Samuel W. Franklin : « Non, tout le monde ne peut (et ne doit) pas être créatif ! »

03 juil. 2023

9min

Samuel W. Franklin : « Non, tout le monde ne peut (et ne doit) pas être créatif ! »
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Etre ou ne pas être “créatif” ? C’est la nouvelle injonction au “cool”, version monde du travail moderne. Samuel W. Franklin, chercheur en histoire culturelle plusieurs fois primé, vient de publier The Cult of Creativity (non traduit, ndlr). Il y parle d’une créativité façonnée, en grande partie, pour répondre aux appétits du capitalisme, glamourisée pour faire vendre. Mais à quel prix ?

Dans votre livre, vous évoquez un lien très charnel - et étonnant ! - entre créativité et capitalisme…

Le capitalisme est, par nature, un système inventif. Il est en constante évolution, génère toujours plus de nouveautés, pour répondre à des envies qu’il a généralement lui-même suscitées. Avec l’innovation on invente sans cesse, on ouvre de nouvelles niches de marché…

Au début du XXème siècle, l’innovation systématisée est la réponse à tout. Nul besoin de se focaliser sur l’individu. Mais à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le doute émerge : et si les structures bureaucratiques étouffaient l’étincelle novatrice chez l’humain ? On rechigne cependant à démanteler le schéma de l’entreprise et à céder les droits de propriété intellectuelle aux ingénieurs. Alors on décortique la créativité, on la passe au peigne fin, on cherche à comprendre son mécanisme interne. C’est que l’on mise tout sur elle : il faut préserver le capitalisme d’entreprise de son potentiel autodestructeur, parce que la société tout entière repose sur lui. On passe le processus créatif à la loupe et on tente grâce à des études psychologiques de débusquer les âmes les plus créatives. Et tous les travailleurs de vouloir soudainement se distinguer en tant que personne créative, innovante et prête à rebondir. On croit tenir là un avantage compétitif certain sur les collègues et la concurrence ! Un virage s’opère bientôt : la compétence, la fiabilité et la loyauté cèdent progressivement le terrain aux « créas ». Adieu les gratte-papier, bonjour les feux follets de la créativité.

Mais finalement, qu’est-ce qu’une personne créative ?

Bien malin qui peut donner une réponse claire ! On associe souvent la créativité avec une certaine fibre artistique, de façon directe ou indirecte : mode, design, écriture, création de contenus… Mais aujourd’hui, l’innovation technologique a aussi gagné ses galons d’activité créative. Le « capitalisme créatif » est le fruit de ce mariage entre souffle artistique et production « industrielle ».

En quoi ce mariage a-t-il transformé nos environnements de travail ?

Durant ce qu’on désigne souvent comme la grande époque du fordisme, à savoir la première moitié du XXème siècle, la population active d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord jouit de revenus plutôt confortables. Elle s’offre les biens de consommation tant convoités, des loisirs, une maison avec jardin, des vacances et accumule tranquillement les possessions. Ce sont principalement des métiers de bureau, le travailleur lambda n’a pas besoin de – et n’est pas invité à – faire preuve d’une créativité particulière au quotidien.

Tout change dans les années 1970 : la créativité devient une valeur phare. La période est caractérisée par l’instabilité et les crises économiques. Le secteur tertiaire se développe à grande vitesse. L’emploi devient plus flexible et précaire. Le modèle traditionnel opère une lente mue, avec davantage de sous-traitance, de délocalisation et de travail indépendant. Les syndicats perdent de leur pouvoir. L’impulsion est en premier lieu financière. Les entreprises cherchent à minimiser leurs frais en réduisant leurs effectifs à temps complet, en se délestant d’usines coûteuses et impossibles à déplacer.

Mais si la créativité devient une valeur forte, c’est aussi que les salariés eux-mêmes, fatigués de journées répétitives et bien souvent rigides, ont soif de souplesse et de nouveauté. Ce vent souffle aussi bien parmi les classes ouvrières que chez les cadres, mais c’est dans des endroits comme la Silicon Valley, où les normes sont repensées, qu’il trouve un réel écho. Aujourd’hui, il est OK d’avoir des horaires moins « conventionnels », la vie de bureau est moins normative qu’avant. Un esprit ludique s’est invité au travail : il y a les ordinateurs portables mis à disposition pour aller bosser au café du coin, les tables de ping-pong et les gros poufs installés près des open spaces…

Le culte de la créativité signe-t-il l’avènement d’un quotidien professionnel plus libérateur ?

Cette évolution des valeurs au travail a, de fait, ouvert plus de portes aux profils créatifs. Il y a 50 ans, si vous aviez une appétence pour le dessin, par exemple, le champ des possibles se limitait probablement aux métiers d’illustrateur ou d’artiste, avec peu de postes dans le privé. Aujourd’hui, ce talent peut se décliner dans pleins de canaux différents. On pourrait dire la même chose des auteurs, pour qui le roman ou le journalisme ne sont plus les uniques débouchés.

