« Pour contourner le sexisme de certains secteurs, j’ai sacrifié ma carrière »

25 mai 2022

6min

« Pour contourner le sexisme de certains secteurs, j’ai sacrifié ma carrière »
auteur.e
Valentine Leroy

Journaliste freelance

Dans un billet publié sur le site de Libération en avril 2022, l’ancienne directrice des études de l’Institut pratique de journalisme (IPJ), Catherine Lambret explique avoir refusé pendant dix ans l’envoi d’étudiantes en stage chez Antenne 2 ou TF1, pour qu’elles évitent de croiser le chemin de Patrick Poivre d’Arvor. Carrière entravée, refus de poste, rejet d’une entreprise ou de tout un milieu professionnel… Ces femmes ont cherché à échapper au sexisme sur leur lieu de travail, et ont sacrifié leurs ambitions au profit de cette tranquillité, mais une question demeure : ce renoncement en valait-il vraiment le prix ?

Depuis #MeToo, les langues se délient, y compris dans les secteurs professionnels connus pour leur climat misogyne, et certaines femmes tendent l’oreille pour s’éviter les désagréments des agissements sexistes, quitte à mettre un frein à leur carrière pour s’éloigner d’agresseurs ou harceleurs, potentiels ou avérés. Quatre victimes collatérales de ce sexisme ambiant témoignent.

Tech, publicité, finances… À chaque milieu ses carrières entravées

« Tu sais, la tech, c’est un milieu d’hommes, tu ne t’y plairas pas », voilà ce qu’a entendu Hélène dès le lycée. À 28 ans, elle entame pourtant une reconversion pour devenir ingénieure dans ce milieu qui, finalement, lui correspond tout à fait. « Les professeurs, les parents et la société de manière générale font comprendre aux petites filles que tel ou tel métier est fait pour les hommes, qu’on n’y a pas notre place, qu’on dérange ou que l’on risque d’être harcelée, agressée », souligne l’ex-vendeuse en prêt-à-porter. Tout au long de ses années de travail en magasin, la jeune femme dit avoir ressenti une gêne, une frustration qui n’ira qu’en s’aggravant au fil des années. « J’ai compris lors de mes premiers jours de travail que même dans un métier encore vu comme féminin, le sexisme n’allait pas m’épargner, témoigne Hélène, j’ai tenu quelques années, et aujourd’hui je me dis ‘quitte à être exposée au sexisme, autant faire le métier qui m’attire depuis toujours. » Avant sa reconversion, la jeune femme en a vu de toutes les couleurs. « Chaque matin, je me levais avec la certitude de détester ma journée, j’effectuais machinalement les tâches qui m’étaient attribuées, et rebelote le lendemain, indéfiniment, jusqu’au point de rupture », se souvient-elle. Il y un an, la vendeuse craque. Un matin, impossible de poser le pied hors de son lit. « J’ai tout plaqué pour reprendre des études et aujourd’hui, le chemin est encore long, mais heureusement, je suis jeune. »

Par peur d’être confrontées aux agissements sexistes de certains hommes dont les noms sont parfois discrètement donné entre femmes, ces dernières peuvent voir leur carrière stoppée net, ou ne tout simplement jamais décoller. Et la tech n’est pas le seul secteur à être confronté à ce phénomène. Sophie, 38 ans, banquière depuis maintenant 13 ans, a, elle aussi, décidé de se protéger d’agissements sexistes. « Cela fait trois fois que l’on me propose une promotion, mais je sais que celle-ci me placerait directement sous les ordres d’un homme dont la réputation n’est plus à faire », détaille l’experte bancaire. « Deux femmes qui ont démissionné à cause de ses agissements m’ont mise en garde, et je refuse de m’y confronter, j’attends donc sa démission pour accepter le poste, mais ça n’est toujours pas arrivé ». Voilà six ans que Sophie attend ce départ, et la banquière s’est résignée à chercher ailleurs. « Le problème, c’est que dans ce milieu, il y a pas mal de prédateurs, donc je suis très frileuse, j’accepte les entretiens, puis je refuse les propositions à cause d’un mauvais pressentiment vis-à-vis du manager, d’un manque d’information, ou tout simplement d’une information alarmante glanée auprès de consoeurs du milieu… », souligne Sophie.

Côté publicité, les femmes ne sont pas non plus en reste. Le compte Instagram Balance Ton Agency (BTA), lancé par Anne Boistard, met en lumière depuis deux ans les agissements discriminatoires dans le milieu des agences de publicité. Les derniers épinglés ? Havas Paris, et plus particulièrement Christophe Coffre, directeur de création, et Julien Carette, PDG de l’entreprise. « Je suis ce compte depuis le début, et j’ai stoppé plusieurs entretiens dans des boîtes épinglées par BTA, explique Leyla, 36 ans, communicante. Ce milieu regorge d’hommes qui pensent pouvoir agir en toute impunité, donc BTA est pour moi une source précieuse d’information pour en éviter certains ». Mais la mainmise de ces hommes sur le milieu empêche la progression de bien des femmes, dont Leyla. « Je combine le fait d’être une femme et d’être racisée, je vous laisse imaginer ce à quoi je me confronte en milieu hostile… », déplore-t-elle.

Frustration et colère à défaut de carrière

Si l’évitement apparaît comme une solution pour bien des femmes, ce choix n’est pas non plus sans conséquence, puisqu’il apporte également son lot de frustration et de colère. C’est un véritable sentiment d’injustice qui envahit les femmes concernées, face aux déviations empruntées et freins rencontrés dans leur carrière pour éviter les agresseurs de leur secteur.

