« Forcer ses salariés à revenir en présentiel est une erreur ! » Tribune

22 nov. 2023

6min

« Forcer ses salariés à revenir en présentiel est une erreur ! » Tribune
auteur.e
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

contributeur.e

Alors que les accords de télétravail négociés durant le Covid arrivent à échéance, de nombreuses entreprises trompettent le rappel en présentiel. Un choix « contre-productif » qui résonne comme une « punition », estime dans cette tribune Sindbad*, un chargé de communication de 36 ans pour qui travailler de la maison n’a jamais été synonyme de… « cour de récré. »

Quand le chat n’est pas là, les souris dansent. Voilà l’image infantilisante - digne des Looney Tunes - que devait avoir en tête la direction de ma boîte, au moment de faire tomber le couperet : « Le télétravail, c’est fini. » Rideau - circulez, y’a rien à voir. Cette annonce a eu lieu il y a un mois, et la pilule n’est toujours pas passée. À l’instar de beaucoup d’autres organisations, l’entreprise d’évènementiel dans laquelle je bosse depuis 2018 avait pris le wagon du 100% télétravail au moment de l’épidémie de Covid, par précaution sanitaire. Puis en juin 2021, au moment où l’obligation légale de la mesure a été levée, les employés se sont vus proposer jusqu’à trois jours de travail à domicile par semaine. Une option hybride qui s’était instaurée dans la confiance, avant d’inquiéter crescendo ma hiérarchie. Au point que c’est en invoquant la pseudo-nécessité de « re-dynamiser notre productivité » qu’elle a changé de fusil d’épaule, au sujet du télétravail. Nous obligeant ainsi, les collègues et moi-même, à faire nos adieux à ce que nous appelons sur le ton de l’humour désenchanté « l’âge d’or » de l’entreprise. Tout ça au nom d’une logique de performance mal ajustée - pour ne pas dire complètement paranoïaque.

Avec l’arrivée du TT, les joies d’une intimité redécouverte

Évidemment, qu’il y a de l’amertume ; une fois que vous avez goûté à un Château Margaux, pas facile de revenir aux rouges de la supérette. Le télétravail a fait son entrée dans ma vie au moment où j’étais harassé par le tiercé perdant « métro-boulot-dodo ». En tant que parisien, me rendre quotidiennement au bureau représentait une charge qui ternissait jusqu’au plaisir que je prenais à faire mon job. Prix exorbitant des tickets, qualité calamiteuse des transports en commun, durée de trajet chronophage (jusqu’à deux heures et demie par jour pour effectuer mon aller-retour aux bureaux)… Soit environ un sixième de mon temps d’éveil quotidien, vous vous rendez compte ? Un cauchemar.

Avec la mise en place du télétravail, j’ai été délesté du poids de ces trajets aux allures de Purgatoire. Ça a été une bouffée d’oxygène. J’ai découvert les joies du réveil à 8h30 et tout ce qui va avec : une meilleure forme, moins de stress, le sentiment d’être « d’attaque » pour la journée à venir… À l’époque du Covid, on avait beaucoup évoqué « l’effet Big Brother » du travail en remote, et l’éventuel stakhanovisme numérique qu’il pourrait insidieusement provoquer, mais me concernant la transition s’était déroulée sans surveillance invasive ; j’étais devenu « spontanément » plus rapide dans l’exécution de mes tâches, sans être moins méticuleux pour autant. Plus de distractions d’open space, plus de réu’ qui tournent à vide… le jackpot quoi.

Sans compter les nombreux avantages sur le plan personnel : père de deux enfants en bas âge, avec ma compagne, - elle aussi partiellement en TT depuis l’été 2021 -, nous avions aménagé nos emplois du temps pour récupérer les enfants à la sortie de l’école et les accompagner à leur activités. Ce à quoi tous les parents aspirent en termes de disponibilité finalement. Toute l’horloge de notre vie intime a gagné en sérénité, en fluidité. Nous avons repensé la répartition des tâches ménagères, trouvé l’occasion de cuisiner ensemble, organisé du télétravail longue distance avec ma conjointe dans le Sud… Puis le coup de sifflet a retenti, au moment où ma direction a mis un frein d’arrêt net, irrévocable, au télétravail. Soudain, cet équilibre que j’espérais - naïvement, sans doute - acquis, s’est effondré comme un château de cartes.

Come back aux bureaux : une manœuvre à côté de la plaque ?

« Toutes les bonnes choses ont une fin », ont philosophé d’une seule voix mes collègues, à l’heure du retour au bureau. Mais pour moi, cette phrase bidon sonne plus comme une litanie résignée voire fataliste que comme une perle de sagesse. Non, non et non : l’ère du télétravail « n’a pas » à se clôturer, comme si elle devait succomber d’une mort naturelle. Il s’agit d’un choix managérial calculé - avec de sérieux oublis dans l’équation. Comment la direction peut-elle retourner sa veste, comme si rien ne s’était passé et que les choses suivaient leur cours « normal » ? Primo d’un point de vue financier, entre le coût du Navigo (titre de transport francilien, ndlr), les repas du midi et le temps de trajet converti en salaire horaire, nous devrions obtenir au minimum 5 % d’augmentation comme dédommagement - j’ai fait les comptes. Mais non. En échange de notre retour aux locaux nous n’obtenons… rien. Pas de revalorisation salariale, aucune renégociation du contrat de travail. Niet, pas même un « merci ».

