En 2021, peut-on encore s’élever socialement par le travail ?

09 déc. 2021

7min

En 2021, peut-on encore s’élever socialement par le travail ?
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Emma Poesy

Journaliste indépendante

Soixante ans après la publication de La Distinction de Pierre Bourdieu, dans lequel le sociologue pointait pour la première fois le phénomène de reproduction sociale à l’œuvre en France, les récits de transfuges de classe (ces femmes et ces hommes ayant vécu un changement de milieu social au cours de leur vie) continuent de fleurir en librairie. A la dernière rentrée littéraire, pas moins de trois livres ont été publiés sur le sujet, dont ceux du journaliste Adrien Naselli et de l’écrivain Edouard Louis. Tous fustigent le “mythe” de la méritocratie. Alors, en 2021, peut-on vraiment réussir à la seule force de notre travail ? Décryptage.

« Je ressentais un sentiment de schizophrénie entre la “Moi” de classe prépa, pédante et pompeuse, souhaitant plus que tout s’insérer dans son milieu mais, ce faisant, j’avais l’impression d’être déracinée, de perdre quelque chose, et j’en voulais à mes parents. » À l’autre bout du fil, Maïssa, qui sera bientôt professeure agrégée d’histoire, témoigne avec colère de ce sentiment de culpabilité qui l’étreint depuis qu’elle a entamé des études supérieures prestigieuses tandis que ses parents, eux, sont restés l’ouvrier et la femme au foyer qu’ils avaient toujours été.

La “schizophrénie” que Maïssa évoque, de nombreux autres transfuges de classes - ces individus ayant au cours de leur vie vécu un changement de milieu social - l’ont ressentie avant elle. Certains continuent même à en faire des livres. Dans Changer : Méthode (Seuil, 2021), l’écrivain Édouard Louis, né dans une famille ouvrière du Nord de la France, raconte l’apprentissage de nouveaux codes socio-culturels pour s’intégrer aux classes supérieures qu’il côtoie après son admission à l’École normale supérieure (ENS), en 2011. Au même moment, le journaliste Adrien Naselli publie son essai Et tes parents, ils font quoi ? Enquête sur les transfuges de classe et leurs parents (Jean-Claude Lattès, 2021). Des récits qui montrent la douleur qui accompagne des ascensions sociales encore très rares selon les statistiques, et viennent porter un coup à l’idée répandue du “quand on veut on peut”. « D’après l’OCDE, il faut six générations pour qu’un enfant né dans une famille pauvre atteigne le revenu moyen » rappelle Adrien Naselli dans l’introduction de son essai. De quoi mettre à mal un mythe républicain qui valorise le mérite individuel et laisse entendre que chacun est libre de son destin…

Durs combats contre l’inégalité des chances

Pour l’essayiste, fils d’une secrétaire et d’un chauffeur de bus, également diplômé de l’ENS et du centre de formation des journalistes, il était important de rappeler que les parcours de transfuges de classe, souvent médiatisés, sont en réalité très rares : « En écrivant ce livre, je voulais dédramatiser notre vision des transfuges de classe et peut-être aussi consoler les gens qui n’ont pas pu faire cette ascension sociale » explique-t-il. Parce que les parcours de transfuges, même s’ils sont rares, doivent souvent leur parcours à des parents qui croyaient farouchement au pouvoir émancipateur de l’école : « Je voulais rappeler que derrière ces méritants, il y avait des parents qui souvent, sacrifient beaucoup pour leurs enfants, et qu’en fin de compte on leur donne très peu la parole » ajoute Adrien Naselli. Une conclusion que conforte le parcours de Maïssa, fille d’un ouvrier dans la sidérurgie et d’une mère au foyer, aujourd’hui élève à l’école normale supérieure de la rue d’Ulm : « Mes parents croyaient en la méritocratie et en l’école, ils m’ont toujours incitée à prendre tout ce qu’il y avait à prendre » résume l’étudiante en histoire, originaire de Berck dans le Nord. « Pendant mes années de classe préparatoire, ils m’aidaient même à réviser mes cours alors qu’ils n’y comprenaient rien, faisaient des allers-retours jusqu’à Lille où je faisais mes études pour que je n’aie rien d’autre à faire que réviser. Sans leur aide, je n’aurais jamais pu rattraper mon retard culturel » ajoute-t-elle.

