« Dans le monde professionnel, il y a une prime aux beaux parleurs »

07 févr. 2022

9min

« Dans le monde professionnel, il y a une prime aux beaux parleurs »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Après avoir mis en lumière la rhétorique dans l’émission de Pascal Praud sur CNews et pendant deux saisons dans Clique sur Canal +, Clément Viktorovitch, professeur de rhétorique à Sciences Po, à l’ENA, à l’École de guerre, décrypte les discours de la campagne présidentielle sur Franceinfo et anime un jeu de rôle politique sur la plateforme Twitch. Dans son ouvrage Le pouvoir rhétorique (Éd Seuil, 2021), il nous donne ses astuces pour remporter l’adhésion et nous apprend à lire entre les lignes des discours dont nous sommes l’objet. Pour lui, l’art de convaincre est l’affaire de tous, mais surtout un pouvoir essentiel à maîtriser dans le monde professionnel.

Dans Le pouvoir rhétorique, vous expliquez la nécessité d’inclure l’enseignement de la rhétorique en classe de première. En quoi la rhétorique, qui est surtout visible dans les débats politiques et sur les plateaux télé, nous concerne-t-elle tous ?

Clément Viktorovitch : Même si ce mot a des connotations anciennes, poussiéreuses, mystérieuses voire ténébreuses, parce que derrière la rhétorique on imagine l’art sombre de la manipulation que maîtrisent les avocats et les hommes politiques, c’est une compétence que nous utilisons tous puisqu’il s’agit de convaincre. Comme monsieur Jourdain, ce personnage de Molière qui faisait de la prose sans le savoir, nous faisons de la rhétorique tous les jours, sans le savoir. Pour quelle raison ? Parce que nous avons sans cesse besoin de convaincre. C’est vrai dans la vie politique et démocratique, puisque les femmes et hommes politiques se battent pour nous pousser à voter pour eux, mais c’est vrai aussi dans la vie quotidienne, professionnelle et familiale. Une scène de ménage, c’est l’un des moments les plus rhétoriques qui soient. Idem pour le fait de décider notre destination de vacances avec nos amis. Et l’univers professionnel n’est pas en reste : quand nous faisons une présentation pour séduire le reste de l’équipe ou notre patron, c’est de la rhétorique ; quand nous cherchons à motiver nos équipes à s’engager davantage, c’est aussi de la rhétorique. Mais si la rhétorique est fondamentale pour porter notre point de vue et nos convictions, nous en avons également besoin pour décrypter les argumentations dont nous sommes l’objet.

Que ce soit sur les réseaux sociaux, en soirée entre amis ou pendant les pauses à la machine à café, nous observons l’explosion de l’ultracrépidarianisme, soit le fait de donner son avis sur des sujets sur lesquels on n’a pas de compétence crédible. Mais est-il possible de paraître crédible quand bien même nous manquons d’arguments tangibles ?

Oui et c’est précisément la raison pour laquelle il existe une compétence spécifique qui se nomme rhétorique. Si c’était toujours le meilleur argument qui l’emportait, s’il suffisait d’être expert d’un sujet pour convaincre parfaitement, il n’y aurait nul besoin de rhétorique et chacun travaillerait ses dossiers à fond. Or, on peut avoir les arguments les plus rigoureux et malgré tout, échouer à convaincre. À l’inverse, on peut connaître un sujet superficiellement, maîtriser qu’une infime partie de ce dont nous parlons, si nous avons des compétences rhétoriques suffisantes, si nous sommes capables de charmer nos auditeurs par l’image que nous renvoyons, par les métaphores que nous proposons ou les émotions que nous soulevons, alors nous pouvons remporter la conviction. Nous le voyons, même les personnes les plus savantes, les plus rigoureuses, les plus honnêtes, les plus sincères ont elles aussi besoin de convaincre. C’est pour cette raison que la rhétorique est loin de ne s’adresser qu’aux brigands, aux crapules et aux pseudo-sachants.

C’est ce que vous appelez dans votre ouvrage « le paradoxe du bon élève » ?