« On nous dit de prendre sur nous lorsque l’on dénonce des agissements sexistes ou que l’on exprime nos inquiétudes quant aux hommes qui les perpétuent, mais il est impossible de travailler correctement sous la menace de tels agissements, et ce sont nos carrières qui en pâtissent », regrette Dounia, 48 ans, désormais mère au foyer. L’ex-manager en relation client dans le secteur de l’électro-ménager a baissé les bras au retour du premier confinement. « J’en ai eu marre de slalomer entre les potentiels collègues toxiques masculins, d’évoluer en horizontal plutôt qu’à la verticale pour éviter le sexisme », détaille Dounia, « j’ai posé ma démission, et décidé de me consacrer à mes enfants en attendant de revenir sur le marché du travail avec une solution ». Dounia ne décolère pas : « On ne se rend pas compte du monstre d’ingéniosité et d’énergie déployé par les femmes pour éviter des situations qui peuvent les traumatiser, c’est autant d’énergie que l’on ne peut pas mettre dans notre travail, et c’est injuste lorsque l’on pense au fait que les hommes n’ont pas à déployer ces efforts-là. » Lorsque ses amis lui disent qu’elle a de la chance de pouvoir rester à la maison s’occuper de ses enfants, Dounia s’énerve : « J’adore mes enfants, mais ce n’est pas une question de chance, c’est une solution temporaire de repli face au plafond de verre imposé par des agresseurs impunis. Je passe d’un travail sans perspective d’évolution à cause du sexisme, à un travail domestique non rémunéré… à cause du sexisme. »

Remords et regrets, font parti du quotidien d’Hélène. « J’ai perdu dix ans de ma vie à faire un métier que je n’aime pas par peur de me faire agresser dans un milieu dit ‘d’hommes’, soupire-t-elle. Au lieu de nous apprendre à craindre les agressions, on devrait nous apprendre la confiance en soi, l’audace, l’ambition… On encourage les hommes à gravir les échelons, et les femmes à servir de marchepied. » Comme Hélène, Leyla regrette de ne pas avoir eu d’autre solution que de se restreindre, pour éviter les agissements sexistes dans son milieu. « Peu importe le milieu, il y aura toujours un risque, illustre-t-elle. Sacrifier mes ambitions n’était pas la solution, on a besoin de prendre en pouvoir et en responsabilité au sein des structures professionnelles pour changer les choses ». Désormais, Leyla laisse ses ambitions s’exprimer, et redouble d’efforts pour rattraper le temps perdu.

La sororité professionnelle contre les inégalités

Aujourd’hui, les choses commencent à changer, et des groupes de femmes se forment pour renverser le sexisme dans les milieux professionnels. Proposition de formation et de sensibilisation contre les violences sexistes, canaux d’alerte en cas d’agissement sexiste, mais également sororité envers les nouvelles arrivantes afin de leur épargner des désagréments, pour ouvrir la voie et leur voix, les femmes sont vent debout contre le sexisme, ses conséquences et ses dommages collatéraux. « On ne peut pas garantir la sécurité, mais on peut conseiller au mieux les femmes quant à leurs droits et les leviers à leur disposition pour les faire valoir, souligne Sophie, récemment formée au conseil en la matière. J’ai senti le regard des hommes de mon environnement professionnel changer rien qu’en disant que je suis désormais formée à cela. Une femme qui sait se défendre et partage ce savoir, ça ne leur plaît pas, mais ce n’est plus un problème pour moi ». Ainsi, Sophie offre des permanences de conseils aux femmes, au sein de son entreprise mais également par téléphone pour les femmes de son secteur. Selon ses dires, elles sont nombreuses à partager les frustrations ressenties par Sophie face aux aléas de leur carrière professionnelle, causés par des hommes sans scrupules envers elles ni considération pour leurs compétences.

« Le champ des possibles professionnels est quasi infini pour la plupart des hommes, et c’est une source de frustration pour nous, qui n’avons pas ces perspectives », continue Sophie, « alors on trouve des parades pour mettre en lumière cette situation et pousser à trouver des solutions. » Parmi celles-ci, l’usage de données chiffrées afin de souligner les effets économiques néfastes en milieu professionnel. « On pointe du doigt notamment le manque à gagner pour l’entreprise, en mettant bout à bout le coût de la fatigue morale et physique dues au sexisme », illustre Sophie. Parce que oui, le sexisme a un coût, tant pour ses victimes, directes ou collatérales, que pour la structure qui abrite ses auteurs, et pour l’Etat. C’est notamment ce que dénonce l’autrice Lucile Peytavin dans son livre Le coût de la virilité, publié en début d’année 2021, ou encore la journaliste Lucile Quillet dans son ouvrage Le prix à payer, publié en octobre 2021. Selon les calculs de l’historienne Lucile Peytavin, la virilité coûterait ainsi chaque année 95 milliards d’euros à l’État français, soit l’équivalent de son déficit budgétaire, et ce, sans compter le coût des agressions sexistes n’ayant pas fait l’objet de poursuites pénales.

Et si l’entrisme féministe était effectivement la solution ? « Suivez vos ambitions, on a besoin de femmes aux postes stratégiques pour inspirer les suivantes et insuffler de nouvelles pratiques en entreprise, conclut Hélène. Les choses changent, suivez votre voie, vous n’aurez que davantage d’énergie pour vous défendre si vous savez pour quoi vous vous battez, et gardez les preuves de vos batailles. »

Article édité par Gabrielle Predko
Photo de Thomas Decamps

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