Pourquoi associe-t-on travail et punition ?

14 mars 2022

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Pourquoi associe-t-on travail et punition ?
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Alors qu’on parle de plus en plus de sens au travail, qu’on tend à le percevoir comme un moyen d’apporter sa contribution au monde, d’assouvir ses passions ou encore d’exprimer ses valeurs, le travail peut, en parallèle, être utilisé comme un moyen de punir. Dans le monde judiciaire comme à l’école : on répare ses erreurs en faisant un travail d’intérêt général (car oui, désormais dans le secondaire, il est interdit de faire recopier des lignes). Mais utiliser le travail comme sanction, est-ce réellement responsabilisant ? Ou risque-t-on d’en dégoûter les personnes punies ? Décryptage.

Punir par le travail, une histoire ancienne

Depuis début février 2022, deux communes du Calvados ont décidé de se doter d’une alternative à l’exclusion pour les collégiens et lycéens remuants. Laquelle ? Les envoyer prêter main-forte aux services municipaux, aux associations ou encore aux pompiers pendant trois jours. L’idée étant de faire de cette incursion dans le monde du travail une expérience restaurative et responsabilisante : au lieu de rester chez eux pendant plusieurs jours, les jeunes réfléchissent à leurs actes et se responsabilisent. S’ils ont mis un camarade en danger, ils peuvent par exemple être envoyés chez les pompiers, ou dans les services de la ville s’ils ont détérioré leur établissement…

L’idée de faire amende honorable par le travail n’est pas nouvelle : « En 1945 est adopté un article de loi qui permet la réparation pénale pour les mineurs : une activité d’aide ou de réparation au bénéfice de la victime ou dans l’intérêt de la collectivité », écrit Hélène van Dijk, fondatrice de l’association Question de justice, dans l’ouvrage collectif L’Impasse de la punition à l’école (sous la direction d’Éric Debarbieux, Armand Colin, 2018). En 1983, le ministre de la Justice Robert Badinter crée le travail d’intérêt général (TIG) : un travail gratuit effectué dans une association ou un service public par l’auteur d’une infraction, en complément ou en remplacement d’une autre peine. S’ancre alors l’idée de “réparer” sa faute en effectuant un travail utile à la société qu’on a blessée par son crime ou son délit. En 2011, le TIG fait son entrée au collège et au lycée : une refonte partielle du Code de l’éducation permet aux conseils de discipline de prononcer un TIG comme peine principale ou comme alternative à une autre sanction. À l’époque, comme le souligne Le Parisien, seuls deux ou trois lycées franciliens ont recours à la mesure ; aujourd’hui, il est difficile de trouver des sources pour estimer combien d’élèves se frottent au monde du travail en lieu et place d’une exclusion. En revanche, à l’intérieur même des établissements, la pratique semble assez répandue. Lucie Vallée, professeure de français au collège, explique que « ce n’est pas utilisé par les profs, mais par la CPE. S’il y a des débordements dans la cour ou à la cantine, au lieu d’exclure l’élève, on fait ce qu’on appelle une ‘exclusion-inclusion’ : l’élève est exclu des cours mais il reste dans le collège, et il va nettoyer la cour de récré ou la salle de permanence, ou alors aider à ranger à la cantine ».

La punition par le travail est une sorte d’arlésienne ou de marronnier : de temps en temps, le sujet revient dans l’actualité et si les articles ont tendance à se multiplier, il est compliqué d’évaluer à quel point ce dispositif est réellement utilisé. Au-delà du système scolaire, la mesure semble sous-employée : Emmanuel Macron estimait en 2017 qu’il faudrait avoir beaucoup plus recours au TIG pour lutter contre la surpopulation carcérale. Pourquoi, alors, l’idée d’utiliser le travail comme punition continue-t-elle d’avoir autant de succès ?

