Quiet-cutting, quiet-firing, pleasanteeism… Toujours des mots, les mêmes maux ?

07 déc. 2023

5min

Quiet-cutting, quiet-firing, pleasanteeism… Toujours des mots, les mêmes maux ?
auteur.e
Kévin Corbel

Journaliste Modern Work

contributeur.e

« Pleasanteeism », « evolved workweek », « weaponized incompetence » : tous les mois ou presque, le monde du travail semble inventer de nouveaux mots pour désigner des phénomènes parfois pourtant bien connus du monde du travail. À travers ce phénomène, c’est à la fois la légitimité et l’impact de certaines pratiques d’entreprise qui sont réévaluées pour le meilleur, mais surtout pour le pire. Décryptage.


« Vous avez entendu parler du “quiet-quitting”, maintenant les entreprises pratiquent le “quiet-cutting” », titrait le Wall Street Journal, le 27 août dernier. L’article y parle d’un “nouveau” phénomène au bureau, consistant à ne pas licencier des employés dont le poste a pourtant été supprimé en les plaçant dans d’autres services, ce qui peut causer du stress, un sentiment d’injustice voire un syndrome de l’imposteur. Cette pratique vous dit déjà quelque chose ? Chez nous en France, on l’appelle de longue date la “mise au placard”. Alors, pourquoi requalifier par un nouveau mot un phénomène déjà connu et nommé depuis longtemps ?

Quand les médias mettent des mots sur nos maux au travail

En juin 2023, le Washington Post s’interrogeait déjà sur l’apparition de nouveaux termes pour qualifier des pratiques que l’on peut avoir au travail comme dans la vie personnelle, comme le “damp drinking” (boire avec modération), le “bed rotting” (rester dans son lit toute la journée) ou le “quiet-quitting” (faire le minimum syndical au travail). Ces nouvelles expressions relèveraient d’une volonté de concrétiser des pratiques qui « semblent capturer quelque chose de presque universel », explique Sylvia Sierra, professeure de communication à l’université de Syracuse, dans l’article en question. Mais cette quête d’universalité tend également à défaire ces pratiques de leur caractère parfois grave ou sérieux. Ainsi, l’actrice Gwyneth Paltrow avait préféré parler de “conscious uncoupling” plutôt que de divorce lors de sa séparation, ce qui peut en faire sourire certains, mais en perdre d’autres en chemin.

Ray A. Smith, auteur de l’article du Wall Street Journal, semble être à l’origine de l’expression “quiet-cutting”. Au fil du papier, on se rend compte qu’il n’a pas cherché, contrairement à Gwyneth Paltrow avec son mariage, à complexifier le processus de mise au placard pour le rendre plus acceptable. Au contraire, le journaliste américain met en lumière les problèmes - notamment psychologiques - que peut causer une mise au placard sur un employé. À travers l’invention d’un nouveau mot pour désigner ce phénomène, l’anthropologue sociale et ethnologue Marie Rebeyrolle y voit une façon de redonner une actualité à un phénomène devenu commun. « L’objectif est de rappeler que ces mauvaises pratiques existent. Vous remarquerez ainsi que beaucoup de ces nouvelles expressions anglaises insistent sur les problèmes qui existent entre les salariés et l’entreprise. », indique la spécialiste. L’expression « weaponized incompetence », qui s’apparente à manque d’envie de prendre des initiatives, illustre bien ces propos. Le terme anglophone désigne plus spécifiquement le fait pour un employé de se servir de son manque de compétence dans un domaine pour ne pas avoir à faire certaines tâches, tout en ne cherchant pas à améliorer son champ de compétences, ce qui pénalise l’entreprise.

Quand les entreprises requalifient des procédés à leur avantage

Au-delà du cadre journalistique, ces nouvelles expressions sont également reprises par les entreprises. Dans le cas du “quiet-quitting”, l’apparition du terme a permis à de nombreux managers et RH de conscientiser l’existence d’employés désengagés et ainsi de chercher des solutions pour lutter contre cette démission silencieuse qui nuit à la productivité et au bien-être des salariés. Mais le monde de l’entreprise n’hésite pas non plus à utiliser certaines de ces expressions pour simplement se faire bien voir… Ainsi le terme “evolved workweek”, qui nomme une organisation “nouvelle” de la semaine de travail, se caractérise par un accès à du télétravail, un vendredi après-midi off ou même la mise en place de la semaine de quatre jours. Bref, un terme fourre-tout qui permettrait à n’importe quelle annonce de job de briller un peu plus aux yeux des candidats, toujours plus avides d’un meilleur équilibre vie pro/vie perso. « Le terme “evolved” fait référence au progrès, il y a un côté moderne à proposer cela aux cadres - car ce sont eux qui sont visés à travers cette nouvelle organisation du travail », précise Marie Rebeyrolle. « Ça montre la volonté des entreprises de toujours proposer quelque chose de nouveau, même si le concept d’hybridation de la semaine de travail ne date pas d’hier mais a juste été démocratisé avec l’évolution technologique de ces dernières années. C’est avant tout une stratégie marketing. »