Cette montée en puissance de la créativité est à l’origine de façons de travailler plus inclusives et ouvertes. C’est notamment appréciable pour les personnes qui ne rentraient pas autrefois dans le moule traditionnel. Le travail est devenu plus « fun ». Même si leur efficacité réelle peut poser question, des techniques comme le brainstorming dopent l’implication au travail, parce qu’elles encouragent la collaboration et l’esprit d’équipe.

Ce nouvel idéal où travail et jeu coexistent, je l’appelle « l’idéal créatif ». C’est l’image idolâtrée de l’artiste perpétuellement habité, en train de griffonner des idées sur un carnet à la table d’un café, de trouver de l’inspiration dans la nature… Une perception du travail qui semble résonner davantage avec notre humanité, qui est plus proche des émotions et parle à plein de gens.

On perçoit un « mais » dans vos propos : où est la libération promise par cet « idéal créatif » ?

Aujourd’hui comme dans les années 1950, on explique volontiers que les « créas » préfèrent intrinsèquement l’absence de cadre fixe, le mode projet. À mon sens, l’argument a surtout permis de justifier l’exploitation de ces mêmes personnes dans les secteurs concernés. L’image des créas étant idolâtrée, c’est toute la gig economy (économie des indépendants payés à la mission) qui est indirectement portée aux nues.

La formule, largement reprise partout, est très révélatrice : _gig_ (« concert », « courte mission », « pige ») est un mot qui vient du monde du jazz, dans lesquels les musiciens signent souvent pour un unique concert, ou seulement quelques-uns. C’est une vie difficile, on le sait, mais perçue comme romantique, car pour eux la musique est une passion, et elle fait du bien aux gens. Cette idée s’est invitée dans la gig economy : opératrice dans la saisie de données ou chauffeur Uber, on a tous envie de se voir en musicien de jazz.

La sécurité de l’emploi, les arrêts maladie, les congés payés ? On oublie. Les travailleurs à la tâche n’ont aucune visibilité sur leurs revenus et doivent sans cesse décrocher de nouvelles missions. Une réalité qui peut pousser les clients à maintenir des prix plancher – donc à tirer les salaires et conditions de travail vers le bas. La frontière entre travail et temps libre devenant floue, on est censé être toujours disponibles, connectés. On est en alerte : cela rogne de fait notre vrai temps libre, empiète sur nos sorties, nos moments de partage et notre temps de sommeil.

Il y a cette injonction, pour les créas, à être toujours sur le coup. Mais quid du reste des salariés à qui on demande de « penser innovation » ?

L’exigence d’innovation constante, de « mentalité start-up », touche tous les secteurs (même si plus particulièrement le développement produit et la publicité). Dans des métiers comme les RH ou l’assurance, on demande aux effectifs d’être en « mode innovation ». Il n’est pas sûr pour autant que les salariés s’approprient ou puissent s’approprier cette volonté au quotidien. Soulignons que même les « créatifs » panachent un peu leur journée, suffisamment du moins pour pouvoir continuer à imaginer et à se renouveler, sans s’essouffler. Concevoir une couverture de livre ou une double page de magazine, par exemple, offre un certain degré de liberté, mais il y a aussi des contraintes, comme celles de rester dans l’esprit et l’ADN de la publication (tout en apportant suffisamment d’originalité pour écarter toute question de copie ou de plagiat). Le cadre juridique de la propriété intellectuelle encourage la création, mais pas dans des degrés fous d’originalité non plus. Quoi qu’il en soit, la pression à produire sans cesse du nouveau, du jamais vu, est forcément épuisante. Il y a de quoi rêver de s’offrir un break total, en mode saisie de données justement, ou autre tâche plus terre à terre. Cette histoire d’innovation constante, de flux créatif incessant, relève donc parfois davantage de la posture ou du discours que d’une réalité.

Et là-dedans, que deviennent celles et ceux qui ne se retrouvent pas dans cet idéal créatif ?

On les a zappés. Oubliés. Dans les pubs, ce sont bien les créatifs qui sont mis en avant. Quand on veut vendre un nouvel ordinateur, on montre une graphiste en pleine création, un architecte à fond dans un nouveau projet d’immeuble, une entrepreneure souriante ou une bande de potes qui s’apprête à lancer sa marque de sneakers. Pour faire vendre, on se sert toujours des métiers dits créatifs, pas d’une personne penchée sur un fichier Excel ou qui passe sa journée à envoyer des e-mails, même importants. Ce ne sont clairement pas ces profils-là qui sont mis en avant et censés nous donner envie.

Même dans les entreprises (ou autres structures), il n’est pas rare qu’on distingue les équipes « créatives » des équipes plus « analytiques ». On le voit dans le secteur de la publicité, où les personnes qui imaginent les pubs ou les produisent peuvent facilement croire que la création de valeur dans l’entreprise, c’est elles. Les autres services sont plus secondaires. En face de cela, on a par exemple l’équipe commerciale, en direct avec les clients et en prise avec les plannings, qui considère son rôle comme vital et voit les créas comme des gens vaguement à l’ouest et décollés de la réalité. Rien que là, il y a matière à conflit au sein de l’entreprise.

