’est une personne que je vois tous les jours, qui est sympa et avec qui je m’entends bien. Je trouve ça moins facile d’aborder le sujet avec elle. J’ai toujours l’impression que je vais déranger à demander un point spécialement pour ça. » Comme Chloé, de nombreux salariés perçoivent la négociation salariale comme un moment de “combat” entre deux parties, observe André Sobczak. Un des enjeux de la formation Negotraning mise en place par l’institution - et en l’occurrence uniquement à destination des femmes - vise justement à faire entendre que non, une négociation salariale n’est pas forcément conflictuelle. L’enjeu étant plutôt de trouver une solution qui permette de satisfaire les deux parties. « Ça doit toujours être gagnant-gagnant. Si un·e salarié·e se sent rémunéré·e à sa juste valeur, il ou elle sera encore plus motivé·e à rester dans l’entreprise, donc c’est aussi dans l’intérêt de l’entreprise de ne pas décevoir ses salarié·e·s », abonde André Sobczak.

  • Par déficit de confiance en soi

Pourquoi ne pas oser négocier quand d’autres ne se gênent pas pour le faire ? Une des raisons serait à mettre sur le dos d’un manque de confiance en soi, prégnant lorsqu’on est un·e jeune qui débute sa carrière pro. « Personnellement, j’ai beaucoup de mal à me valoriser, confie Chloé. En fait, je n’ai jamais l’impression de faire les choses suffisamment bien pour que cela mérite une augmentation. Je reste quand même junior et il y a des choses que je ne maîtrise pas dans mon métier, donc je me dis que je ne peux pas demander une augmentation. Je ne me sens pas tout à fait légitime. »

Se penser moins légitime et mettre en avant l’équipe au détriment de soi-même, est l’une des pierres d’achoppement de la négociation de salaire pour de nombreux salariés. Là encore, les femmes y sont plus sujettes que les hommes, rappelle le co-titulaire de la chaire Impact Positif. « On a une simulation de négociation au cours de la formation et c’est très frappant de constater que les femmes vont invoquer « nous » ou « notre équipe » au lieu de « moi ». Il y a un contexte culturel qui fait que les femmes réfléchissent beaucoup plus collectif que les hommes. »

Les hommes auraient moins de scrupule que les femmes à évoquer la négociation de leur salaire et ce, dès l’embauche : « Pour le premier emploi par exemple, un garçon sur deux négocie son salaire d’entrée, contre une femme sur six. » Un constat que partage Chloé : « je pense que c’est une question de sociologie, d’éducation genrée. Tu as beau être féministe et te déconstruire, tu as intériorisé beaucoup de choses. » Elle se souvient de deux collègues masculins qui avaient d’emblée demandé une augmentation de salaire au sein de sa boîte et qui, face aux refus, avaient préféré partir.

  • Car on attend d’évoluer au mérite

Chloé l’évoque : en tant que jeune salariée, elle est guidée par l’envie de faire ses preuves. Il y aurait une vision forcément méritocratique derrière l’augmentation de salaire, dépendant du niveau d’expérience, des compétences et du travail accompli. « Dans la réalité des faits, si certains salariés se vendent très bien, en mettant en avant des succès même mineurs, et que d’autres parlent peu ou ne mesurent pas leurs propres réussites, il y a un grand risque pour que le manager augmente les premiers », commente André Sobczak.

Enfin, certains adoptent un autre point de vue en espérant que si leurs collègues osent une demande d’augmentation, le bénéfice retombera sur l’ensemble des salariés de la boîte, qui verront leurs émoluments tirés vers le haut. La négociation de salaire ne serait donc plus nécessaire. « Il y a derrière ces visions l’idée que mon manager va reconnaître ma performance et donc va logiquement me proposer la rémunération qui est la plus juste possible, que je n’ai pas besoin d’en parler, pas besoin d’en faire la promotion. Pour le coup, c’est avoir trop de confiance envers son/sa manager. »

  • Comment préparer sa demande ? Quelques conseils

Alors, si après toutes ces réflexions vous vous dites que vous aussi, vous méritez bien une petite augmentation après cette - longue, très longue - année 2021, André Sobczak nous livre quelques conseils pour préparer en toute sérénité cette demande, et ne plus hésiter à vous lancer.

