Intelligence collective : et si on arrêtait les workshops à la con ?

Publié dans Humans at work

21 févr. 2022

5min

Intelligence collective : et si on arrêtait les workshops à la con ?
auteur.e
Bénédicte Tilloy

DRH, ex-DG de SNCF Transilien, conférencière, professeure à Science-Po, autrice, cofondatrice de 10h32

HUMANS AT WORK - La carrière d’un·e DRH ou/et d’un·e dirigeant·e est jalonnée d’histoires et de rencontres avec des collaborateur·rices. Notre experte du Lab Bénédicte Tilloy en sait quelque chose. Au cours de sa carrière, elle a recruté, managé et collaboré avec quelques milliers de salarié·es dans des écosystèmes divers et variés. Dans cette série, elle revient sur les rencontres les plus marquantes de sa vie pro, ce qu’elles lui ont appris sur elle, les autres et le monde de l’entreprise.

Je me souviens les avoir accueillis. Habitués à être matinaux, ils étaient en avance et pas très à l’aise. Ils avaient bien pensé à ôter la cravate, mais ils étaient quand même encore un peu raides en costumes et escarpins. La salle, quant à elle, était comme à son habitude en mode anniversaire, entendez par là, ballons, licorne en polystyrène, fraises tagada, coussins en peluche et transats. Ils avaient été invités à une séance de créativité organisée par le directeur de l’innovation de leur grande banque et ne s’attendaient sans doute pas à débarquer dans un lieu aux antipodes de leur univers feutré et rassurant. Pendant qu’ils regardaient alternativement leurs pieds et l’écran de leur smartphone, je pensais que la journée risquait d’être longue. Sans avoir directement participé à sa préparation, je connaissais le programme et les “workshops” qui les attendaient. Non sans malice, j’avais du mal à les imaginer passer du temps à construire une cathédrale ou une tour Eiffel en spaghetti et chamallows.

La suite des événements ne m’a pas démentie. La leçon du fameux atelier “spaghetti et chamallows”, c’est que pour réussir la mise en œuvre d’une idée innovante, il faut tester un max, et y aller par étapes. En effet, les spaghetti cassent et les chamallows sont lourds. Invariablement les structures les plus ambitieuses s’écroulent et on apprend à ses dépends qu’il aurait mieux valu commencer par éprouver les propriétés des matériaux avant de se lancer tête baissée dans la course à la hauteur.

Une demi-journée pour en arriver là. Au mieux, on s’est bien amusés, au pire on a perdu son temps. On peut même avoir fait les deux. Cet atelier, je m’y suis confrontée plus d’une fois. Côté organisateur, et côté participant. Même sentiment à chaque fois : tout ça pour ça. Mes banquiers sont arrivés à la même conclusion, forcément. D’ailleurs, à la fin de la journée, quand l’animateur leur a demandé d’exprimer leur satisfaction dans une ola censée monter d’autant plus haut qu’elle était plus intense, la plupart des bras sont restés collés à la table.
Comme eux et comme moi, vous avez sans doute testé aussi la leçon d’humilité de l’animateur qui vous explique à la fin que les enfants en maternelle font mieux que nous car ils n’ont pas de préjugés. Peut-être l’avez vous retenue à la suite d’un autre workshop comme le pliage de t-shirts en 3 secondes, l’empilage de chaises sans parler, la vague agile en cercle, la balle à faire circuler en vitesse supersonique entre tous, etc….

Tout ça, pour ça…

À moins qu’à l’invitation de l’animateur, vous n’ayez été amenés à inventer au dernier moment un faux secret à partager avec des collègues un peu lointains, pour sceller une complicité surjouée par l’expérience collective de ces jeux pour grands. L’idée de base est simple : pour se prouver qu’on a confiance les uns dans les autres et qu’on peut donc créer sans filtre et sans filet, on partage des infos censées révéler qui on est vraiment. Mais elle peut être mal interprétée : c’est dans ce cadre qu’une personne pourtant peu encline à se raconter nous a livré une fois des confessions coquines aussi inattendues qu’inappropriées. Elle en a ensuite été mortifiée. Une bonne ambiance n’est pas censée brouiller les pistes entre le pro et très perso. Disons le tout net, les secrets appartiennent à l’intime, ils n’ont rien à faire avec l’intelligence collective.

