Le vol en entreprise, quelles raisons nous poussent à passer à l'acte ?

09 mai 2019

8min

Le vol en entreprise, quelles raisons nous poussent à passer à l'acte ?
auteur.e
Nora Léon

Communications & content manager

En septembre 2018, un magazine américain publiait un article provocateur : “Ce qu’il est éthique de voler au travail”, avec un sous-titre tout aussi facétieux : “à quel point devriez-vous vous sentir coupable d’avoir “emprunté” cette ramette de papier ?”

Internet regorge d’articles sur le sujet. Ils vont de celui de Quora “Que se passera-t-il si on vous surprend en train de voler au bureau” à des études sur la psychologie du vol en entreprise. Et pour cause : les vols se multiplient. Selon une étude de l’association Certified Fraud Examiners, les vols au travail s’élevaient en moyenne à 10,6% en 2002, et auraient atteint près de 20% en 2018. Et ce, obligeant les employeurs à commander 20% de fournitures supplémentaires, pour pallier à ces “emprunts”.

Alors, quelle définition donne-t-on au vol en entreprise ? Qui vole quoi ? Dans quel genre de boîtes ? Quelles sont les raisons sous-jacentes au vol, et les risques encourus ?

Droit et recherche : des définitions divergentes

Piquer un stylo par-ci par-là à un collègue, rapporter chez soi deux bouteilles de vin d’un événement… Les formes du vol sont nombreuses.

En droit, ce terme englobe le vol d’argent, de biens, de services liés à l’activité professionnelle, d’informations confidentielles appartenant à l’entreprise : il s’agit du vol interne. Il s’oppose au vol externe, désignant le fait de voler un client. Jusqu’à présent, le vol de temps n’était pas pris en compte — partir plus tôt du bureau, discuter avec ses collègues lors de pauses étirables. Une définition juridique qui sera peut-être amenée à évoluer avec l’avènement du numérique, du travail à distance et du freelancing.

Dans la littérature scientifique, le vol est défini de manière plus large et floue. Les sociologues ont souvent pris le parti des travailleurs (ces recherches sont datées et à gauche). Ditton a inventé dans les années 80 le concept de “salaire invisible” pour parler du matériel pris pour son propre usage pour compléter sa paie, qu’il distingue de la revente de biens de l’entreprise à grande échelle, pour constituer un second revenu. “Les salaires invisibles sont un moyen pour améliorer leurs conditions de travail et leur revenu”. Il distingue les « à-côtés » (perks), liés à chaque métier : les produits de beauté si vous travaillez dans le makeup, du « chapardage » (pilferage), le fait de piquer des fournitures, comme des stylos ou du papier. Les « combines » (fiddle) sont quant à elles des escroqueries mineures aux dépens des clients : garder la monnaie par exemple.

Pour les besoins de cet article, nous étendrons aussi le vol à des formes non juridiques, auxquelles les employés et entreprises peuvent être confrontés.

Que vole-t-on ?

On vole toutes sortes de choses matérielles et plus intangibles.

  • Les biens de l’employeur. Le vol le plus répandu est celui de biens matériels de petite valeur. Stylos, papiers, impressions couleur, agrafeuse… Ces vols sont parfois circonstanciés. Sans tomber dans le cliché, le scotch a tendance à se faire la malle avant les fêtes de Noël, les feutres et cahiers juste avant la rentrée scolaire. Ces “petits” vols peuvent aller jusqu’à des objets plus précieux : un clavier d’ordinateur, un chargeur perdu dans le déménagement des anciens aux nouveaux locaux, ou même l’ordinateur lui-même.

  • De l’argent. Des simples billets pris dans la caisse à de vraies extorsions de fonds organisées, le vol financier est aussi très répandu. Il peut aller du fait de garder la monnaie ou de ne pas partager les pourboires avec l’équipe à de vraies stratégies pensées avec falsification de comptes, sur plusieurs années parfois jusqu’à ce que le pot-aux-roses soit découvert.

  • Vol de données plus ou moins sensibles. À l’heure de la numérisation des données, les entreprises doivent aussi faire face à leur subtilisation. Sébastien Eygazier et Nathanaël Boé-Fréchet sont consultants en cybersécurité. Sébastien nous parle de l’étendue des données volables : “les plus volées sont les données personnelles. Ce sont d’énormes fichiers qui partent d’un coup, c’est rentable ! Cela peut aussi être des informations sur l’entreprise : ses fichiers clients, ses brevets, ses plans de recrutements ou son plan stratégique à plus ou moins long terme. Cela peut enfin être des données produites par l’employé, mais qui sont la propriété intellectuelle de l’entreprise : des fichiers mails avec lesquels ce dernier voudrait partir après sa démission, par exemple”.

