Le travail bien fait est-il toujours d’actualité ?

16 mars 2023

6min

Le travail bien fait est-il toujours d’actualité ?
auteur.e
Elise Assibat

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

Dans un monde post covid où la sphère professionnelle rebute plus qu’elle n’attire, qu’en est-il du travail bien fait ? Zoom sur cet effort consciencieux que l’on met dans une activité pour le plaisir de la qualité.

Érigé au rang de modèle sur les bancs de l’école et valorisé par la société, le travail bien fait est un concept qui traverse les années et les corps de métier. Pourtant, la volonté de s’y adonner ne provient pas nécessairement de directives managériales mais bien de nous-mêmes. Alors d’où vient cette satisfaction qui nous pousse à nous dépasser ? Et peut-elle encore exister à notre époque ? Marc Loriol, sociologue et chercheur au CNRS, spécialisé dans les questions de santé au travail, fait le tour du sujet.

Quand le travail bien fait nous fait du bien

Souvent assimilé à une vague de soucis, il est plus rare de parler du travail comme d’une source de satisfaction. Pourtant, rien de tel que le plaisir de s’être impliqué et investi au service d’une activité que l’on considère digne d’intérêt. Et pour cause, ces compétences finement exécutées donnent du sens à ce que l’on fait et valorisent notre égo. Pour comprendre cette réaction, le sociologue Marc Loriol s’est intéressé à une usine de production de moteurs électriques à Beaucourt. Et plus précisément aux ouvrières chargés du bobinage de la partie fixe de ces moteurs. « Face à cette tâche, ces derniers ont déclaré éprouver une grande fierté à l’idée de créer un moteur qui fonctionne bien, mais aussi d’en comprendre toute sa spécificité, rapporte le sociologue. C’étaient des petites séries de moteurs très spécialisés par exemple pour équiper des centrales nucléaires, des sous-marins atomiques… » Les pièces produites sont donc pointues, équipées d’un cahier des charges exigeant et dont le but final est d’assurer un besoin de sécurité important. « N’importe qui ne peut pas se charger de cette tâche et c’est de cette capacité à produire un travail spécifique et méticuleux que les ouvriers tirent leur contentement. », analyse le sociologue.

Mais si la satisfaction du travail bien fait nous procure de la joie, ce sentiment existe aussi et surtout grâce aux autres. À commencer par ceux qui font le même métier que nous et qui nous accompagnent au quotidien. « En effet, ce sont vos collègues qui sont le plus à même d’apprécier la technicité, la beauté et le travail du geste dans la mesure où ils le comprennent, révèle le spécialiste. Et c’est le partage de ces valeurs communes qui va donner un sens plus important au travail que l’on exécute. » En sociologie, on parle alors de dimension intersubjective. « Autrement dit, le beau travail est beau pour soi car il est beau pour les autres, traduit Marc Loriol. Et de fait pour un artisan, un beau travail est celui qui va être reconnu par des gens plus expérimentés comme de qualité, avec à la fois un style original, mais aussi une technicité irréprochable. » Le jugement du groupe est donc essentiel puisqu’il confère au travail une valeur reconnue par tous. « On comprend alors pourquoi le télétravail a pu autant peser sur le moral des salariés, révèle le chercheur. La fierté n’est pas la même si personne n’est là pour en témoigner. » Et en ayant plus de mal à reconnaître un travail bien fait sans le regard des autres, on finit même par se demander si nos efforts vont être suffisamment reconnus. « Ce qui explique aussi pourquoi les employés ont en moyenne plus travaillé à distance qu’en présentiel », ajoute Marc Loriol.

Enfin et plus largement, la dimension sociale du travail bien fait redouble d’importance car s’appliquer dans son activité revient à penser à ceux qu’elle va concerner par la suite. « Prenons l’exemple de la palette dans un contexte de transport de marchandise étudié par mon collègue David Gaborieau, met en lumière Marc Loriol. Une belle palette est celle qui va rentrer facilement dans le camion, donc on pense au transporteur qui va s’en charger afin de ne pas lui demander plus d’effort ; mais on pense aussi aux chefs de rayon qui auront du mal à vendre si les palettes ne permettent pas d’accueillir ses produits comme il faut, et évidemment aux clients qui n’auront pas envie de consommer des produits abîmés. »

La satisfaction du travail bien fait relève donc de l’appartenance à une communauté mais aussi du sentiment d’être utile pour le collectif. Mais dans notre monde actuel, est-il encore possible d’embrasser un tel investissement ?