Dans un autre registre, le terme “pleasanteeism”, qui désigne l’injonction implicite de toujours se montrer sous un bon jour au bureau, même quand ce n’est pas le cas, pourrait également être utilisé pour servir l’entreprise et non les salariés d’après l’anthropologue : « Même s’il dénonce une pratique, il y a dans ce terme la volonté de dire que l’entreprise fait tout pour que ses salariés soient heureux. Socialement, il est mieux vu d’être dans une quête du bonheur que dans la plainte, qui embête tout le monde. » Résultat : si près d’un salarié sur deux serait en proie à une difficulté psychologique, seulement 7 % d’entre eux iraient en parler à un responsable au sein de son entreprise, d’après une enquête d’Alan et Harris Interactive. Mais le terme “pleasanteeism” n’est qu’une goutte d’eau dans un océan de nouveaux mots qui viennent arroser chaque semaine les pages des médias spécialisés sur l’actualité du monde du travail.

Cette multiplication de vocables spécifiques s’est accélérée depuis maintenant une vingtaine d’années, explique Nacime Chellig, qui a travaillé sur ces questions de jargon professionnel. « Depuis le début des années 2000, l’usage de vocables, de sigles ou d’acronymes relativement techniques viennent dire quelque chose de l’ordre de la déresponsabilisation des institutions et des professionnels qui les composent, en direction parfois des publics. » Déjà en 2002, la loi de modernisation sociale transformait le terme “plan de licenciement” en “plan de sauvegarde de l’emploi”, ou “PSE”. L’anthropologue y voit une façon pour les entreprises de se déresponsabiliser : « Cela réduit la portée rugueuse du licenciement, qui reste pourtant un acte d’une violence incalculable. » Une manipulation que Marie Rebeyrolle confirme : « En parlant de PSE, on positive en se disant que quand une entreprise vire des gens, elle ne fait que protéger les emplois de ceux qu’elle garde. »

Des conséquences parfois graves pour les salariés

Que ce soit au travers d’une dénomination comme le “PSE” ou de termes anglophones, l’apparition d’un nouveau vocabulaire pour désigner ces vieilles pratiques n’est pas qu’une façon de pointer du doigt un problème ou de rendre plus acceptables des procédés d’entreprises jusqu’ici proscrits. Il s’agit également d’invisibiliser la souffrance salariale causée par des méthodes jugées jusqu’ici peu acceptables, mais qui deviennent alors banales à travers de nouvelles expressions. « À partir du moment où il y a une pratique qui est nouvellement nommée, vous pouvez être contre ou pour, elle est, dans tous les cas, normalisée. », ajoute Marie Rebeyrolle. « L’apparition de nouveaux mots pour qualifier des choses qui sont anciennes, c’est un signal d’alerte. » Par exemple, les procédés managériaux utilisés par France Télécom dans les années 2000 pour pousser plus de 22 000 salariés vers la sortie pourraient s’apparenter à ce qui, aujourd’hui, a été renommé “quiet-cutting” par le Wall Street Journal. La crainte de l’anthropologue : que la vague d’émotions qui avait suivi à l’époque les nombreux suicides de l’affaire, ne se transforme demain en vaguelettes à force de “s’habituer” à ces “nouvelles” pratiques.

L’absence de complexes autour des nouvelles formes de travail, des attitudes des travailleurs voire même des méthodes de management sans empathie peut également être une source supplémentaire de stress pour les salariés, alerte Nacime Chellig. Pour celui qui a beaucoup travaillé sur les mécanismes de construction identitaire en contexte de soins, cela peut avoir des conséquences graves. « Une angoisse constante au travail peut mettre en place un trouble obsessionnel compulsif. Dans la vie privée, cela peut mener à une séparation, des épisodes dépressifs, des comportements addicts et donc des idées noires et de la potentialité au suicide. »


Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

Les thématiques abordées