Le “travailler moins”, grand absent de la campagne présidentielle

11 avr. 2022

6min

Le “travailler moins”, grand absent de la campagne présidentielle
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Emma Poesy

Journaliste indépendante

L’entre-deux-tours est déjà là, après une campagne présidentielle où un certain nombre de thèmes importants n’ont pu s’imposer dans le débat public. Parmi eux, la durée légale du temps de travail est restée peu débattue, alors même que, partout dans le monde, les voix s’élèvent sur ce sujet. Semaines de quatre jours, 32 heures, envie de flexibilité et de retour à une vie personnelle plus riche… De nombreuses études prouvent que la réduction du temps de travail est bénéfique pour les travailleur·euse·s (simples salarié·e·s, comme manager·euse·s ou dirigeant·e·s), pour les entreprises mais également pour… la planète. Alors, comment expliquer ce silence ?

La réduction du temps de travail faisait partie des propositions qui ont suscité le plus d’enthousiasme chez les militants et le grand public, se souvient Sandrine Rousseau, candidate lors de la primaire d’Europe Écologie Les Verts. L’économiste de formation, qui se revendique d’une forme de radicalité, a beaucoup fait parler d’elle en proposant plusieurs mesures choc, dont cette réduction drastique du temps de travail. Avec un certain succès. « Les gens venaient me voir, m’écrivaient, pour me dire qu’ils soutenaient cette mesure. C’est une des propositions qui a le plus suscité l’adhésion » assure l’économiste. Un constat adoubé par les chiffres : selon les études, entre 60 et 70% des Français seraient favorables à la semaine de quatre jours.

Si ses détracteurs ont souvent pointé la radicalité de la candidate écoféministe, cette proposition est loin d’être marginale en Europe, où un nombre croissant de pays adoptent la semaine de quatre jours sans réduction de salaire pour les employés. En Islande, une expérimentation menée entre 2015 et 2019 dans certaines entreprises a révélé l’efficacité de la mesure : les salariés qui travaillent moins sont plus productifs et plus heureux. Le pays, qui a généralisé la mesure, a rapidement été suivi par ses voisins, comme la Belgique et l’Espagne. Outre-Rhin, l’Allemagne a lancé le débat puis s’est vue contrainte de l’adopter en pleine pandémie, pour éviter les licenciements dans certaines entreprises. Le Royaume-Uni va quant à lui lancer la plus grande expérimentation jamais faite sur la semaine de quatre jours, avec plus de 60 entreprises et 3 000 salariés concernés.

Alors, comment expliquer que cette mesure, plébiscitée dans un nombre croissant de pays, n’ait pas fait son chemin à travers les débats de la Présidentielle française ? « Notre pays a pourtant été l’un des premiers à parler de réduction du temps de travail », rappelle le sociologue Jean-Yves Boulin. Selon lui, l’absence de débat récent sur la réduction du temps de travail, au royaume des 35 heures, s’explique avant tout par l’écrasante présence d’un autre thème durant cette campagne : celui du pouvoir d’achat. « Les salariés seraient favorables à une réduction du temps de travail, mais la question du salaire et de la compensation est toujours posée derrière, note-t-il. Cela leur fait souvent craindre pour leur pouvoir d’achat. » Autrement dit : la semaine de quatre jours, oui ; la peur d’une paie de quatre jours, non merci !

Un tabou politique

Pour le politologue Paul Bacot, auteur de Les Mots de l’Élection présidentielle sous la 5e République (Presses universitaires du midi, 2022), l’absence de propositions fortes autour de la réduction du temps de travail pourrait également être une des conséquences de la mise en œuvre de la loi Aubry, qui a acté le passage aux 35 heures. « Avec cette loi, les Français ont eu l’impression qu’on les empêchait de gagner plus » estime le chercheur. Selon lui, la mise en place de cette mesure a « semé le trouble chez les salariés », leur donnant parfois l’impression qu’elle limitait leur pouvoir d’achat. « En fin de compte, Nicolas Sarkozy (lors de la campagne de 2007 ndlr.) a largement profité de cette mesure avec sa thématique du “travailler plus pour gagner plus” et la défiscalisation des heures supplémentaires » juge-t-il. « Aujourd’hui, à gauche, les responsables politiques sont beaucoup plus prudents sur ce thème et pensent qu’ils n’ont pas intérêt à mettre cette thématique en avant » conclut le politologue.

Pour Pierre Larrouturou, député européen Nouvelle Donne et militant de longue date pour la semaine de quatre jours, la situation actuelle s’explique aussi par la manière très ambigüe dont le gouvernement socialiste de l’époque a mis en place cette loi. « La gauche a instauré une durée légale de 35 heures mais n’a pas été au bout de sa réforme en permettant aux entreprises de faire travailler leurs employés jusqu’à 38h30 hebdomadaires pour peu cher, explique-t-il. Résultat, cette réduction du temps de travail a créé peu d’emplois et n’a pas suscité l’engouement que l’on attendait. » La réforme aurait donc été perçue comme un échec, parce que mal appliquée, juge-t-il. Et cet héritage politique se répercute sur les candidats de gauche, encore aujourd’hui. En effet, si ces derniers se disent tous favorables aux négociations pour les 32 heures, - les Insoumis, les Écologistes et les Communistes -, les débats portent principalement sur le pouvoir d’achat, le blocage des prix et l’augmentation des salaires.

