Radiation, flicage... Les chômeurs ont-ils raison de craindre Pôle Emploi ?

09 juin 2022

6min

Radiation, flicage... Les chômeurs ont-ils raison de craindre Pôle Emploi ?
auteur.e
Coline de Silans

Journaliste indépendante

Selon une récente étude de l’Unédic, les demandeurs d’emploi sont plus stressés et plus inquiets que les personnes en situation d’emploi. 45% sont régulièrement questionnés avec insistance sur leur recherche d’emploi, et 45% ne sont pas crus lorsqu’ils affirment rechercher activement un emploi. L’amendement à la loi de Finances 2021, autorisant Pôle Emploi à consulter les relevés bancaires ou les factures de téléphone de chômeurs soupçonnés de fraude, a été pointée du doigt par certains, qui y ont vu un risque accru de culpabilisation des chômeurs.

Car entre la peur (parfois infondée) d’être radié définitivement, l’incitation à assister à des ateliers ou des formations, et les rendez-vous plus ou moins réguliers avec les conseillers, certains demandeurs d’emplois disent se sentir plus “surveillés” qu’accompagnés, la frontière entre les deux étant parfois ténue. Mais quelles sont véritablement les raisons qui poussent certains chômeurs à culpabiliser ? Comment cela impacte-t-il leur recherche d’emploi ? Et, à l’inverse, qu’en pensent les conseillers Pôle Emploi ? Comment parviennent-ils à doser leur accompagnement, pour orienter sans culpabiliser ? Enquête.

La menace de la sanction, fantasme ou réalité ?

Que l’attribution d’allocations d’aide au retour à l’emploi soient soumises à un contrôle, voilà qui semble plutôt faire sens pour la plupart des gens. Pour en bénéficier, il convient d’être dans une démarche de retour à l’emploi, de rechercher activement un travail, selon la terminologie de Pôle Emploi. Afin de s’assurer que les demandeurs d’emploi sont bien dans cette démarche, un certain nombre de rendez-vous réguliers sont fixés avec le conseiller Pôle Emploi, la fréquence de ces derniers dépendant du degré d’autonomie du chômeur et de ses besoins. « Il existe plusieurs modalités d’accompagnement, explique Belkacem Ihallaine, directeur d’agence du Pôle emploi de Levallois-Perret. Si le demandeur d’emploi est autonome, les contacts avec son conseiller seront moins fréquents que s’il a besoin de beaucoup d’accompagnement ». Bon à savoir, une fois les rendez-vous fixés, il est possible de les décaler jusqu’à deux fois, sans justification, ni sanction.

C’est lors de ce premier rendez-vous que le chômeur établit, avec son conseiller, le « diagnostic partagé », où il fait le point sur sa formation, ses aspirations, son projet… De cet entretien découlera alors « l’offre raisonnable d’emploi », une offre qui correspond à la mobilité géographique du demandeur d’emploi, à la fourchette de salaire qu’il est raisonnable d’espérer, aux compétences qu’il possède, et au métier qu’il souhaite exercer.

C’est aussi lors de ce premier rendez-vous que le demandeur d’emploi est informé entre autres, de ses droits et de ses devoirs. Et c’est là que commencent les confusions.

« Il y a quelques années, nous avons mené une étude pour savoir si les chômeurs avaient conscience de la teneur de l’accompagnement qui leur était proposé, relate David Bourguignon, enseignant chercheur, spécialiste des questions de discrimination et de stigmatisation à l’Université de Lorraine. Et la première chose qui est apparue, c’est que les gens n’avaient pas toujours conscience des tenants et aboutissants de leurs droits et devoirs ». Manque de communication claire, déni de la part des chômeurs, rendez-vous trop longs… plusieurs explications ont été avancées pour expliquer cette confusion. Toujours est-il que cette désinformation est souvent à la racine d’incompréhensions de la part des demandeurs d’emploi, voire de peurs, parfois infondées.

