Pourquoi l’agilité est avant tout une question d’intelligence collective

Publié dans Le book club du taf

07 sept. 2021

7min

Pourquoi l’agilité est avant tout une question d’intelligence collective
auteur.e
Luc BretonesExpert du Lab

Consultant, auteur et conférencier spécialiste en innovation managériale

À l’heure où les entreprises se rêvent toutes agiles, la réalité est bien souvent loin des désidératas. Dans cet article, Luc Bretones, notre expert des nouvelles gouvernances, revient sur un exemple inspirant : celui d’Octo Technology, une success story française passée de 0 à près de 800 salarié·e·s en une vingtaine d’années. Must read.

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Fondée en 1998 par François Hisquin et initialement cabinet d’architectes IT, l’entreprise s’est progressivement diversifiée dans les domaines du conseil et des services IT. Ludovic Cinquin, l’actuel dirigeant, incarne bien l’histoire de transformation d’Octo et le chemin progressif, itératif, qu’il aura été nécessaire de parcourir pour permettre une croissance hors du commun tout en respectant la culture et les valeurs du projet initial. Son dernier livre Devenir une entreprise agile vient de sortir et retrace les leçons de vingt ans de transformation ininterrompues. Un must si l’on considère la quantité de témoignages « à l’eau de rose » qui inonde ce genre littéraire. Ludovic respire le vrai et ne transige pas sur les efforts et le temps nécessaires pour devenir une entreprise agile. Comme je l’écrivais récemment dans l’article « Pourquoi l’automatisation du management est un leurre », se penser en gouvernance partagée est pire que de ne pas l’être ; il en va de même pour l’agilité en général.

L’émergence d’une véritable intelligence collective

Comme le suggère avec beaucoup de justesse Gilles Babinet dans sa préface, recruter des cracks et les faire produire est toujours possible. Faire travailler ensemble des talents et compétences diverses, voire atypiques, relève d’une autre exigence, celle-là même nécessaire à faire émerger l’intelligence collective de l’organisation. Gilles remarque que peu d’entreprises ont réussi ce challenge : « Free, Spotify, Vinted, Airbnb, SpaceX sont quelques-unes des entreprises qui mettent en œuvre des dynamiques managériales particulièrement performantes ». Dans le même temps, « quantité de projets dont les membres sont d’un niveau d’expertise très élevé […] ont néanmoins connu l’échec, et à cet égard, quiconque a participé à un projet destiné à traiter des systèmes complexes sait que les enjeux de coordination sont fondamentaux ».

On le voit, au-delà du « génie » individuel, forger une culture d’entreprise au service de l’excellence managériale et d’un collectif représente un facteur de différenciation, de performance, mais aussi de résilience exceptionnel. J’apprécie particulièrement la synthèse de Ludovic Cinquin : « Une entreprise agile est une entreprise capable de mobiliser son intelligence collective pour générer de la valeur et évoluer en continu, avec une économie de moyens et d’énergie en créant les conditions d’épanouissement de ses membres ».

Une prise de conscience précoce des atouts de l’agilité

Octo ne naît pas agile en 1998 et la greffe va s’opérer au hasard – mais peut-on qualifier cela de hasard ? – du recrutement de membres de la première communauté agile en France, XP-France. Ludovic se souvient de l’arrivée de ces « barbares » au sein du cabinet d’architectes en systèmes d’information de l’époque. Les notions de design émergent, celles de code explicite, de tests automatisés et d’itérations courtes percutent la culture française d’ingénieur·e·s « qui tirent leur fierté de la conception de belles solutions dans des bureaux fermés ». Au même moment, je vis chez Orange les relations codifiées des MOA (Maîtrises d’Ouvrage), en charge de la conception, avec les MOE (Maîtrises d’Œuvre), responsables de la réalisation du cahier des charges.