La philosophie du travail qui punit

Sa racine est très probablement à trouver dans la morale judéo-chrétienne. Dans la Genèse, après avoir constaté la désobéissance d’Adam et Ève dans le jardin d’Eden, Dieu les condamne tous les deux au travail : la femme à une procréation douloureuse et périlleuse (on parle bien de “travail” au moment de l’accouchement) et l’homme au labeur pour subsister. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », lui dit-il. Le travail est donc indispensable à la survie, et c’est là qu’est la punition. Comme l’explique Anne-Sophie Moreau, rédactrice en chef de Philonomist, à Paul Lafargue, auteur du Droit à la paresse, le travail ne devrait être qu’un effort consenti de temps en temps pour sentir encore plus profondément à quel point il est doux de ne rien faire. Et on ne va pas vous refaire le coup de l’étymologie du mot “travail”, dérivée du nom d’un instrument de torture.

Bref, il est entendu que le travail n’est pas naturel, et donc pénible : cela en fait une punition idéale dans une vision du monde où il faut souffrir pour expier. Mais ce n’est pas tout : faire travailler gratuitement l’individu pour la société est aussi très utile pour elle. Dans un article du Monde, David Lisnard, maire LR de Cannes, ne s’en cache pas du tout : pour lui qui « défend les intérêts des contribuables », le travail d’intérêt général est avant tout une manière d’obtenir « une main-d’œuvre gratuite » dans « une démarche globale d’optimisation budgétaire ». En réparation du mal qu’il a infligé à la société, le moins que puisse faire l’individu est de travailler gratuitement à la rendre un peu meilleure.

Prendre le risque de dégoûter du travail ?

Mais avec cette vision du travail comme quelque chose de pénible, punitif et que l’on doit aux autres plutôt qu’à soi-même, ne risque-t-on pas d’en dégoûter ? Il est intéressant d’observer que l’argument principal mobilisé en faveur du travail comme punition, c’est justement qu’il est aussi utile pour l’individu. On a tendance à le présenter moins comme une sanction que comme une alternative à la sanction, censée constituer une chance de prendre ses responsabilités et de trouver une voie.

C’est en tous cas la réflexion avancée pour les jeunes du Calvados : comme l’explique au Parisien Florence Duquesne, élue municipale référente du Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), l’objectif est de donner une “chance” aux élèves menacés d’exclusion. On espère ainsi leur éviter de tomber dans la délinquance et, pourquoi pas, faire naître des vocations – notamment chez les pompiers. Lucie Vallée, elle, observe que les élèves condamnés à une exclusion-inclusion ont l’air de plutôt bien le vivre : « On remarque qu’ils sont assez fiers, ça leur plaît d’être dehors, d’agir, de voir le résultat de leur travail. Ça leur donne du sens, et c’est mieux que d’être dans le couloir des professeurs en train de faire des devoirs devant tout le monde. » L’utilité pour l’individu rejoint alors l’utilité pour la collectivité : « Dans le public, on n’a plus le droit de donner des devoirs écrits en punition, et au fond ça a du sens de ne pas utiliser l’apprentissage comme une sanction. On la déplace sur autre chose : rendre leur collège plus beau, comprendre que c’est à tout le monde, qu’il faut en prendre soin », observe l’enseignante.

Cet alignement entre intérêt individuel et collectif préside aussi à la défense du TIG. En 2017, quand il s’est agi d’y élargir le recours, le ministère de la Justice faisait valoir qu’il permet d’éviter « l’effet désocialisant de l’emprisonnement » pour la personne sanctionnée et de « favoriser son insertion sociale ». Au Monde, Gilles Ducasse, délégué général adjoint de la branche économie sociale et insertion d’Emmaüs, disait y voir une « sanction intelligente » qui permet à certains de découvrir pour « la première fois le secteur de la solidarité » ; l’adjointe en charge de la cohésion sociale et territoriale à Bordeaux Alexandra Siarri, elle, estimait que « n’importe quel individu doit trouver sa place dans la société, peu importe son parcours. D’autant que tendre la main fait partie de notre mission de service public. »

Le travail est alors vanté comme une alternative constructive et positive à la sanction. Grâce à lui, les jeunes et les condamnés ont l’opportunité de (re)devenir des membres productifs de la société. Derrière cet espoir, se niche une conception positive du travail : si on est forcé de s’y frotter, il est entendu qu’on en ressentira les vertus et on y prendra goût. Au fond, la vraie punition dans tout ça n’est peut-être pas le travail en lui-même, mais le fait de travailler sans rémunération. Car c’est cela que notre utilisation du travail comme sanction dit vraiment : tout travail mérite salaire – sauf quand on a commis une faute envers la société.

Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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