Aujourd’hui, si vous n’êtes pas dans le camp des créas, vous pouvez vite vous sentir sur la touche parce que dans un métier moins « cool ». La société valorise davantage la capacité d’innovation que l’expertise. Et dans un sens, cela a érodé le respect porté habituellement aux personnes détentrices d’un savoir spécifique. Même s’ils gagnent encore parfois bien leur vie, ces profils experts ne sont plus les héros de notre culture collective. Mais le plus gros problème, c’est celui de celles et ceux qui travaillent dans des secteurs à dominante manuelle ou dans des professions de soin à la personne. Leur rôle est crucial, mais la société porte sur eux un regard presque condescendant. Vous comprenez, ces personnes n’exploitent pas leurs capacités « créatives ».

Vous défendez pourtant l’idée que la créativité n’est pas toujours là où on le croit…

Les spécialistes du sujet le disent : on associe souvent la créativité avec certains métiers plus artistiques, certains types de personnalité. Mais il faut reconnaître une bonne fois pour toutes que chaque job recèle une part de créativité. Reprenons mon exemple de la saisie de données : si un problème se pose, il faut bien trouver une solution. Et c’est pareil dans de nombreuses professions : plomberie, menuiserie et autres exigent une adaptation constante. Aucune situation ne se ressemble. Bien souvent, on observe des solutions innovantes, ingénieuses. C’est de la résolution de problème qui se rapproche clairement de la créativité.

En même temps que je vous le dis, je tiens à faire remarquer que mon simple commentaire montre combien notre société a besoin, pour l’avoir érigée en modèle, de coller cette notion de créativité partout. C’est comme si on avait besoin de rendre tous ces métiers plus cool, de glamouriser ces tâches en les faisant rentrer dans la grille de valeurs de notre époque. Ce sont pourtant des métiers qui relèvent de l’intelligence de la situation, de l’ingéniosité. Reconnaissons la place de la créativité dans ces métiers, mais respectons aussi ce qu’ils sont à la base, point.

Quel est l’impact de cette « créativité à tout prix » sur la santé mentale et le bien-être de la population active ?

On entend partout que la créativité est essentielle à la santé mentale. Beaucoup d’entre nous pratiquent, pour une question de bien-être personnel, une activité dite « créative » en dehors du travail. Au bureau, cette quête de créativité n’est pas épargnée par la pression et les stress du quotidien. Et là c’est beaucoup moins bon pour notre confort mental.

Une culture qui valorise l’activité et la disponibilité constantes, plus une passion indéfectible pour son job, ne peut pas faire du bien à long terme. Il ne faudrait pas l’oublier. On peut être très impliqué dans son travail et le faire avec joie, il n’en demeure pas moins essentiel de s’octroyer de vraies coupures et des vacances. Les personnes qui se considèrent dans des métiers créatifs peuvent aisément perdre cette idée de vue. C’est un coup à se ruiner, sans le savoir, la santé mentale.

On associe également, et cela ne date pas d’hier, créativité et folie, comme si le fait de sacrifier sa santé mentale appartenait finalement au processus plus large de la créativité. C’est peut-être entendable quand on crée une œuvre monumentale qui pourrait bouleverser le monde entier. Mais en quoi cela pourrait-il se justifier dans 99,9 % des métiers créatifs ? Prendre soin de soi devrait figurer en premier sur la liste de chacun et chacune, quelle que soit sa profession.

La notion de créativité s’est invitée dans tous les open spaces : y voyez-vous une promesse de satisfaction et d’épanouissement au travail ?

Le culte de la créativité est assurément porteur d’aspirations plutôt saines, notamment car il incarne une certaine idée du travail : on veut donner du sens et de la valeur à ce qu’on fait. Une certaine dose de créativité au travail est donc clairement intéressante, voire plaisante. Mais ce n’est en rien une promesse de plénitude, de sentiment profond d’utilité. Prenons l’exemple d’une personne censée faire une vidéo pour un produit dont elle se fiche à moitié. Le processus créatif peut être stimulant, mais quid du résultat final ? Peut-on s’épanouir quand celui-ci ne résonne ni avec nos goûts ni avec nos valeurs ?

Le culte de la créativité devrait être sous-tendu par deux quêtes : trouver du sens au travail et accéder à une créativité au sens large dans nos vies. Être créatif, c’est aussi être constructif ou productif.

Comment faire pour que le culte de la créativité cède la place à un système plus profitable et vivable pour tout le monde ?

Il faut d’abord envisager les aspects moins sympas d’une vie où on est toujours « à fond », toujours disponible, toujours passionné – les marqueurs du culte de la créativité, justement. Il faut relâcher un peu la pression mise sur les équipes, reconnaître et valoriser le travail de celles et ceux qui ne sont pas du côté de la créativité. Leur rôle est tout aussi crucial, et les métiers créatifs peuvent s’en inspirer. Les entreprises pourraient aussi communiquer sur ces profils, mettre en lumière divers types de métier, montrer qu’il y a plein de manières de contribuer au développement d’une même boîte. On n’écarte pas la créativité, mais on ouvre le champ à d’autres types d’apports et de compétences.

Traduit de l’anglais par Sophie Lecoq et édité par Clémence Lesacq ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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