En effet, cela peut être le paradoxe du bon élève, soit le comportement qui consiste à vouloir utiliser l’argument qui nous a nous-même convaincu et donc, que nous considérons comme le meilleur pour convaincre nos interlocuteurs. Pourtant, nous savons bien que ce qui fait flancher notre auditoire se sont d’abord les arguments qui leurs sont directement adressés, qui sont forgés pour eux. Ainsi, l’art d’être un bon orateur, ce n’est pas celui de présenter l’argument qui nous a fait flancher, mais bien de découvrir le raisonnement qui sera apte à convaincre la personne que j’ai en face de moi. Je vais prendre un exemple personnel pour illustrer cette idée : je suis professeur à Sciences Po dans un cursus qui forme des data protection officer (DPO). Quand je leur demande quel argument ils utiliseraient pour convaincre leur futur employeur de mettre les moyens dans une politique de protection de données, ils me répondent qu’« il est nécessaire de protéger les données des consommateurs », mais aussi qu’« éthiquement, nous ne pouvons pas faire n’importe quoi avec ces informations ». Ces arguments ont beau être rigoureux, ils ne fonctionnent pas toujours. Si les étudiants parlaient plutôt des risques d’une condamnation pour non-respect du RGPD, des sanctions financières et du risque réputationnel pour l’entreprise, cela aurait probablement plus de poids. Attention toutefois, la rhétorique ce n’est pas de la démagogie ! La rhétorique telle que je la conçois consiste à trouver parmi tous les arguments que nous approuvons, celui qui nous permettra de convaincre. D’un autre côté, la démagogie, c’est la capacité de comprendre ce dont l’autre est déjà convaincu pour adopter sa posture et emporter ses suffrages. Dans le premier cas, on adapte l’argumentation, dans le second, on modifie sa position.

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Si c’était toujours le meilleur argument qui l’emportait, s’il suffisait d’être expert d’un sujet pour convaincre parfaitement, il n’y aurait nul besoin de rhétorique.

Au travail, nous voyons bien que ce ne sont pas toujours les salariés les plus travailleurs qui sont les plus valorisés, mais ceux qui s’expriment clairement et semblent les plus impliqués. Quelque part, ne pensez-vous pas que la rhétorique est injuste ?

Oui ! C’est justement en observant que la rhétorique était une compétence très mal répartie au sein de la population, que j’ai absolument tenu à faire ce livre. Et ça se vérifie par des faits : il va de soi lorsqu’on a été élevé par des parents avocats, journalistes, syndicalistes, chercheurs ou professeurs, on hérite naturellement d’une maîtrise virtuose de l’argumentation, de la parole, du langage. Après, d’autres personnes peuvent acquérir cette compétence parce qu’ils ont reçu un enseignement spécifique, cette discipline étant de plus en plus enseignée dans les grandes écoles. Il n’en reste qu’à l’âge adulte, il y a une injustice à côtoyer des experts de la rhétorique quand nous n’avons pas grandi dans un environnement favorable au travail de cette compétence, qui est, je le rappelle, un pouvoir important. C’est un pouvoir parce qu’elle permet d’imposer son point de vue au travail et dans la société.

Dans votre livre, vous mettez en contradiction éloquence et rhétorique, pouvez-vous nous expliquer la différence entre ces deux notions ? Et justement ne pensez-vous pas que cette première est plus largement valorisée dans notre société, mais aussi dans le monde du travail ?

Oui, je pense qu’on peut le dire. L’éloquence, c’est l’art de bien parler, de captiver l’attention, d’émouvoir, de charmer ses auditeurs. Comme je vous l’ai expliqué plus tôt, la rhétorique, c’est l’art de convaincre. Évidemment, ses deux techniques se rejoignent très largement : dès lors qu’on a besoin de convaincre à l’oral, on a besoin d’éloquence. On peut avoir les plus belles formules, les métaphores les plus travaillées, si jamais nous suscitons l’ennui quand nous parlons, nous avons peu de chances d’emporter la conviction. Après, là où ces techniques diffèrent : il est tout à fait possible d’être très éloquent sans faire de rhétorique. Prenez Fabrice Luchini ou Édouard Baer, ces acteurs ont une forme de virtuosité dans l’improvisation et sont capables de captiver leurs auditeurs sans chercher à les convaincre. Mais aussi, il est également possible de faire de la rhétorique par écrit. Écrire une tribune ou une newsletter interne sont des actes rhétoriques qui ne nécessitent pas d’éloquence.

Après, lorsque vous dites que l’éloquence est largement valorisée, c’est tout à fait vrai. Dans notre société, et plus particulièrement dans le monde professionnel, il y a une prime aux beaux parleurs. Une excellente présentation en réunion, un beau discours lors d’un congrès ou d’une conférence seront encensées. À ce titre, l’éloquence est d’ailleurs de mieux en mieux enseignée. Elle l’est très largement dans l’enseignement supérieur avec de nombreux concours et elle commence à l’être au lycée avec le grand oral. Malheureusement, dans ces concours et pour le grand oral, nous apprenons assez peu à déployer une argumentation et nous n’apprenons pas non plus à décrypter les argumentations qui nous visent.

La rhétorique telle que je la conçois consiste à trouver parmi tous les arguments que nous approuvons, celui qui nous permettra de convaincre.

Vous expliquez qu’il y a aussi une rhétorique des mots. Pour illustrer cette idée, vous montrez que ces dernières années le vocabulaire dans le monde du travail a largement évolué. Avant, on parlait d’employés et maintenant de collaborateurs. Qu’est-ce que ça change concrètement ?