Elle est longue, la liste de ces workshops censés mettre votre créativité en appétit. Il s’en invente tous les jours de plus improbables, et ce d’autant plus que la pandémie a obligé leurs concepteurs à une mise en abyme : il a fallu en effet imaginer comment les rendre compatibles avec les gestes barrière ou le distanciel. Et soyons honnêtes, ils nous ont sans doute un peu détendus pendant le premier confinement, quand nous avons découvert chacun à notre façon que le bureau et l’école pouvaient cohabiter dans la cuisine ou la chambre, et que ce n’était pas facile à gérer.

Ces ateliers prospèrent sur la base d’un grand malentendu. Une équipe dirigeante s’inquiète à juste titre que l’entreprise puisse s’endormir sur ses lauriers. Pour remobiliser des collaborateurs prétendument en manque d’imagination, elle les envoie suivre des sessions de créativité. Pendant une journée, des animateurs croient leur enseigner comment mieux créer ensemble sans réellement comprendre que l’essentiel de leurs difficultés vient des silos, des processus compliqués, des injonctions contradictoires que l’entreprise s’est échinée à inventer. Résultat, des participants de bonne volonté cherchent à reproduire sans y parvenir ce qu’ils ont appris dans les ateliers, d’autres nourrissent leur cynisme en se disant qu’ils ont perdu une journée de travail mais qu’ils se sont bien amusés. Ils se sont fait au passage un avis sur la vista de leurs dirigeants.

Je serais injuste si je m’en tenais là. Même si j’ai souvent trouvé pénible de m’infliger certains workshops qui s’apparentaient à de la maternelle pour adultes, j’ai aussi tiré un grand profit de séances de travail moins exagérément mises en scène mais bien plus productives sur le fond.

La morale RH de l’histoire : savoir distinguer le bon du mauvais atelier

D’abord, une bonne préparation, cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant. Il n’y a pas d’innovation qui ne cherche à résoudre un vrai problème. Il faut donc l’avoir préalablement bien cerné, faute de quoi le risque est grand de s’emballer sur de fausses bonnes idées.

Ensuite, un groupe varié, constitué à la fois d’experts et de parties prenantes concernées, comme des clients, des fournisseurs, des élus, etc… Les regards neufs sont les bienvenus, mais autant les choisir parmi des personnes impliquées qui se soient bien imprégnées du problème à résoudre. Assister à la réinvention de l’eau chaude par des participants croyant avoir trouvé le Graal est toujours un peu pénible et surtout décourageant pour ceux qui se démènent sur le sujet depuis longtemps.

Pour finir, il est capital d’avoir statué sur le sort à réserver aux conclusions de l’atelier. Il est frustrant de ne rien en faire comme il est ridicule de vouloir à tout prix identifier immédiatement une ou deux pistes à faire avancer. Une bonne pratique est de se fixer à courte échéance une occasion de revenir sur les travaux collectifs et d’en extraire ce qui résiste à l’analyse pour décider des étapes suivantes.

Sur la forme, j’ajouterais quelques recommandations :

  • Ambiancer à tout prix des collaborateurs un peu réservés en les obligeant à endosser le rôle du Pokémon ou du personnage de Disney de leur choix n’est pas le meilleur moyen de les détendre, ils n’ont aucune envie de se déguiser, et l’utilisation de post-its est déjà pour certains un décentrage important ! On peut d’ailleurs commencer par recenser leurs premières idées sur un sujet en leur demandant de les noter sur une page blanche.
  • Ne pas tutoyer par principe, dans certains cercles cela s’apparente à un manque de respect, et dans tous les cas, si on souhaite que les participants s’appellent par leur prénom, vérifier que chacun est d’accord pour adopter cette nouvelle règle le temps de l’atelier. La culture interne ne se change pas en claquant dans les doigts, elle s’apprivoise d’abord. Les ateliers de créativité ne sont pas des camps de rééducation, mais des exercices organisés pour produire un résultat commun.
  • Personnellement, je suis attachée à la qualité de l’accueil de chacun des participants et j’aime beaucoup qu’on nous laisse le temps de socialiser. J’ai d’ailleurs remarqué que les petits apartés à l’occasion du café permettaient de créer des relations de confiance, et que le hasard pouvait en profiter pour y faire naître des idées. On appelle cela la sérendipité. Ensuite, je veux bien gonfler des ballons pour donner l’exemple. S’il s’agit bien-sûr d’inventer une nouvelle pompe à air.

Texte édité par Héloïse De Montety
Suivez Welcome to the Jungle sur LinkedIn et Instagram ou abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir, chaque jour, nos derniers articles !

Les thématiques abordées