Pour Rose-Marie Lagrave, autrice de Se ressaisir (La Découverte, 2021), un récit autobiographique sur son parcours de transfuge, la méritocratie est un artefact qui permet de mettre à distance les inégalités scolaires : « Dire que “quand on veut on peut” revient à ne pas tenir compte d’un contexte politique et social » explique celle qui est devenue directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), « Pour pouvoir, il faut pouvoir vouloir, c’est-à-dire bénéficier d’un atout scolaire et financier. » La sociologue s’érige contre la tendance des médias à survaloriser les transfuges de classe : « On monte en épingle les cas de transfuges, alors qu’ils confirment la règle de l’inégalité des chances. »

Un grand sentiment de décalage

Et puis, pour brouiller les statistiques, il y a celles et ceux qui tentent de se “marketer”, s’inventant produits de la méritocratie alors qu’ils viennent de milieux aisés. De quoi énerver les vrais concernés. « Pas plus tard qu’aujourd’hui, j’ai entendu une responsable politique dire qu’elle était transfuge de classe alors qu’un de ses parents est médecin » s’agace Adrien Naselli au téléphone. En écrivant son livre, le journaliste indique s’être lui-même heurté à beaucoup de “faux transfuges” : « La plupart des gens me disaient qu’ils étaient transfuges alors que leurs parents étaient profs » indique-t-il, « Même si le décalage que peuvent ressentir ces personnes est intéressant, il n’est pas le même que celui des enfants de personnes non-diplômées. »

Ce sentiment de décalage qui advient au moment de l’entrée dans les études supérieures est systématique chez les témoins de l’enquête d’Adrien Naselli. Cette impression d’être moins cultivée que les autres, Maïssa l’a ressentie aussi lors de son arrivée en classe préparatoire à l’école des Chartes : « Le programme portait sur l’histoire de France, moi je n’y connaissais rien alors que tous les élèves avaient des bases énormes » se remémore-t-elle, « les autres parlaient de leur passion pour La Princesse de Clèves au déjeuner, construisaient presque leur personnalité autour des classiques que nous avions dû lire pendant les vacances d’été, ça en devenait ridicule » ironise l’ancienne khâgneuse.

Pour Quentin, fils d’un technicien de maintenance et d’une mère aide-soignante, aujourd’hui étudiant à Audencia Business School, ce sentiment de décalage venait moins du manque de capital culturel que de soft skills, ces “savoir être” dont les écoles de commerce raffolent : « Les premiers jours de classe, j’ai tout de suite senti que les autres élèves étaient différents et que je ne pourrais pas être comme eux » se souvient-il. Parmi ces soft skills, l’aisance relationnelle (mise en valeur dans des travaux de groupe) ou la prise de parole en public (très sollicitée par divers exposés en classe) : « Je me souviens d’un travail de groupe avec une élève qui n’avait pas travaillé, mais qui a improvisé à l’oral et qui a réussi parce qu’elle était sûre de ce qu’elle disait. Moi, quand j’ai pris la parole, j’ai bégayé et le prof m’a repris » résume celui qui est aujourd’hui en stage en tant qu’analyste financier au sein d’un grand groupe. Jérôme, qui a grandi aux côtés d’un père ouvrier pour la SNCF et d’une mère au foyer se souvient également de l’endogamie sociale dans la fac de médecine où il a fait ses études : « Tu comprenais rapidement que les gens qui t’entourent étaient tous fils de médecin ou d’avocat » résume le quarantenaire, devenu urgentiste.

L’éternel syndrôme de l’imposteur ?

Tous les secteurs d’activités ne sont pas pareillement discriminants pour les transfuges de classe : le sentiment de décalage culturel est plus puissant dans les cursus qui nécessitent un important bagage culturel à l’entrée: « Dans les milieux universitaires, c’est forcément plus compliqué parce que la culture est censée aller de soit, rappelle Adrien Naselli, alors qu’en sciences par exemple, le vernis culturel est souvent moins mobilisé. » C’est ce que confirme Jérôme, le fils de cheminot, qui explique ne pas avoir souffert d’un décalage social dans sa vie active. Pourtant, l’urgentiste se souvient de ses années d’externat, où les opportunités n’étaient pas les mêmes en fonction de la profession des parents : « Un de mes anciens chefs de service en réanimation avait toutes les qualités pour être professeur en médecine - un poste très prestigieux - et en fin de compte, on lui a préféré le fils d’un prof de médecine, alors qu’il était moins talentueux ».

