Leurs parents se sont sacrifiés pour leur carrière. Ils témoignent

13 oct. 2022

7min

Leurs parents se sont sacrifiés pour leur carrière. Ils témoignent
auteur.e
Elise Assibat

Journaliste - Welcome to the Jungle

Nul doute que les sacrifices faits par les parents pour la réussite de leur progéniture témoignent avant tout d’un amour profond. Pourtant la réalité derrière le geste est parfois plus complexe qu’il n'y paraît, et ce notamment du côté des enfants qui les ont inspirés, ont grandi depuis et travaillent désormais eux aussi. Alors comment vivent ceux qui sont redevables, reconnaissants, admiratifs, mais aussi ceux qui en veulent à leurs parents d’avoir autant misé sur eux. El Mehdi, Sami, Mathilde et Julia nous racontent.

El Mehdi, 30 ans, artiste : « Je prends conscience que tout mon travail est né d’un acte d’amour de sa part »

D’aussi loin que je me rappelle, mon père a toujours travaillé à l’usine pour s’occuper de ma mère, ma sœur et moi. D’abord au Maroc où je suis né, puis en Italie où il m’embarque avec lui à mes 7 ans, jusqu’en France dix ans plus tard. Le monde ouvrier fait partie de son quotidien et la première fois que je le découvre de mes propres yeux, j’ai 14 ans, je vis dans la province de Brescia, en Lombardie et je passe mon été à ses côtés pour l’aider. Je me souviens du réveil à 5h, du cuir à manipuler sur des chaussures qui valent plus que le salaire de mon père et des journées qui ne finissent jamais. Moi ce qui me plaît c’est le dessin, et depuis mon arrivée en Italie je ne m’arrête plus de griffonner. À l’école, j’étais le mauvais élève qu’on voyait comme le marocain de service. Et pourtant, quand je montrais mes dessins dans la cour de l’école je devenais plus que ça. J’avais du talent.

À l’époque du lycée, je quitte ma province italienne avec ma famille pour la Sarthe et il faut tout recommencer. Je dois passer une équivalence de brevet des collèges si je veux obtenir mon bac un jour et trouver un petit boulot pour aider mes parents. Jouant la carte du pizzaiolo, je me rends dans la pizzeria la plus proche de l’école mais ce jour-là, le restaurant est fermé. Alors je remonte la rue et entre dans un atelier d’art qui me fait de l’œil chaque matin depuis la rentrée. Là-bas, je montre mes dessins, évoque la nécessité de passer mon bac pour travailler dans le graphisme publicitaire. Et je m’entends dire cette phrase que je n’oublierai jamais : « Tu n’as pas besoin d’avoir le bac pour entrer aux Beaux-Arts, et on va t’inscrire au concours sans tarder. » C’est donc sans trop de préparation, mis à part mes crayons dans la poche, que j’intègre l’école du Mans trois semaines plus tard. Quand j’annonce la nouvelle à mes parents, ils sont surpris mais pour eux, un tel signe est à prendre au sérieux : impossible d’aller à l’encontre de ma destinée. Ce jour-là, mon père me prend par l’épaule et me dit : « Tu pourras décider toi-même de l’heure à laquelle tu te réveilleras toute ta vie ». Je prends alors conscience que tout mon travail est né d’un acte d’amour de sa part. Grâce à ses sacrifices, je pourrais me plonger tout entier dans ma passion, sans jamais devoir m’aliéner. Depuis, mes créations portent sur l’immigration, l’exil, mais parlent surtout de la vie de mes parents et je leur rends hommage en permanence à travers mes expositions.

Mathilde, 24 ans, étudiante : « Mon enfance a été marquée par cette fascination pour l’excellence »

J’ai grandi avec l’histoire de mes parents qui coule dans mes veines. Et pour cause, tous deux originaires de Bucarest et issus de milieux paysans, ils ont chacun été élevés sous le régime autoritaire du dictateur communiste Nicolae Ceaușescu. Lorsque ce dernier est jugé puis exécuté en 1989, ils ont tous les deux 25 ans. Mon père étudie au sein d’une grande école pour devenir ingénieur et gagne une bourse pour s’envoler vers la France au début des années 90. Ma mère, elle, vient de terminer médecine et le suit mais, faute d’équivalence, se retrouve à devoir repasser le concours arrivée à Antibes.

Finalement, le temps passe et plutôt que de rentrer à Bucarest, ils déménagent près de Paris, dans une maison à Bagnolet, où j’ai grandi. Au vu des chances qui s’offraient à nous, la possibilité de quitter la France pour retourner au pays s’est vite effacée. Alors même si l’injonction n’a jamais été formulée, il fallait que l’on soit à la hauteur de ce sacrifice qui leur coûtait. En revanche, si nous devions travailler dur pour réussir, pas dans n’importe quel secteur non plus. Sous le régime communiste de Ceaușescu les intellectuels en lettres et sciences sociales ont vite été assignés à résidence ou emprisonnés. Là-bas, mes parents n’avaient pas d’autres choix que de se tourner vers tout ce qui pouvait servir à développer l’industrie du pays.

Je revois encore ma mère me répéter : « Tu sais, les sciences nous ont sauvé ». Mon enfance a donc été marquée par cette fascination pour l’excellence et cela ne s’est pas arrêté là. Les longs trajets en voiture à faire du calcul mental, les promenades le long de l’école militaire de Saint Cyr, les salons d’aéronautique…. Parfois c’était dur à vivre, surtout quand j’ai commencé mes études, pendant les disputes où cette comparaison entre notre jeunesse et la leur revenait constamment. Aussi car je sens encore aujourd’hui la tristesse du déracinement qui perdure malgré les années. Mais même si cette force me porte dans mon parcours, j’ai tout de même réussi à me détacher de cette nécessité de réussir par les sciences en grandissant. D’ailleurs, en parallèle de mon master à l’ESCP, je prépare actuellement le concours de L’ENA car moi, c’est la fonction publique qui m’attire, l’économie encore plus. Alors certes ce n’est pas Centrale mais c’est mon choix et j’en suis fière. Et je sais que mon père aussi.

