« Être chômeur tue, personne ne se complaît dans cette situation »

09 nov. 2021 - mis à jour le 30 avr. 2024

9min

« Être chômeur tue, personne ne se complaît dans cette situation »
auteur.e
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

Alors que le gouvernement annonce une future réduction des droits à l'allocation chômage en 2024 pour « inciter un retour à l'emploi », le stéréotype du chômeur-profiteur n'a jamais été aussi fort. Mais ces croyances ne sont pas sans conséquences sur les personnes qui vivent le chômage et sur leur réintégration dans le monde professionnel...

« Assistés », « fainéants », « incompétents »… Si les clichés sur les personnes en recherche d’emploi sont nombreux en France, on se demande rarement comment ils impactent les principaux concernés. En quête de réponses, nous avons rencontré David Bourguignon, professeur en psychologie sociale spécialiste des questions de stigmatisation et des groupes stigmatisés, qui porte un intérêt tout particulier aux personnes sans emploi. Selon lui, il est grand temps de tirer la sonnette d’alarme pour, d’une part, nous sensibiliser aux relations tendues et délétères entre travailleurs et chômeurs, mais aussi aux processus de stigmatisation vécus par les chômeurs, soit plus de 3 millions de Français·es (catégorie A, sans activité) en 2024.

Le Premier Ministre, Gabriel Attal, envisage une réforme de l’assurance-chômage avec une réduction de la durée d’indemnisation maximale, la révision des conditions d’affiliation et un renforcement des contrôles. Il a déclaré que son objectif était de « faire bouger un système pour inciter davantage à la reprise d’emploi ». Qu’est-ce que cela dit de notre vision des chômeurs en France ?

Ces déclarations m’effraient… mais elles ne me surprennent pas. Malheureusement, elles viennent renforcer le stéréotype négatif et largement répandu dans la société française selon lequel les chômeurs profiteraient de leur situation. Plusieurs études (il y a des études également en sociologie et en économies) attestent de cette réalité. Elles comparent notamment la perception du groupe des travailleurs avec celui des chômeurs et révèlent que ces derniers sont considérés comme moins persévérants, moins compétents, moins intelligents et même un peu moins moraux.

Pourquoi les clichés sur les chômeurs sont-ils encore nombreux ?

Il faut bien comprendre que, pour décrypter la société, l’être humain catégorise son monde social. C’est un processus cognitif de base tout à fait normal. À ces catégories sont associés des stéréotypes, c’est-à-dire des informations caricaturales qui s’appliquent à l’ensemble du groupe. Elles ne sont pas forcément fausses, mais elles négligent les spécificités des individus. C’est exactement ce qui se passe pour les personnes au chômage.
En ce qui concerne le monde spécifique du recrutement, les stéréotypes sont utilisés pour prendre des décisions rapides. Si je suis un recruteur qui reçoit des centaines de candidatures, faire le tri en fonction de mes idées préconçues est une forme de gain de temps…

« Lorsqu’on nous répète que “Si on veut, on peut”, on sous-entend aussi que si on n’arrive pas à trouver un travail, c’est de notre faute. »

D’où viennent ces stéréotypes sur les chômeurs ?

Ils viennent à la fois de ce processus de catégorisation, mais aussi d’une idéologie largement ancrée dans nos sociétés occidentales : la méritocratie. Cette idée selon laquelle la réussite revient à ceux qui ont du mérite. Une idéologie très forte en France mais qui peut faire des ravages, par exemple quand on est tenté de penser que de la bonne volonté peut suffire à trouver un emploi. Emmanuel Macron l’a lui-même maladroitement sous-entendu en disant qu’il suffisait de « traverser la rue pour trouver du travail », comme si notre simple volonté pouvait nous mener à l’emploi. Le discours de Gabriel Attal également accentue la légitimation de la discrimination. Plus on nous martèle que notre intégration au monde de l’emploi est entre nos mains, plus on va être durs et sévères avec les chômeurs qui n’y arrivent pas, et plus ils vont intégrer le stigmate et se dévaluer.

