Travailler 8 heures par jour a-t-il (vraiment) un sens ?

24 juil. 2023

5min

Travailler 8 heures par jour a-t-il (vraiment) un sens ?
auteur.e
Pauline Allione

Journaliste independante.

contributeur.e.s

2h53. C’est le temps de travail réellement productif des télétravailleurs, selon un sondage mené par VoucherCloud sur près de 2 000 employés de bureau britanniques. Face à un tel chiffre, l’écrasante dominante de la journée de 8 heures a-t-elle réellement un sens ? Ne gagnerait-on pas à réduire le temps de travail pour évincer les moments d’oisiveté ?

7h, le réveil sonne. 7h10, un passage sous la douche puis un petit-déjeuner avalé en vitesse. 7h45, un dernier check-up dans le miroir avant de partir au boulot… pour n’en revenir que 9 à 10 heures plus tard selon le trajet domicile-travail. Avec une durée légale du temps de travail fixée à 35 heures dans l’Hexagone, une grande partie des travailleur·ses passent huit heures par jour au travail, pause déjeuner comprise. Autant d’heures durant lesquelles on envoie des mails, on remplit des documents, on rencontre des clients, des patients, des partenaires… Mais peut-on réellement être productif durant autant de temps ?

Selon Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, psychologue clinicien et auteur, la question de la productivité n’est pas propre au travail. « Notre cerveau ne fait pas la différence entre ce qui est du travail et ce qui n’en est pas, mais il fait la différence entre ce qu’on appelle des actions performatives et non performatives. Le travail est souvent performatif, mais on peut également être dans un rapport performatif au sport. On fait plein de choses par contrainte, il n’y a pas que le travail », explique-t-il.

Souvent performatives, les tâches réalisées au travail ne demandent pas toutes le même niveau de concentration. Certaines nécessitent d’être à l’abri de toute interruption quand d’autres peuvent s’effectuer plus mécaniquement dans le brouhaha d’un open space. Les moments flottants - les cafés à la machine, les discussions de couloir, les moments d’errance sur TikTok - ne sont pas nécessairement une perte de temps. « On ne peut pas se concentrer huit heures par jour tous les jours. Même en étant au travail, on a des activités variées : on répond à des mails, on va en réunion, on fait un compte-rendu… Personne ne travaille durant huit heures consécutives tous les jours. Ces temps sont nécessaires, sans quoi ça ne fonctionnerait pas », ajoute Albert Moukheiber.

Un modèle pratico-pratique

Si l’on remonte à l’organisation de notre société occidentale, la semaine de 35 heures et la journée de huit heures ont leurs avantages… comme leurs inconvénients. D’abord, parce que l’organisation de notre temps de travail répond surtout à des objectifs logistiques servant à l’économie du pays. « Les différentes entreprises ont besoin de communiquer les unes avec les autres et sur ces huit heures de travail, on sait que tout le monde est relativement disponible », détaille Albert Moukheiber. D’où le fait que vous n’appeliez pas votre boss à 1h du matin pour lui parler d’un projet en cours et que le secrétariat de votre ophtalmo ne vous programme pas un rendez-vous un dimanche après-midi.

Parallèlement au fait de rendre les gens disponibles pour produire de la valeur, certains temps ont, au contraire, été protégés grâce à des mouvements sociaux. « Pendant longtemps, les gens bossaient sans arrêt. Ils dormaient à l’usine dans ce qu’on appelle des “company towns”, il n’y avait pas de droit du travail à proprement parler. Mais au fil du temps, des droits ont été obtenus et on s’est arrêtés aux journées de huit heures », poursuit le docteur en neurosciences. Ainsi, aucune étude ni biologique, ni liée à la productivité, ne prouve que la journée de huit heures est la plus profitable. « Est-ce que quelque chose d’objectif nous dit que la journée de huit heures est mieux qu’une autre division du travail ? Non. Les rythmes sociaux de la société n’ont pas été orientés vers la qualité de vie, ils ont été conquis par des mouvements sociaux et économiques et comme nous sommes nés dans ce monde, nous les acceptons. En psychologie, on parle de “choix par défaut” », explique Albert Moukheiber.