Du côté des entreprises, les discriminations subies par les transfuges continuent en tout cas d’être mesurées. Et ce même s’ils ont intégré les “manières d’être” de leur nouveau milieu. Dans un article intitulé “La vulnérabilité au travail des cadres d’origine populaire”, la maître de conférences en sociologie spécialisée dans les organisations du travail, Lucie Goussard, égrène les normes sociales en vigueur dans l’entreprise qui empêchent les cadres transfuges de se hisser en haut de la hiérarchie. Parmi elles, la montée des “exigences comportementales”, qui valorisent la capacité à se montrer “persuasif”, “force de proposition” et “mobiles”. Autant de qualités qui sont l’apanage des “cadres héritiers”, plus à l’aise avec ces normes comportementales. À contrario, les cadres transfuges sont moins à l’aise avec ces injonctions, craignent de ne pas être à la hauteur et doivent composer avec une éducation qui a souvent érigé la discrétion en valeur cardinale.

Quand ce ne sont pas les normes comportementales qui les empêchent de briller auprès de leurs pairs, les transfuges de classe sont désavantagés en entreprise par le manque de réseau. Souvent issus de grandes écoles ne comptant pas parmi les plus prestigieuses - pour les ingénieurs Lucie Goussard mentionne Polytechnique, Centrale Paris ou l’école des Mines - qui comptent une très faible proportion d’enfants d’ouvriers, ceux-ci n’ont pas accès aux réseaux d’anciens élèves de ces écoles qui tendent, bien souvent, à se coopter pour les postes les plus valorisés selon des “logiques d’étiquetage” qui bénéficient le plus souvent aux “cadres héritiers”.

Pour leur part, désormais bien insérés dans leurs vies professionnelles, Jérôme et Quentin assurent ne plus ressentir de syndrôme de l’imposteur, ce mal qui rongent souvent longuement les transfuges. « Ce n’est pas quelque chose qui me pèse » résume sereinement l’analyste financier. Pour autant, si la culture d’entreprise n’impose pas de parler de ses origines sociales, Quentin sait qu’il n’a pas besoin d’en parler pour que ses collègues sachent d’où il vient : « J’ai l’impression que les gens privilégiés s’identifient entre eux, qu’il n’y a pas besoin que ça se sache pour qu’ils se reconnaissent. » Jérôme, lui, se rend compte que ses origines sociales ont eu des conséquences sur ses choix de carrière : « Je suis 100% pro hôpital public, je n’ai pas une âme de médecin du privé » explique l’urgentiste. Et tant pis s’il gagnerait « trois fois plus » dans une clinique.

Repenser le mérite

Jules Donzelot, qui a travaillé sur les politiques anglaises d’égalité des chances, fustige aujourd’hui notre vision franco-française du mérite : « En France, le mérite représente notre capacité à accéder aux études les plus valorisées et donc forcément les plus difficiles » décrypte-t-il. « En réalité, il conviendrait d’interroger la valeur symbolique que nous accordons à chaque métier et d’en finir avec cette idée qu’il existe de petits métiers, moins valorisants que ceux qui nécessitent de faire de grandes études » ajoute le chercheur, qui s’est engagé dans une association qui permet à des jeunes d’accéder à des métiers qui leur plaisent, sans tenir compte de la difficulté des études à faire pour y parvenir.

Pour Adrien Naselli, le mérite gagnerait à ne pas être perçu que d’un point de vue scolaire : « Si on voulait parler de mérite, on pourrait par exemple s’intéresser aux jeunes qui travaillent et étudient en même temps. (…) Je suis étonné que les recruteurs ne s’intéressent pas davantage aux petits boulots » soulève-t-il. Puisque les soft skills sont désormais le Graal lors des recrutements pour un stage ou un premier emploi, on pourrait imaginer qu’un de ceux-là soit le petit job fait parallèlement aux études.

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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