Les mots eux-mêmes sont un enjeu de pouvoir. À ce titre, gagner la bataille du lexique, c’est déjà prendre un ascendant sur la guerre des idées. Dans mon exemple, j’explique que lorsqu’on parle de salarié, d’employé ou de collaborateur, les implications et les connotations ne sont pas du tout les mêmes. Si je parle de salarié ou d’employé j’insinue un rapport de domination au sein du travail, j’implique qu’il y a un propriétaire des moyens de production qui emploie la masse salariale. En d’autres termes, le simple fait de parler de salarié, c’est déjà présupposer l’existence d’un rapport de force. Dans le cas inverse, si nous sommes toutes et tous des collaborateurs, cela suppose que nous sommes toutes et tous dans le même bateau, que nous marchons dans la même direction. Dans ce cas-là, pourquoi s’opposer ? Rien qu’en changeant un mot dans notre vocabulaire, nous voyons que le patronat et le management font disparaître l’existence d’un rapport de force qui est pourtant inhérent au contrat de travail et cela participe en fin de compte, à la défaite du droit du travail.

Dans le chapitre « travailler son image », vous expliquez que l’univers professionnel a tendance à valoriser les figures de l’autorité, mais aussi celles et ceux qui se fondent dans la masse. En tant que salarié, ai-je plutôt intérêt à choisir le biais d’autorité ou de similarité ?

En rhétorique, l’ethos c’est l’image que l’orateur renvoie de lui-même ou d’elle-même à travers son discours et c’est extrêmement important. Façonner une image qui soit apte à porter la confiance des interlocuteurs, c’est déjà participer à leur conviction. Plus nos interlocuteurs nous font confiance, plus facilement ils accepteront les arguments que nous leur proposons. D’ailleurs, si nos interlocuteurs nous font une confiance aveugle, nous n’aurons même pas besoin d’argumenter, il suffira d’avancer notre position, elle aura des chances d’être immédiatement acceptée. Nous le voyons bien, travailler son image, ce n’est pas que du narcissisme, c’est aussi de la rhétorique. Et s’il y a une et mille manières de façonner son image, on observe que pour emporter la confiance d’un interlocuteur, il y a deux traits qui sont largement valorisés, l’autorité et la similarité. Dans le monde du travail, un dilemme se pose donc à tous les salariés : comment je désire appréhender ma relation à autrui ? Est-ce que je veux lui ressembler et activer ce biais favorable à la similarité ? Ou, au contraire, est-ce que je souhaite renvoyer une image d’autorité et jouer sur l’avantage qu’elle confère ? Est-ce que par mes vêtements, je vais chercher à me fondre dans la masse ce qui peut être un avantage ou est-ce que je vais travailler mon autorité supérieure et bénéficier de cet ascendant ? C’est très difficile d’arbitrer cette décision, mais elle dépendra du contexte et de qui l’on est. Bien sûr que l’on peut forger son image, mais on ne peut pas le faire en s’oubliant ou au prix de se renier soi-même. Pour quelle raison ? Parce qu’on prend le risque de ne pas être crédible et pour le coup renvoyer la pire image qui soit : l’absence de sincérité.

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Il y a une injustice à côtoyer des experts de la rhétorique quand nous n’avons pas grandi dans un environnement favorable au travail de cette compétence.

À la fin de votre ouvrage, vous expliquez enfin que la conversion, soit le fait de faire changer d’avis son interlocuteur reste une exception. Mais si nous avons tendance à rester campés sur nos positions, quel est l’intérêt de débattre autant ?

Les conversions parfaites et brutales sont bien l’exception. Essayons de penser à la dernière fois, au cours d’une conversation, votre interlocuteur a fini par dire « tu as raison ». Si les conversions brutales sont très rares, les conversions existent. Simplement, elles s’opèrent sur le temps long. Pour cela, nous devons admettre que cela ne va pas se faire tout de suite et qu’il y a peu de chances d’entendre qu’on a raison de la bouche de notre interlocuteur. Et en même temps, combien de fois, il nous est arrivé de repenser le soir venu à une discussion dans laquelle on était resté campé sur une position et qu’on regrette ? L’art de l’orateur, c’est justement de savoir jouer sur cette dimension, savoir exploiter la rhétorique comme un processus plutôt qu’un moment. C’est aussi pour cela que je dis qu’il faut renoncer au fantasme de la formule magique ou de la pierre philosophale qui permettrait de convertir, non pas le plomb en or, mais les « non » en « oui » autant que nous le voulons. Un bon orateur doit accepter la posture du jardinier, de planter une graine, de l’arroser un peu, d’attendre et de revenir discuter régulièrement avec la même personne. Après, il y a toujours un risque que nos arguments ne portent pas leurs fruits, que la graine ne germe jamais. Si cette posture nous confronte à l’angoisse de ne pas convaincre, elle nous offre aussi la possibilité de peut-être emporter la conviction.

Article édité par Gabrielle Predko
Photos de Thomas Decamps

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