De plus, note Jean-Yves Boulin, la question du temps de travail a toujours peu mobilisé en France, où les gens ne sont jamais descendus dans la rue pour réclamer une réduction de leur temps travaillé. « C’est assez étonnant dans le mesure où, même les Allemands, qui sont peu enclins à manifester, ont défilé dans la rue et fait grève pendant sept semaines pour exiger le passage aux 35 heures » note-t-il. Selon lui, cette absence de revendications des salariés pourrait également expliquer une forme d’apathie du côté des politiques.

À droite, travailler toujours plus

Pourtant, à droite, les candidats n’ont pas hésité à se positionner sur la question du temps de travail, en proposant à contrario… d’augmenter celui-ci. Voire de supprimer la durée légale du temps de travail, qui serait négociée au cas par cas par le salarié avec son entreprise, comme le proposait la candidate Les Républicains, Valérie Pécresse. Le président Macron, après avoir diffusé une vidéo dans laquelle il imaginait, aux côtés de Daniel Cohn-Bendit, un système dans lequel les “jeunes” travaillent 45 heures tandis que les plus vieux, pourraient envisager une semaine de 32 heures, a finalement renoncé à son idée. À la place, le candidat LREM proposait aux salariés de convertir leurs congés et RTT en argent, et de repousser l’âge légal de départ à la retraite à 65 ans, tout comme sa concurrente Les Républicains.

« Il y a chez Emmanuel Macron l’idée qu’il faudra se retrousser les manches et travailler plus pour produire plus, afin de satisfaire certains besoins et de retrouver une autonomie au niveau national et européen » analyse Paul Bacot. Selon lui, le président-candidat, clairement hostile aux 35 heures, aurait renoncé à attaquer ce totem pour finalement trouver un supplément de travail du côté de l’âge de départ à la retraite.

Ces propositions sur le travail apparaissent comme à rebours de la volonté des salariés, mais suscitent toutefois l’engouement d’un électorat attaché à la “valeur travail”. Paradoxalement, il s’agit souvent de retraités, révélait une enquête Ipsos, selon laquelle les seniors (plus de 70 ans) plébiscitent dans leur grande majorité des candidats de droite, le président de la République en tête.

Pour Sandrine Rousseau, l’idée qu’il faille travailler davantage pour répondre à nos besoins et financer le système des retraites est un mensonge. « Ce que propose Emmanuel Macron est une politique néolibérale du travail » juge l’économiste. Le système des retraites, financé par les cotisations sociales et la durée du temps de travail, n’a pas urgence à être changé, comme l’affirmait récemment un rapport de la Cour des comptes. « Emmanuel Macron souhaite diminuer les cotisations sociales alors que personne ne l’y oblige, juge-t-elle. Quand il dit qu’il faut allonger la durée du temps de travail, il ne précise pas que c’est parce qu’il prévoit de faire baisser le niveau des cotisations. » Une proposition d’autant plus problématique, à l’heure où plusieurs études établissent un lien entre la durée du travail et l’empreinte écologique d’une société, rappelle l’écologiste. « Le temps de travail est le 2e déterminant de votre empreinte écologique, juste derrière le revenu. »

« Le temps libre a toujours été perçu comme subversif »

Pour Jean-Yves Boulin, ces discours sur la “valeur travail”, très présents à droite - d’Emmanuel Macron à Éric Zemmour - sont électoralistes. « Les propositions qui ont été faites s’adressent à une droite aujourd’hui électoralement majoritaire en France, qui s’est toujours opposée à donner du temps libre aux gens » analyse le sociologue. Selon lui, le temps libre a toujours été perçu comme subversif par cette famille politique : « La droite a toujours fait passer le temps libre des travailleurs comme un temps de débauche, que l’on consacrerait à boire de l’alcool, juge-t-il. Une manière habile et encore très ancrée de les empêcher de réfléchir, d’avoir des loisirs, de discuter entre eux… et de faire de la politique. »

Réduire le temps de travail est pourtant une question essentielle, juge Sandrine Rousseau. Selon elle, la question devrait émerger de nouveau dans le débat : « Le travail tend à devenir une denrée rare qu’il faut partager et, contrairement à ce que l’on essaie de nous faire croire, cela va dans le sens de l’Histoire puisque la productivité s’améliore. » Imposer ce thème pourrait aussi être le moyen de mobiliser un électorat de gauche lors de prochaines campagnes. « Parler du temps de travail et de sa réduction, c’est important pour pouvoir dessiner le récit d’une société plus conviviale, plus sereine et plus juste », ajoute-t-elle. Pierre Larrouturou, lui, rappelle que « tout le monde désire un vrai boulot intéressant, correctement payé, mais souhaite aussi avoir du temps libre pour ce qui est vraiment précieux et unique dans nos vies. »

Article édité par Clémence Lesacq ; Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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