Le combat du travail bien fait à notre époque

Si le travail bien fait rassemble des individus ayant le sentiment de partager un même destin, l’évolution de la sphère professionnelle vient contrarier ces ambitions. De fait, l’essor de l’économie mondiale a entraîné des changements dans les types d’emplois disponibles et le monde de l’entreprise s’est nettement complexifié. « Tout d’abord car de plus en plus de statuts de salariés différents vont être amenés à travailler ensemble, énonce Marc Loriol. CDI, CDD, indépendant, interim… Toute une multiplicité d’emplois plus ou moins précaires qui viennent considérablement réduire le sentiment de partager une même communauté d’intérêt. » Par exemple, dans les Ehpad concernés par des problèmes de recrutement, les soignants aux contrats à durée limitée et intérimaires sont de plus en plus nombreux à être embauchés à la pelle ou en remplacement. Et cela se ressent dans l’enjeu de transmission qui se joue entre les plus expérimentés et les nouvelles recrues. « Les soignants plus anciens n’ont pas la même énergie de partager leur savoir-faire pour former des gens de passage, constate le chercheur. Et c’est le collectif qui se retrouve fragilisé. »

Par ailleurs, de cette complexification du monde du travail est né un parti pris des entreprises de la rentabilité sur la qualité. « Autrement dit, on va reprocher aux travailleurs de produire de la surqualité alors qu’un travail passable aurait été finalisé plus rapidement et aurait donc été plus rentable pour l’entreprise », explique Marc Loriol. Dans le secteur public de la santé, cette course à la productivité prend même la forme très concrète de la tarification de l’activité. « Ainsi chaque malade admis dans un hôpital est inscrit dans une catégorie en fonction de sa pathologie », poursuit le spécialiste. Créé en 2004, ce système permettrait de comparer les hôpitaux entre eux en fonction de leurs dépenses, avec comme objectif d’inciter ces derniers à maîtriser leurs coûts. « Et puisque les directeurs d’hôpitaux ne veulent pas voir l’endettement de leur établissement s’accroître, ils finissent par adopter des stratégies pour baisser le coût moyen de traitement par pathologie, déplore Marc Loriol. Mais à garder ainsi l’œil rivé sur les chiffres, on pousse les gens à tricher, à jouer avec les marges en permanence. » Et bien évidemment, le temps consacré à cette traçabilité administrative se fait au détriment du temps passé auprès des patients. C’est ainsi qu’un sentiment de ne plus pouvoir faire leur travail comme ils le voudraient grandit parmi les soignants. « Notons qu’on retrouve également cette pression de la rentabilité au détriment de l’humain dans la police, soumis au même management public tourné vers le chiffre (interpellations, PV, taux d’élucidation…) », ajoute le sociologue. En effet, à peu près à la même époque que pour les hôpitaux, les années 2000 ont également vu s’instaurer une politique de chiffre dans les commissariats du pays. « Sauf que pour faire du chiffre, il n’est pas question de belles affaires mais d’activités facilement réalisables, nuance Marc Loriol. Alors plutôt que de plancher pendant dix jours pour démanteler tout un réseau de trafiquants de drogue, on va plutôt partir à la chasse aux petits dealeurs. » La raison ? Ces deux missions valent exactement le même nombre de points tarifés au bout du compte, à l’exception que l’une demande du temps et que l’autre non, ce qui permet de faire plus de chiffre

Entre espoir et colère : ce qu’il reste du travail bien fait

Finalement, cette injonction à la rentabilité nous pousse à travailler dans l’urgence, quitte à sacrifier la qualité du travail. Il est donc de plus en plus complexe d’envisager un travail bien fait aujourd’hui dans la mesure où l’utilité sociale et technique est mise de côté. « Sans compter la précarisation du collectif, des individus de plus en plus isolés et une compétitivité croissante », énumère Marc Loriol à regret. Pourtant il existe encore des traces de travail bien fait dans les secteurs partiellement épargnés par les injonctions économiques. « Par exemple, dans les soins palliatifs, on retrouve la possibilité d’offrir un accompagnement sur le long terme avec davantage de personnel expérimenté et motivé pour accompagner les malades en fin de vie », rappelle l’expert. Et par moment, des sursauts de résilience peuvent encore être observés dans la société. « On l’a vu au moment du covid, une grande part d’autonomie a été laissée aux soignants et leur rôle a de nouveau été valorisé et mis au premier plan », se souvient Marc Loriol. Chaque soir ils étaient applaudis et pendant toute une période il y a eu un engagement très fort de leur part malgré les difficultés. « Mais très vite, les agences régionales de santé ont repris la main et ont voulu de nouveau tout réglementer, les conflits entre les services ont repris et cet enthousiasme du départ est retombé », déplore le sociologue.

Cette impossibilité à s’appliquer dans son métier se ressent donc nettement dans les mutations du travail qui se jouent actuellement. « Les individus rêvent de changer d’activité, de se reconvertir, et la longévité en entreprise n’est plus une fin en soi, conclut Marc Loriol. Il suffit aussi d’observer la colère qui gronde face au recul de l’âge de départ à la retraite par des travailleurs qui estiment ne pas pouvoir tenir jusqu’à 64 ans. » Pour le sociologue, tout cela ressemble bien à une conséquence des difficultés à s’assurer cette satisfaction du travail bien fait.

Article édité par Manuel Avenel, photographie par Thomas Decamps

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