Et si on coupait plus tôt ?

La journée de huit heures étant avant tout un héritage, d’autres modèles d’organisation pourraient s’avérer bénéfiques du point de vue de la production comme du bien-être. Parmi ceux en place, la journée de 5h, notamment répandue en Allemagne, propose de ne travailler que de 8h à 13h. L’idée ? Condenser les activités de production et esquiver le présentéisme, les réunions inutiles et les temps de flottement pour profiter de l’après-midi. Pour que ce soit bénéfique, reste à savoir à quoi est occupé ce temps gagné. « L’une des plus grandes épidémies aujourd’hui est celle de la sédentarité. Mais si je passe moins de temps assis au bureau pour aller regarder Netflix sur mon sofa, cela revient au même d’un point de vue qualité de vie. Si j’utilise ce temps pour sortir, marcher, sociabiliser, c’est évidemment une bonne chose », rappelle Albert Moukheiber.

D’autant que les temps supprimés pour raccourcir les journées de travail ne sont pas tous inutiles. Selon la culture d’entreprise et du travail, mais aussi la vision que l’on attache à ce dernier, les temps flottants peuvent être une nécessité. Small talk et oisiveté éphémère servent de lubrifiant social en entreprise et de ventilo sur un cerveau en surchauffe. « Ces moments sont des composantes essentielles du travail, le travail n’est pas seulement une activité de production, c’est aussi des moments de lien social et d’apprentissage qui octroient des bulles d’oxygène entre deux tâches importantes », confirme Samuel Durand, auteur et conférencier sur le futur du travail.

Des paramètres modulables… mais pas généralisables

En 2004, l’usine Toyota de Göteborg en Suède passait de huit à six heures de travail pour ses employés. Les bénéfices : une meilleure qualité de vie, moins d’absentéisme, plus de motivation donc plus de productivité… Motivé par cette réussite, le pays expérimentait en 2015 la semaine de six heures à un niveau national, avant d’y couper court deux ans plus tard. « Ils se sont rendus compte qu’il y avait d’importants bénéfices pour les personnes dont les métiers sont conditionnés à un lieu donné, dont les salariés de l’usine Toyota. Mais ceux qui travaillaient dans des bureaux peuvent généralement le faire de n’importe où, et ils continuaient leurs tâches une fois rentrés chez eux parce que la charge mentale était encore présente. Les bienfaits d’une journée plus courte fonctionnent pour ceux qui peuvent faire une franche séparation entre le perso et le pro », retrace Samuel Durand.

Bien-être au travail et productivité accrue ne dépendent en effet pas seulement de la réduction du temps de travail, mais surtout de la charge mentale, qui peut être allégée de différentes manières selon les besoins et moyens de chacun. « Le facteur temps est un facteur parmi d’autres que l’on peut moduler. Si je suis aide-soignant et que mon équipe est en sous-effectif, la réduction de mon temps de travail ne changera rien. Mieux vivre au travail peut dépendre de la réduction du temps de travail, de l’augmentation des équipes, de l’augmentation du salaire… », rappelle Albert Moukheiber. Les paramètres à moduler ne sont en effet pas les mêmes pour tout le monde : il faut prendre en compte la pénibilité, les moyens et effectifs mis à disposition, les lieux d’exercice de l’activité… Si la journée de huit heures n’a pas été instaurée pour son impact positif sur la qualité de vie, ni parce qu’elle permet d’abattre des montagnes de taf, rien n’empêche à son échelle, de questionner son rapport au travail et ses attentes pour, dans les limites du possible, revoir son rapport au temps en dehors des modèles dominants. Qu’il s’agisse d’avoir ses après-midi libres ou de ramener son boulot en vacances !

Article édité par Mélissa Darré, photo Thomas Decamps pour WTTj

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