Le petit écosystème des pionniers agiles, inspirés par le pragmatisme inouï de la Silicon Valley, sait pourtant déjà que « le monde est devenu trop volatil pour continuer à construire du logiciel comme on bâtit un pont, avec un bureau d’études qui fournit des plans détaillés à une équipe de réalisation ». Il faudra une quinzaine d’années à Octo pour passer d’une expertise technique forte à une culture véritablement agile, en perpétuelle évolution et amélioration. Serge Soudoplatoff, entrepreneur et auteur tech, ne s’y trompe pas : « Lorsqu’apparaît une innovation, il y a toujours deux étapes. La première consiste à intégrer cette innovation en travaillant comme avant. La seconde consiste à faire évoluer les méthodes de travail. Ainsi, de nouvelles compétences se développent et le rôle de l’être humain peut se transformer. »

La digitalisation induit des changements de comportement

Le parallèle de la transformation agile d’Octo dans le monde économique s’appelle « digitalisation ». Perçue initialement comme un changement de support technologique ou de support de processus, elle embarque en réalité un changement structurel de comportement et de façon de travailler. En un mot, elle porte la disruption de tous les business models, de tous les processus d’affaires. Rappelons-nous que c’est la technologie qui génère de nouveaux comportements sociaux et non l’inverse. Pour Ludovic Cinquin, « la digitalisation, pourtant mot-valise souvent cuisiné à toutes les sauces, prend une signification précise […] : il s’agit du moment où les entreprises et les organisations prennent conscience que les technologies Internet ne sont pas un simple outil de plus, mais transforment en profondeur leurs relations avec leurs clients, leurs employés et leurs fournisseurs ainsi que la façon de concevoir des produits et services ».

Devenir agile avec une formation SAFe, une blague !

En grand groupe, j’ai vécu l’expérience de l’agilité poussée par un CIO – Directeur du SI (Système d’Information) – fasciné par SAFe (The Scaled agile framework). Les budgets formations engloutis dans le sujet réconfortaient également une hiérarchie perdue sur le sujet. Scaled Agile Framework® (SAFe®) est un ensemble de modèles d’organisation et de workflow pour l’implémentation des pratiques agiles à l’échelle de l’entreprise. Vendu efficacement par des expert·e·s certifié·e·s, la méthode est à mon humble avis, une sorte de couche de technocratie permettant, soit disant, de déployer l’agilité sur des grandes équipes. J’ai ainsi pu expérimenter des « trains » SAFe composés de wagons produits par des équipes agiles dont l’aiguillage d’ensemble ressemblait à une nouvelle complexité, une nouvelle bureaucratie, assez éloignée de l’esprit du manifeste agile. Surtout, son caractère mécanique et très centré techno ne semblait pas très orienté marché ou client, c’est un euphémisme.

La sagesse d’Octo me frappe une nouvelle fois : « Nous pouvons intervenir en tant que systématiciens et socio-dynamiciens des organisations, nous sommes aussi capables de soulever le capot et de changer le moteur. Une force dans cette période où beaucoup d’entreprises se cherchent encore ou pensent qu’une bonne formation SAFe de tous leurs collaborateurs résoudra leur problème. » Et de poursuivre : « [Le] côté très procédural [de SAFe], et donc mécanique, conduit plus à cocher les cases qu’à faire émerger une véritable culture et de réelles valeurs agiles. Dès lors qu’on sort du mode projet, SAFe devient quasiment muet ».

Octo, c’est un peu l’histoire de l’Internet

Après avoir adopté les méthodes agiles, Octo devient un pionnier de l’UX et du focus utilisateur en se réorganisant par secteur. La planète découvre alors progressivement lean startup avec Eric Ries puis lean UX avec Jeff Gothelf. Ces méthodes pragmatiques vont renforcer l’agilité sur sa dimension expérientielle et design.

L’équipe de direction d’Octo réfléchit en permanence, tente de challenger et raffiner perpétuellement les certitudes passées. Elle sera à l’initiative de travaux collectifs considérables sur la culture de l’entreprise et la correspondance entre ce qui est vécu et ce qui est communiqué ; une nouvelle preuve de grande maturité. C’est l’époque des premières conférences USI – Unexpected Sources of Inspiration – et d’un livre important à mes yeux, Les géants du web.