Comparer est toujours un bon point. « On conseille aux salariés de consulter des sites comme l’APEC pour connaître les salaires du poste occupé, en fonction de sa région ou selon la taille de son entreprise. Il est important de passer par ce benchmark car cela permet de savoir si votre rémunération est correcte ou si à l’inverse vous êtes très en-dessous et ce que vous devriez percevoir. C’est une donnée objective dont l’argument est généralement bien accepté. »

Chiffrer / se valoriser : On pense souvent - à tort - que l’entretien annuel se prépare à l’approche de la date fatidique. Mais même en cours d’année, il faut pouvoir mettre en avant ses succès auprès de son manager. « Par exemple, dès que vous avez remporté un contrat important ou réussi un projet, il faut l’acter auprès de son manager. On peut s’adresser à lui pour lui signifier “je me permets de t’informer que j’ai réussi ce projet et on pourrait en reparler dans six mois au cours de mon entretien annuel” ». Il est légitime de mettre en place des indicateurs et de valoriser son travail. Cette année j’ai fait en sorte que nous ayons X clients supplémentaires, ou j’ai eu des actions qui ont permis de fidéliser plus de clients ou d’augmenter le chiffre d’affaires, ou dans mon équipe il y a moins d’absences que les années précédentes etc. Il faut préparer des éléments chiffrés pour mettre en valeur ce qui a été réalisé.

Parler pour soi : il ne s’agit pas de négocier pour l’équipe. Il faut donc éviter d’évoquer nos succès au nom de celle-ci et, et remplacer nos formules par : « pour ma part, j’ai réalisé ceci », « concernant mon scope, j’ai pu concrétiser cela ». « Il faut affirmer le rôle concret que vous avez joué, car cette augmentation de salaire est une démarche qui vous concerne directement. »

Demander et aller jusqu’au bout de la négociation. En cas de refus d’une demande - et oui, ça peut arriver et ce n’est pas si grave ! -, il est conseillé de rebondir et de proposer une date ultérieure, un autre avantage. Si une augmentation du fixe n’est pas possible, alors peut-être qu’on peut avoir une prime ponctuelle, parfois plus facile à obtenir, ou une formation qui nous permettra de continuer à progresser dans l’entreprise ou si vraiment aucun budget n’est disponible, peut-être négocier plus de télétravail ou plus d’évolution vers d’autres types d’activités dans l’entreprise. « C’est important que la notion de succès soit présente dans la négociation et qu’on obtienne quelque chose même si ce n’est pas toujours ce qu’on espère au début. L’idée c’est de dire : j’ai bien fait de demander car au final, si je n’avais rien demandé, on ne m’aurait sans doute rien proposé. Cela m’exerce et me donne de la confiance pour les négociations futures. »

Proposer une fourchette de prix : avancer une somme en premier n’est pas une bonne idée selon André Sobczak. Car celle-ci pourrait être en dessous des propositions qui vous seront faites. Mais si une somme est demandée, il vaut mieux donner une fourchette, moins abrupte qu’un chiffre arrêté. « C’est une stratégie plus intéressante. Le bas de la fourchette donnée doit correspondre à ce que vous voulez vraiment obtenir, par exemple 10% d’augmentation. En général, votre manager aura tendance à se situer au-milieu de cette fourchette de salaires. »

Et Chloé dans tout ça ? Après moulte réflexions, la jeune communicante a fini par imiter ses collègues et… a obtenu son augmentation de salaire !

« Cet article est issu de notre dossier spécial sur le tabou de l’argent au travail. Si vous voulez comprendre pourquoi c’est compliqué de parler thunes au boulot en France, et surtout décoincer votre rapport à un sujet qui gagnerait à être franc et transparent, lisez-le. - Vous verrez, ça fait du bien. »

Article édité par Clémence Lesacq
Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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