D’ailleurs, quand on est au chômage, souvent, notre entourage essaie de nous rebooster en nous « secouant » ou en se montrant rude avec nous. Mais cela a rarement l’effet désiré… Même s’il n’y a pas de mauvaise intention, cela peut être très culpabilisant. Lorsqu’on nous répète que « Si on veut, on peut », on sous-entend aussi que si on n’arrive pas à trouver un travail, c’est de notre faute. C’est difficile à entendre, et c’est surtout… faux !

Pourquoi la seule bonne volonté ne paie-t-elle pas aujourd’hui ?

D’une part, il n’y a simplement pas assez d’emploi pour tout le monde (sans parler de la qualité des emplois) et d’autre part, il ne faut pas oublier que le chômage est bien souvent intersectionnel, c’est-à-dire qu’il s’ajoute à d’autres formes de discriminations : envers les mères célibataires, envers les personnes racisées, envers les personnes handicapées… Toute une frange de la population qui n’a pas forcément une très grande marge de manœuvre.

Mais, encore une fois, la responsabilité est absorbée par le chômeur. En Suède, des personnes en recherche d’emploi avaient été sondées sur ce sujet. Et une majorité d’entre elles en avaient conscience, mais quand on leur demandait si elles estimaient pouvoir trouver un travail si elles le voulaient vraiment, elles répondaient oui… Malgré toute l’énergie qu’elles déployaient déjà, elles considéraient que ce n’était pas suffisant et se tenaient pour responsables de leur situation. Dans le pire des cas, cela peut générer un profond sentiment de honte.

Peut-on dire que les chômeurs sont exclus de la société ?

En effet, nombreux sont les chômeurs qui développent un sentiment d’exclusion. Mais le terme « discrimination » est plus adéquat pour décrire ce qu’ils vivent. La nuance me semble importante. Quand l’exclusion est dirigée contre nous individuellement, la discrimination a une dimension collective. Et c’est justement ce que vivent les personnes au chômage. On les méprise, les évite, les maltraite. Non pas en raison de qui elles sont, mais parce qu’elles appartiennent à un groupe spécifique. Or, il subsiste un problème majeur, à savoir qu’il est difficile pour ces personnes de mettre un mot sur ce qui leur arrive. Déjà parce qu’elles vivent cela chacune de leur côté, mais aussi parce que nous ne sommes pas assez sensibilisés à ce phénomène sociétal.

Par quoi passe majoritairement cette discrimination envers les chômeurs ?

Le cas le plus flagrant et problématique se joue sans nul doute au niveau du processus de recrutement. Si une entreprise reçoit deux CV identiques dont l’un d’une personne en poste et l’autre d’une personne au chômage, son choix se portera davantage vers le premier, mettant la personne qui a le plus besoin de cet emploi sur la touche. À travers plusieurs études menées avec Charlotte Rauscher et Eva Louvet, nous avons montré que ce stéréotype était surtout présent chez les hauts méritocrates. Les personnes qui sont dans des positions dominantes ont tendance à blâmer celles qui n’en ont pas et à les rejeter.

« Des millions de personnes se dégradent en silence, et on n’en parle pas assez. »

Il faut aussi savoir que la motivation, qu’on demande tant aux chômeurs d’avoir, n’est pas un critère suffisant pour convaincre. Les variables sur lesquelles les entreprises recrutent le plus sont celles liées à la démographie, au niveau d’études… On fait donc l’erreur de penser que les chômeurs n’ont pas la motivation de travailler, alors que celle-ci n’est pas la clé pour retrouver un emploi.

Donc c’est un cercle vicieux… Comment ces stéréotypes impactent la santé mentale des chômeurs ?