Le rachat ultérieur par Accenture permettra à Octo de se positionner sur des grands projets et de passer un nouveau cap. L’équipe d’Octo l’explique clairement, « les grands virages de l’entreprise ne sont pas le fruit d’illuminations visionnaires de la part des dirigeants qui auraient compris, entre les quatre murs de leurs bureaux, mieux que tout le monde et avant tout le monde, les transformations à l’oeuvre dans le monde de la technologie. Mais au contraire, si une qualité doit échoir aux dirigeants d’OCTO, c’est probablement, celle d’avoir permis l’émergence d’une intelligence collective puis de nous être mis à son service ». Remarquable !

Comme nous l’avons expliqué, Octo a connu deux étapes dans sa transition : d’abord faire de l’agile, puis devenir agile. Devenir agile, d’un point de vue systémique, c’est se mettre au service de son intelligence collective.

Une intelligence collective au service du sens

L’agile ne fait pas de compromis avec les faux-semblants, le bullshit. Il cherche l’efficacité et le respect pour ses acteur·rice·s. Ainsi, l’expérience collective d’Octo a amené les équipes à valoriser les quatres valeurs du manifeste agile :

  • les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils,
  • des logiciels opérationnels plus qu’une documentation exhaustive,
  • la collaboration avec les client·e·s plus que la négociation contractuelle,
  • l’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan.

Personnellement, je suis un fan absolu de ces recommandations. La priorité d’Octo consiste à produire aussi rapidement que possible du code qui fonctionne et apporte de la valeur. Octo est ainsi devenu une entreprise agile en 3 à 7 ans tout en passant de 50 à 150 salarié·e·s. Leur fonctionnement en mode tribu leur a permis de s’ajuster avec une célérité inédite sur le marché et de capter les bonnes opportunités ou de résoudre dans le bon timing les problèmes urgents. Enfin, une recette pour emmener l’adhésion sans imposer ses méthodes : le faire faire. « Le geste façonne la croyance ».

Pour toutes ces raisons, Octo apparaît comme une entité capable de répondre au besoin de sens de beaucoup de ses parties prenantes. Et comme le remarque Ludovic Cinquin, « si la recherche de sens est une constante chez Homo Sapiens, le rôle que joue l’entreprise dans l’accomplissement de cette quête devient plus central ». À cela, on peut ajouter que l’agilité, en mettant les individus au cœur de petites équipes pluridisciplinaires, contribue clairement au sentiment que sa propre contribution change la donne.

Les rôles modèles de la tech mondiale sont désormais connus pour être mus par des MTP – Massive Transformation Purposes – ou missions à impact de transformation massive. Deux exemples qui vont dans ce sens :

  • Tesla : « Accelerate the transition to sustainable transportation » ou « Accélérer la transition vers un transport durable »
  • SpaceX : « Humans must become a multi-planetary species » ou « L’homme doit devenir une espèce multi planétaire »

Une organisation en harmonie

La transformation a été longue et persiste de façon continue, aujourd’hui vers la sociocratie 3.0. Toute opportunité de faire correspondre l’idéal avec le réel est envisagée avec gourmandise et passion : « Beaucoup d’entreprises agiles savent que toute dissonance forte entre ce que l’organisation affiche et ce que les employés vivent au quotidien est un poison mortel dès que la dose augmente ».

Également, par souci de simplicité, Octo a banni le matriciel et développe le principe d’open mercato où chacun peut choisir son manager à l’appui de raisons valables. Pas plus de matriciel que de management pour les 3% (personnes qui essaient de profiter délibérément du système) et une délégation de décision au plus proche de la situation réelle, vécue par la pratique de la consultation et de la concertation.

Pour le reste, les plans stratégiques et autres visions de grands timoniers semblent obsolètes dans le monde ultra rapide et ultra complexe qui est le nôtre. Octo fait sienne la phrase de Herb Kelleher : « We have a strategic plan, it’s called doing things » (ndlr : « Nous avons un plan stratégique, cela s’appelle faire des choses ») .

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Photo par Thomas Decamps
Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola et Ariane Picoche

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