Sami, 28 ans, chargé de marketing et communication : « Je me sens parfois redevable de tous les sacrifices qu’ils ont mis en place pour nous assurer le meilleur avenir possible »

Mes parents ont toujours tout mis en œuvre pour que l’on réussisse dans la vie ma sœur et moi. Il faut dire que leur histoire n’est pas banale. Les parents de ma mère avaient fui la guerre du Vietnam dans les années 60 et elle a rencontré mon père pendant ses études à Strasbourg. Lui-même était venu de Tunisie étudier en France pour travailler dans la fonction publique, et ce malgré une maladie qui le paralysait depuis tout petit. Quand j’étais enfant, ma mère travaillait comme réceptionniste de nuit dans des hôtels pour s’occuper de ma sœur et moi l’après-midi et surtout ne rien manquer de notre éducation. Leur soutien, aussi bien financier que sentimental, a toujours été inconditionnel. Je me souviens qu’à 13 ans, je voulais devenir footballeur professionnel et tout tournait autour de ça. J’étais dans une formation sportive et mes parents venaient me voir tous les weekends pour ne louper aucun de mes matchs.

L’année de mes 17 ans, je supporte de moins en moins la pression et je me détourne de ce projet. Une fois mon bac en poche j’arrête le foot pour de bon, et me lance - aidé par mes parents qui prennent un prêt à mon nom - dans un BTS de commerce international. Aujourd’hui je suis chargé de marketing et communication pour la plus grande franchise française de Carrefour et j’habite à Annecy avec ma femme et mon fils. À côté de mon métier, je profite de mon goût pour la réalisation pour filmer des courts métrages et animer une émission le dimanche sur France 3. Cela implique des allers-retours avec Paris chaque semaine mais impossible de perdre mon salaire et de mettre ma famille en galère en choisissant ma passion. C’est dans ce genre de raisonnements que je ressens bien à quel point mon éducation joue dans mes choix. Je n’ai jamais traîné après les cours ni été paresseux, il fallait travailler, être sérieux, depuis tout petit. Cette pression me suit encore aujourd’hui et même si c’est aussi stimulant car elle me pousse à me dépasser, je me sens parfois redevable de tous les sacrifices qu’ils ont mis en place pour nous assurer le meilleur avenir possible. Aujourd’hui j’ai conservé cette exigence de moi, cette ambition qu’ils m’ont transmise, mais je suis aussi un homme de ma génération, et l’idée de tout sacrifier pour un travail est impensable. Je m’investis tout autant dans la réalisation et c’est en cela que je me sens plus détaché de leur éducation. Et je compte bien transmettre cet équilibre à mon enfant.

Julia, 20 ans, étudiante : « Cette liberté de choix est aussi une pression que je m’inflige à moi-même »

Je n’ai pas tout de suite pris conscience du sacrifice de ma mère. J’ai toujours eu l’habitude de la voir tous les matins quand je me réveillais et tous les après-midi quand je rentrais de l’école. Pour moi c’était normal. C’est en grandissant que j’ai pris la mesure de ce que ce geste avait signifié à ses yeux. Mes parents se sont d’ailleurs rencontrés dans les locaux de Canal en 2000, mon père étant journaliste pour la télévision et ma mère documentaliste sur l’émission. Elle avait appris le métier sur le terrain à 23 ans, gravi les échelons et était douée dans ce qu’elle faisait. Mais quand je suis née, la question s’est posée que l’un d’eux arrête son boulot pour s’occuper de mon frère et moi. Quelques semaines plus tard, ils décidèrent d’un commun accord que ce serait elle, tout en sachant que ce ne serait pas simple. En mettant de côté toute la reconnaissance dont elle avait eu besoin plus jeune, elle se sacrifiait pour sa famille et ils le savaient.

Évidemment, elle était heureuse de s’occuper de nous avec mon frère, toujours investie et ravie de partager notre quotidien. Mais c’est quand elle était confrontée au regard des gens que je me rendais compte de son choix. Assez soudainement, elle était passée d’un métier prenant au statut de mère au foyer et les gens se détournaient rapidement lorsqu’elle leur révélait ne plus travailler. Aujourd’hui, ma mère a trouvé une nouvelle voie dans l’écriture et je suis très fière d’elle. Tout en sachant que ces années ont aussi marqué la personne que je suis. D’abord dans notre relation bien entendu, car je lui suis très reconnaissante d’avoir toujours été à mes côtés. Aussi pour son enthousiasme vis à vis du travail qui fait que je ne me vois pas me réveiller tous les matins sans être satisfaite de mon job pour de vrai. D’ailleurs, elle me le répète au quotidien, toutes les portes me sont ouvertes, rien n’est interdit.

Quand j’ai fait une école de droit, mes parents m’ont payé la formation sans sourciller, quand j’ai changé de voie, ils m’ont soutenu et encore aujourd’hui, alors même que plein d‘options m’attirent sans être sûre de moi. Car de toute cette liberté découle aussi une pression que je m’inflige à moi-même. Comme si je ne me laissais pas le droit d’échouer. Je veux être à la hauteur mais j’ai du mal à faire mon choix. Puisque j’ai la possibilité de faire ce que je veux, comment savoir si je ne me trompe pas ? Si je prends la bonne décision ? Mille questions se bousculent dans ma tête, mais une chose est sûre, je ferai tout pour me rendre fière, et ma mère avec.

Article édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps

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