Les conséquences sont désastreuses. Car quand on est constamment mis de côté, on perd la notion du temps, on n’a pas d’objectifs, on fait moins de nouvelles rencontres… En fait, les besoins naturels normalement comblés par le travail ne sont pas remplis. Alors il y a de grands risques de tomber dans une forme d’apathie, de voir sa santé mentale se déliter et les troubles psychologiques —dont la dépression— pointer le bout de leur nez. On oublie que le chômage tue. En france, 30 % des chômeurs ont déjà sérieusement pensé à se suicider d’après une étude de l’Observatoire National du Suicide ! Et ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. C’est toute la santé qui se dégrade (avec notamment des troubles du sommeil, de la dépression et le risque de maladies cardio-vasculaires, directement liés à ces stéréotypes et non à l’inactivité, ndlr). D’ailleurs, les chômeurs qui montrent le plus faible taux de bien-être sont ceux qui souhaitent le plus retrouver un emploi, ce sont souvent les plus fragilisés. Personne ne se complaît dans cette situation de stress intense.

Ce stress est-il aussi lié à la tension financière ?

C’est effectivement la plus grosse source du mal-être et on peut, de ce fait, questionner les propositions liées aux réductions des indemnités dans le temps. Chercher un emploi demande du temps et de l’argent. Il faut bien s’habiller pour les entretiens, être véhiculé, entretenir sa santé… Tout cela est coûteux ! Or quand la santé est précarisée, les chômeurs s’appauvrissent et utilisent encore plus les services de santé. En fait, des millions de personnes se dégradent en silence, et on n’en parle pas assez.

Le chômage est-il tabou en France ?

Oui ! Même en tant que chercheurs, travailler sur cette question met parfois mal à l’aise. Surtout que, contrairement à d’autres discriminations, nous sommes tous susceptibles de nous retrouver au chômage à un moment donné : on l’a intégré comme faisant partie des aléas de la vie. Quand on travaille, on n’a pas envie de penser au vilain chômage qui nous menace, et on a encore moins envie qu’un chômeur nous pique notre boulot. Alors on responsabilise ceux qui le vivent et on se dit que c’est de leur faute, que si nous menons bien notre barque, nous serons à l’abri.

« C’est toute la mentalité de notre société méritocratique qu’il faudrait changer »

Vivre le chômage peut-il nous conduire à nous marginaliser et/ou rejeter le monde du travail ?

Oui, mais encore une fois, c’est une réaction logique face à la stigmatisation… Qui a envie de paraître comme « un moins que rien » ? Personne. On passe par ce que l’on appelle un « processus de désengagement psychologique ». On réalise qu’on est discriminé, alors on essaie de retrouver notre honneur en changeant notre situation. Mais si cela ne fonctionne pas, alors on utilise des phrases chocs et des attitudes pour faire croire que l’emploi n’est pas si important. Prenons un exemple : en tant que femme, on vous propose de travailler avec Donald Trump, vous seriez partante ?

Pas vraiment…

Et c’est normal. C’est quelqu’un qui a clairement une mauvaise estime des femmes, n’est-ce pas ? Et bien, c’est pareil pour le chômage. Si le monde du travail vous méprise, cela ne va pas vous donner envie de le rejoindre !
À certains moments, les chômeurs peuvent donc se retrouver dans le déni de leur situation, voire décrédibiliser ce qu’ils ne peuvent atteindre ou ce qui les dévalorise, en l’occurrence, le marché du travail. Vous avez peut-être vous-même déjà dit ou entendu l’un de vos proches sans emploi blâmer ceux qui travaillent : « Vous êtes des moutons », « Vous êtes des idiots d’accepter cela… »…

Sans forcément tomber dans cet extrême, les personnes au chômage peuvent simplement s’isoler. Elles perdent leur autonomie, ont l’impression de ne pas pouvoir subvenir à leurs propres besoins, se demandent si les autres ont pitié d’elles et doutent constamment. Le regard d’autrui détruit.

Si je suis au chômage demain, que dois-je faire pour ne pas tomber dans l’isolement ?

Difficile à dire. C’est toute la mentalité de notre société méritocratique qu’il faudrait changer. Il faut un changement sociétal pour combattre les stéréotypes et les discriminations à l’égard des chômeurs, chemin qui n’est clairement pas pris par le monde politique. Par ailleurs, à un niveau individuel, il faut tenter de faire la part des choses. Bien comprendre qu’il n’y a pas assez de travail pour tout le monde. Et pour les chômeurs, les accompagner et les soutenir pour qu’ils persévèrent sans pour autant s’auto-flageller… Aussi, rester connecté aux autres est essentiel pour conserver ou retrouver sa santé.