Sans doute qu’aux yeux de ma hiérarchie, après nous avoir fait « grâce » du télétravail, le retour à marche forcée aux bureaux coule de source. Ce que Dieu donne, Dieu peut le reprendre, n’est-ce-pas ? Aux cieux de nos locaux, on argue que former de nouveaux arrivants à distance relève du chemin de croix ; je veux bien le croire, mais dans ce cas pourquoi ne pas laisser les anciens, plus autonomes, en travail hybride ? Ailleurs, il se murmure que notre DRH se soucie de l’isolement de certains salariés. Monsieur est trop bon, vraiment. Mais là encore, la problématique mérite une réponse au cas par cas, et non une mesure d’ensemble. Officiellement, ce comeback contraint est aussi motivé par le besoin de muscler notre productivité ; le TT aurait eu un effet corrosif sur le tissu social de l’entreprise et conduirait à des interférences de communication qui, elles-mêmes, se seraient traduites par… une perte d’efficacité. Sauf qu’aucun chiffre, aucune étude, ne viennent étayer cette théorie.

C’est la même rengaine qu’Elon Musk - pas franchement célèbre pour ses prouesses en management - , qui avait mis brutalement fin au télétravail pour les salariés de X (anciennement Twitter, ndlr), en novembre 2022 en posant comme argument d’autorité que les bonnes idées, ça ne « s’échangeait pas au téléphone ». Foutaises. Aujourd’hui toutes les enquêtes s’accordent à dire qu’une formule hybride booste les performances (c’est du moins la conclusion du Forum mondial 2023 de l’OCDE, ndlr). Nos dirigeants seraient-ils simplement à côté de la plaque ? Improbable. Derrière ce sang d’encre de Tartuffe pour le bien-être des employés et l’inquiétude irrationnelle autour d’une rentabilité supposément torpillée, je soupçonne plutôt une réflexion managériale atavique selon laquelle, pour que les employés fassent le job, il faudrait que la hiérarchie les ait « à portée de main ». De 9h à 18h30, du lundi au vendredi - quitte à imposer aux équipes le non-sens d’un retour massif aux bureaux, en contradiction totale avec l’ère du temps.

« Mettre fin au télétravail, c’est aller à contre-courant de l’Histoire »

On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a quelque chose d’anachronique dans la contrainte au retour au bureau, dans la mesure où le télétravail suit le courant de l’Histoire avec un grand H. Sur un plan écologique, d’abord, puisque le home office permet d’économiser l’énergie dépensée lors des trajets domicile-bureaux. Ensuite, force est de constater que nous vivons dans une époque où les salariés veillent de plus en plus à ce que le pro n’empiète pas sur le privé. C’est vrai pour mes collègues, mes amis et moi-même, et ça le sera encore plus pour les nouvelles générations. Nous sommes collectivement à la recherche d’un nouvel équilibre, et le travail hybride se présente comme la voie royale pour y accéder.

Afin d’être en phase avec l’époque, ce n’est donc pas à nous de nous remettre dans la fausse « normalité » du moule de « l’avant-Covid », mais aux entreprises de s’adapter en rangeant au placard l’idée archaïque - et factuellement invalide - qu’en soustrayant le salarié au regard direct du supérieur, on lui donnerait licence à faire le minimum syndical. Que les managers se rassurent : nous ne sommes pas dans Les Temps Modernes, où Charlie Chaplin empilait systématiquement les bourdes et fainéantises en l’absence de son contremaître. J’ajouterai - toujours pour tranquilliser nos supérieurs - que l’attrait pour le télétravail n’a rien à voir avec le fameux quiet quitting. Il ne s’agit pas de se désister, ni d’esquiver nos responsabilités, mais de s’engager collectivement vers un rapport inédit à l’activité professionnelle. En s’adossant, autant que possible, aux avantages que propose l’innovation numérique.

Pour entrer de plain-pied dans la modernité, il faut éviter ce bond en arrière du 100 % présentiel aux relents de « techno-méfiance ». Si la hiérarchie s’inquiète tant des supposées failles de l’encadrement à distance, qu’elle planche sur des solutions innovantes, plutôt que choisir la facilité en rétropédalant sur sa politique du télétravail avec, pour victimes, les salariés. Des employés injustement relégués au statut de « mauvais élèves », car comment ne pas percevoir l’interdiction de travailler de chez soi comme le signe d’un profond manque de confiance envers les équipes ? Aussi dévalorisant qu’obsolète, l’option du retour forcé au bureau ne conduira qu’à nourrir le ressentiment d’équipes qui n’ont jamais été consultées sur la question, là où l’argument massue de la hiérarchie vise pourtant à « ressouder » l’esprit d’entreprise. Belle ironie. Patrons, DRH, decision makers, faites le bon pari ; actez d’un “avant” et d’un “après” Covid, et engageons ensemble un dialogue pour faire naître le cadre professionnel de demain, à mi-chemin entre un full télétravail fantomatique dont personne ne songerait à nier les périls, et une politique du tout présentiel qui n’a plus lieu d’être.

  • Le prénom a été modifié
    Article édité par Aurélie Cerffond, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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