Faites-vous du salariat déguisé (sans le savoir) ?

30 janv. 2023

4min

Faites-vous du salariat déguisé (sans le savoir) ?
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

contributeur.e

Avez-vous recours à des indépendants comme 44 % des entreprises ? Si oui, peut-être faites-vous du salariat déguisé à votre insu. Une notion floue mais qu’il vaut mieux connaître avant le lancement de missions avec un freelance.

Le phénomène de freelancing fait partie des grandes tendances sociales des dix dernières années. De plus en plus d’entreprises font appel aux travailleurs indépendants, notamment pour parer à la pénurie de talents (57 %). Mais pour qui travaillent-ils ? Dans les petites entreprises technologiques, ils peuvent représenter presque 30 % des effectifs, allant jusqu’à 61 % dans les start-ups (selon la même étude). Au sein des grands comptes, les freelances représentent seulement 1 à 5 % des effectifs. L’autre fait marquant à souligner est la durée des missions : pour 43 % des entreprises, les missions proposées durent plusieurs mois. Si ces ressources externes représentent une opportunité de flexibilité pour les organisations, c’est aussi une dangereuse brèche qui peut vite basculer vers du salariat déguisé : « C’est une situation professionnelle dans laquelle un indépendant travaille pour une entreprise dans des conditions semblables à celles d’un salarié », explique Elise Fabing, experte du Lab et avocate associée d’Alkemist avocats.

Le salariat déguisé est souvent dénoncé par l’existence d’un lien de subordination entre le prestataire et le client. Au vu des sanctions, mieux vaut en prendre conscience et mettre en place toutes les conditions pour établir une relation saine avec ses prestas. Pour vous donner un petit avant goût, voici la litanie de sanctions possibles : paiement des salaires, heures supplémentaires, congés et indemnités depuis le début de la relation contractuelle entre l’employeur et le ou la freelance, paiement des cotisations sociales (régime sécurité sociale : assurance-maladie, retraite, chômage, accident du travail, etc…), mais aussi d’indemnités de licenciement à l’URSSAF (si rupture des relations), jusqu’aux dommages et intérêts (si préjudice moral et/ou matériel avéré). Et pour les cas les plus costauds, cela peut aller jusqu’à une amende pour délit de travail dissimulé (45 000 €) avec un risque de trois ans d’emprisonnement (l’amende est multipliée par 5 lorsque l’auteur est une société).

Salariat déguisé : les situations qui doivent vous alerter

« Le traitement des cas de salariat déguisé est jurisprudentiel : c’est donc à l’appréciation du juge qui va évaluer s’il existe une dépendance ou non, grâce à des preuves fournies », souligne Élise Fabing. Afin d’être vigilant et d’éviter ces situations, il existe plusieurs critères à prendre en compte : « Le premier est économique : l’indépendant travaille pour un seul client l’empêchant de développer son réseau de clients ou le client lui interdit de travailler pour d’autres entreprises. Le second est juridique et met en évidence un lien de subordination entre l’indépendant et son client : “L’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné” » (Cass. Soc. 13 novembre 1996, n° 94-13187).

« L’indépendant doit jouir d’une liberté dans l’organisation de son travail. »

Voici quelques exemples de situations typiques qui doivent vous mettre la puce à l’oreille :

  • « Impossibilité de choisir ses horaires de travail » : vous imposez des horaires strictes et non modulables à votre prestataire ? Conséquence : vous allez à l’encontre de la liberté d’exécution de la mission. Or, l’indépendant doit jouir d’une liberté dans l’organisation de son travail (lieu, temps…). Veillez à parler d’objectifs ou de livrables, plus que d’organisation ou de temps de travail.

  • « Difficulté à fixer ses tarifs ou à développer sa propre clientèle » : la relation de dépendance, liée à une mission plus ou moins longue ou qui place le freelance dans une position de vulnérabilité économique (travail à 100 %), empêche le prestataire de proposer un tarif en phase avec le travail fourni ou de le revaloriser (par exemple, dans un contexte d’inflation…). Une solution possible : voir avec lui le nombre de jours nécessaires à la réalisation de la mission et s’assurer qu’il lui reste du temps pour d’autres activités.

  • « Limitation quant au fait de pouvoir choisir ses périodes de congés » : si vous exigez à votre prestataire qu’il prenne ses congés à certains moments, attention au dérapage, surtout si vous le faites par mail ! Le conseil : n’exigez rien, demandez-lui et ajustez en fonction de ses réponses et de vos contraintes, le tout, à l’oral. Votre meilleur allié est l’écoute et la flexibilité.

  • « Contrainte quant à l’utilisation du matériel imposé par le client » : si vous imposez à votre freelance d’utiliser du matériel informatique par exemple, cela peut être perçu comme une forme de contrainte. Le mieux serait de lui demander quels outils il préfère utiliser et d’évaluer, dans quelle mesure telle ou telle tâche doit être réalisée sur vos appareils. Un terrain d’entente peut être trouvé !

  • « Obligation d’aller dans les locaux et de s’intégrer au sein d‘un service organisé qui lui donne des ordres et des instructions » : si la personne doit rendre des comptes à l’entreprise au risque de recevoir des sanctions, attention, vous vous trouvez dans un cas de salariat déguisé. « Si la personne est intégrée dans un service ou est positionnée dans l’organigramme, cela permet de constituer le faisceau d’indices (comme l’adresse email interne par exemple) pour le juge. En fonction du cumul des éléments, il statuera ».

  • « Des salariés sont ou ont été employés pour réaliser la même tâche que l’indépendant » : il s’agit, par exemple, d’un salarié en CDI qui exécute exactement les mêmes tâches et dans les mêmes conditions qu’un indépendant. Cela peut être le cas pour des commerciaux : intégration des indépendants dans le même système de production que les salariés.

D’autres indices peuvent également être pris en compte tels que la récurrence des montants versés : « Un même montant et/ou un même nombre d’heures visibles sur plusieurs mois est un élément pouvant justifier un salariat déguisé », souligne Élise Fabing.

Comment éviter de tomber dans le piège du salariat déguisé ?

Le salariat déguisé reste une notion assez complexe car elle relève de la jurisprudence. Néanmoins, il est possible de déjouer ces risques grâce à l’appui d’un expert en droit du travail. « Si une entreprise veut faire appel à des freelances, il faut qu’elle réfléchisse à son organisation du travail avec un avocat afin de poser les bases d’un fonctionnement sain », explique Élise Fabing. Autres conseils à garder en tête : « Il faut aussi établir un contrat par prestation, et non pas un contrat général, surtout si la prestation dure quelques mois. Dans le contrat, il faut bien faire attention aux critères énoncés en spécifiant les besoins de l’entreprise : par exemple, une présence sur site à certains moments… tout en gardant en tête le critère d’indépendance. Il faut donc être assez fin dans la rédaction ».

La relation entre freelances et entreprises se présente ainsi comme un fragile équilibre auquel les organisations vont devoir de plus en plus se confronter, surtout à l’heure où l’entreprise étendue et les logiques d’écosystème prennent de l’ampleur. Ces questions exigent une refonte plus globale du droit du travail pour tous : « Nous entendons de plus en plus parler de nouvelles formes de travail, de slashing, avec des scénarios où le contrat de travail serait voué à disparaître. Pourquoi pas, mais ce changement doit s’accompagner d’une redéfinition du droit du travail. Une réflexion sur un nouveau contrat de société doit être menée autour des systèmes de protection », conclut Élise Fabing.

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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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