  • Vol du temps. Enfin, le vol du temps est plus insidieux. L’employé part plus tôt, ne faisant pas ses heures ; il occupe ses journées à faire parfois des choses personnelles sur son ordinateur de bureau ; il prend des pauses de plus en plus longues à la machine à café ; il ne revient pas au bureau après un rendez-vous client éloigné de son domicile.

Peut-on établir une typologie des voleurs ?

  • Les employés lambdas de tous types d’entreprises. Difficile d’établir clairement les profils de ceux qui carotent. En effet, 100% des employés d’une étude américaine auraient avoué avoir récupéré au moins une fois du petit matériel. On ne peut donc pas considérer que les vols soient l’apanage de personnes déséquilibrées, frustrées ou dans une situation financière désagréable. Contrairement aux clichés, le vol arrive dans tous types d’entreprises, à tous âges et niveaux hiérarchiques. Réfléchissez bien… Avez-vous vraiment acheté tous les stabilos du pot à crayon de votre fils ?

  • Les hackeurs. Ces “pirates” du web volent les données sensibles des entreprises.

  • Les entreprises et les fournisseurs. Contre toute attente, les entreprises elles aussi volent. Leurs employés en les sous-payant par rapport aux prix du marché, ou en refusant de leur payer des notes de frais.
    Elles peuvent aussi dérober des informations stratégiques d’entreprises concurrentes afin d’avoir une lucarne sur leur stratégie et donc une longueur d’avance.
    Les fournisseurs d’une entreprise peuvent aussi se tromper dans la note d’une commande, par exemple, de manière plus ou moins intentionnelle.

Les motivations qui poussent à l’acte

Employés :

  • Obtenir réparation face à une promesse non tenue
    La recherche a montré que les employés volent d’abord pour rétablir un certain équilibre avec un patron qui ne tient pas ses promesses. Les sociologues interprètent le vol principalement comme un moyen politique de résistance contre l’exploitation au travail. Si l’on grossit le trait, voler deviendrait une sorte de “réparation”.

  • Rétablir un équilibre financier
    Le temps passé chez soi étant de plus en plus long à cause du télétravail, l’employé peut se dire que l’emprunt de matériel de bureau compense les frais d’électricité, par exemple. Certains employeurs vont jusqu’à payer une partie de la facture d’électricité ou d’Internet de leurs employés pour éviter ce genre de mécanismes psychologiques.

  • Préparer son l’avenir professionnel
    L’employé peut aussi décider de récupérer des informations en vue d’un départ. Cela peut être, par exemple, un responsable presse qui emporte ses fichiers de journalistes.

Entreprises et hackers

  • L’appât du gain
    Proposer un salaire inférieur au prix du marché peut être considéré comme une forme de vol (non juridique puisque c’est légal) qui permet à l’employeur de faire des économies en embauchant. De même, vendre les fichiers de données personnelles des clients (ce qui est rare mais possible), est motivé par l’appât du gain.

Du côté des hackers, ils volent, selon Sébastien, « tout ce qui peut avoir de la valeur pour le revendre sur le darknet. Par exemple, une liste d’adresses mail ou encore une base de données de mots de passe ». Tout comme pour les entreprises qui font des bénéfices aux dépens des employés, « la motivation première, c’est l’argent ».

  • La compétitivité
    Certaines entreprises volent un brevet ou une technologie à un concurrent pour avoir une longueur d’avance. Ainsi, certaines firmes n’hésitent pas à espionner leurs concurrents. La fin justifie les moyens.

Selon Nathanaël, « le vol de données peut être perpétré juste pour décrédibiliser un concurrent. Imaginez qu’on diffuse les données personnelles de tous les employés d’une banque : ses concurrents gagneraient d’énormes parts de marché. Le hacker peut donc être à la solde d’une entreprise qui veut affaiblir considérablement sa concurrence ».