Et si j’ai un proche qui est au chômage, comment l’accompagner au mieux ?

Encore une fois, c’est une position délicate. Il faut être dans la bienveillance et l’empathie, sans tomber dans la pitié. Tout en évitant également toute forme de culpabilisation. Le mieux est de donner à cette personne les outils pour s’en sortir, l’accompagner, tout en veillant à ce qu’elle ne soit pas coupée du monde.

Car en plus de la discrimination, les personnes au chômage peuvent aussi être victimes de « processus auto-handicapants » à cause des stéréotypes véhiculés à leur encontre. Je m’explique : supposez que vous êtes avec une amie en voiture et puisque que vous n’arrêtez pas de vous moquer des femmes au volant, vous la chariez en lui disant que, comme elle est une femme, elle va certainement caler. Figurez-vous que la probabilité qu’elle cale réellement sera plus importante. Pourquoi ? Car en évoquant le stéréotype selon lequel les femmes seraient mauvaises conductrices, vous risquez de la rendre plus anxieuse ou nerveuse, mais elle va également vouloir vous donner tort. Le problème, c’est que son attention va être détournée, l’amenant plus facilement à commettre une erreur.
C’est dans le cadre de ce paradigme que nous avons mené une étude où on a demandé à deux groupes de chômeurs de lire un texte. On rappelait subtilement à l’un qu’ils étaient chômeurs et pas à l’autre. Les participants du premier groupe, qui subissaient les clichés liés au chômage, montraient de moins bons scores de lecture que les participants du second groupe.

Y a-t-il intérêt à sensibiliser les entreprises à ces biais et les pousser à revoir leurs exigences en termes de recrutement ?

Elles ont une marge de manœuvre pour faire bouger les choses et remettre en question leurs pratiques de recrutement. Si certaines entreprises arrivent à établir une relation de confiance, de respect et ont à cœur de faire évoluer les candidats, dans beaucoup d’autres cas, le rapport de force est asymétrique. L’entreprise a tout pouvoir, son niveau de méritocratie augmente, elle porte ainsi un regard dur et trop exigeant envers les chômeurs. Certains organismes, comme Transfer-IOD, développent des méthodes pour rectifier le tir. En envoyant des médiateurs dans les entreprises pour ajuster leurs besoins en termes de recrutement, ils tentent de corriger cette asymétrie. Par exemple, si un hôtel cherche un·e réceptionniste qui parle trois langues couramment, ces médiateurs vont se demander si ce sont de réels pré-requis ou si des notions dans ces langues pourraient suffire. Ils accompagnent aussi les personnes sans emploi (souvent vulnérables) en faisant des entretiens avec eux, en les amenant à l’entreprise, en les conseillant… Aussi, les entreprises pourraient miser sur la formation pour intégrer de nouveaux profils, mais les coûts étant dilués, elles reportent cette responsabilité sur l’État.

Les mesures plus dures envers les chômeurs annoncées par le gouvernement risquent-elles de dégrader un peu plus leurs conditions de vie ?

L’État applique ce que l’on peut appeler la politique de la carotte et du bâton. C’est-à-dire qu’on essaye d’aider, et si ça ne fonctionne pas on sanctionne. Mais que l’on soit dans l’aide ou la sanction, ces deux volets induisent des conséquences négatives pour les personnes au chômage. L’aide —même si elle est clairement préférable à la sanction— nous rappelle que l’on n’est pas dans la norme, ce qui peut éveiller un sentiment de marginalisation, de honte. Avec la sanction, s’ajoute à la honte la peur de la subsistance et de la survie. C’est notre capacité à vivre dignement qui est menacée.

Article rédigé par Gabrielle Predko, édité par Eléa Fourcher-Créteau, photographie par Thomas Decamps