Lanceurs d’alerte

  • Des raisons éthiques
    Dans la sphère de la morale, Sébastien et Nathanaël mentionnent aussi les lanceurs d’alerte. « Ceux-ci agissent suivant des principes éthiques : ils veulent voler des secrets d’entreprise ou de Défense pour des raisons de convictions profondes sur ce que doit ou ne doit pas faire une entreprise », comment Sébastien. « Ce sont des profils très spécifiques de hackers qu’on appelle des “hacktivistes », précise Nathanaël. On peut citer par exemple Edward Snowden.

Pirates du web

  • La gloire
    Enfin, Nathanaël nous assure que certains hackers volent des données pour la gloire. « Ce sont des puristes au égos surdimensionnés qui peuvent décider de supprimer toutes les données d’un site juste pour le défigurer. C’est un mécanisme égotique pour dire “je suis plus fort que vos pare-feux et j’ai neutralisé le site de X entreprise renommée”. On appelle cela le vol de données exposées ; c’est un sport bien connu ».

Et justement, il note « une augmentation de hackers très bien organisés qui voient le hacking d’une entreprise ou d’un État comme un projet personnel, une sorte de défi. On les appelle dans le jargon des APT (Advanced Persistent Threat). Ils mettent en place des plans de hackings sur plusieurs mois, constitués de hacks technologiques et de social engineering. Cette dernière méthode consiste à manipuler les protagonistes d’une entreprise pour leur extorquer un accès aux données à leur insu : par exemple, appeler le comptable de la BNP en lui faisant croire qu’on est le PDG et qu’on a un besoin urgent d’un virement, pour après accéder aux données et organiser un beau casse. Dans ces cas-là, on remarque que la fierté d’avoir entubé telle entreprise connue peut être supérieur à l’appât du gain lui même. »

Enfin, quels recours face au vol ?

En tant qu’employé ou particulier, en Europe, vous avez la RGPD avec vous depuis l’été 2018. C’est un ensemble de réglementations visant à encadrer l’utilisation des données personnelles à l’échelle des 28. C’est très serieux : les entreprises de l’UE ont engagé des millions d’euros pour se mettre en conformité et les amendes encourues sont drastiques. Certaines firmes ont choisi de se retirer du marché européen pour ne pas à avoir à engager de telles sommes. Dès lors que vous remarquez une utilisation frauduleuse de vos données personnelles, vous pouvez donc réclamer leur suppression. Le droit à l’oubli sur Internet vous permet en outre de demander l’effacement d’informations.

Du côté des entreprises, les procédures en cas de vol peuvent aller du simple avertissement à la faute lourde, pouvant justifier un licenciement. Voici quelques motifs pour lesquels vous pouvez être poursuivi :

  • Vol de matériel de l’entreprise dans le cadre personnel ;
  • Informations emportées à votre domicile sans justification professionnelle.

À noter que si l’employeur engage des poursuites, il ne peut pas vous licencier sur la base de soupçons de vol et devra en apporter la preuve. Une fois au tribunal, les juges apprécient la gravité de la faute du salarié sur la base de plusieurs éléments :

  • L’ancienneté dans l’entreprise. Mentionnons la jurisprudence d’un vol de produits alimentaires par une caissière, qui comptait cinq ans d’ancienneté, qui n’a pas suffi à constituer une faute grave,

  • Le caractère isolé de la faute. Par exemple, une caissière avait volé une pizza sur son lieu de travail sans avoir fait l’objet d’aucune remarque durant les sept années passées dans son entreprise. Les juges ont statué que le vol constituait un manquement isolé qui ne pouvait pas justifier une faute grave,

  • Le préjudice subi. Il a été jugé que le vol d’une paire de lunettes de soleil, d’une valeur de 39€ par un assistant de réception avec 14 années d’ancienneté n’était pas une faute grave ni même une cause de licenciement.

Ces subtilités juridiques signifient que si votre employeur veut vous licencier pour vol, et que le juge pénal statue qu’il s’agit d’une escroquerie ou d’une faute mineure isolée, le licenciement sera caduque. Cet argument est donc à manier avec une grande prudence par les employeurs, car elle peut se retourner contre eux lors du jugement.

Pour conclure, on pourrait consacrer toute un dossier sur le vol en entreprises tant les protagonistes, les enjeux et les motivations sont divers. En tout cas, pensez à nous la prochaine fois que vous voudrez piquer un stabilo, car en entreprise, qui vol un œuf, vole un bœuf.

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