Parmi elles, la fameuse crainte de la radiation, si on ne répond pas à plus de trois offres d’emploi. Une crainte qui n’a pas lieu d’être, selon la direction générale de Pôle Emploi : « Une offre qui est refusée parce qu’elle ne correspond pas à l’offre raisonnable d’emploi qui a été établie avec le conseiller, ne peut en aucun cas mener à une radiation ». En revanche, il est possible de radier le demandeur qui refuse plusieurs fois de suite, sans motif, des offres qui correspondent pourtant à son profil, explique Belkacem Ihallaine. « Lorsque tout a été validé avec le demandeur d’emploi, on est en droit d’interroger un refus sans justification. Mais même dans ce cas, l’idée est avant tout de questionner le diagnostic initial, et de comprendre ce qui bloque avec le demandeur d’emploi, plutôt que le radier ».

Pôle Emploi n’a de cesse de le marteler : son rôle est d’accompagner le retour à l’emploi, pas de sanctionner les chômeurs.

Alors comment se fait-il que les demandeurs d’emploi soient si nombreux à exprimer cette crainte ? « Il y a ce fantasme comme quoi Pôle Emploi radierait à tout va. C’est peut-être une peur sur laquelle il faut que l’on communique davantage », reconnaît la direction. « Le chômage crée une telle confusion, et les tracas administratifs sont tellement complexes pour des gens qui sont déjà vulnérables, qu’ils se sentent parfois dépassés par les événements », avance David Bourguignon.

« Il y aussi un malentendu sur le sujet des offres, explique la direction générale de Pôle emploi. Les offres d’emploi doivent correspondre aux critères de « l’offre raisonnable d’emploi », si ce n’est pas le cas, le demandeur d’emploi n’a absolument aucune obligation d’y répondre ». C’est peut-être là qu’il faut chercher un autre facteur du sentiment de culpabilité des demandeurs d’emploi : le fait de se sentir contraints de répondre à des offres qui leur semblent inadaptées.

Valoriser les compétences plutôt que le métier : une bonne idée ?

« C’était en 2016, je venais de finir mes études aux Beaux-Arts et je cherchais un emploi de graphiste, se souvient Sophie. Je m’étais inscrite à Pôle Emploi, et j’ai reçu beaucoup de propositions de peintre en bâtiment… Quand j’expliquais que ce n’était pas mon métier, on me faisait comprendre que je faisais la difficile ».
« Je suis réalisatrice, graphiste, et animatrice de dessins animés, raconte de son côté Julie, 27 ans. Quand j’ai parlé d’animation à mon conseiller, il a dû comprendre « animatrice pour enfants », parce que ce sont les postes qu’on m’a proposé. Et quand j’ai expliqué que ce n’était pas du tout mon domaine de compétences, le discours qu’on m’a servi était : “si vous voulez travailler, il faudrait peut-être faire des efforts” ».

Ce décalage, Belkacem Ihallaine l’explique par la récente évolution de Pôle Emploi sur le transfert de compétences. Aujourd’hui, pour accélérer le retour à l’emploi, l’organisme se focalise sur les compétences du demandeur, et non plus uniquement sur le référentiel métier. Ainsi, lorsqu’une entreprise renseigne son besoin, le système informatique va rechercher en priorité des profils dont les compétences peuvent matcher avec le poste.

Si l’idée de base n’est pas mauvaise, et peut parfois permettre à certains demandeurs d’emploi de s’orienter vers des postes qui embauchent, en faisant appel à des compétences dont ils n’avaient pas toujours conscience, le système connaît aussi son lot de plantages. « Parfois le système d’information va faire matcher les compétences et pas le métier, et les propositions peuvent tomber à côté », reconnait Belkacem Ihallaine. Toutefois, contrairement aux idées reçues, là encore, le chômeur n’a pas l’obligation de répondre favorablement à l’offre.

L’autre facteur qui pourrait expliquer le décalage existant parfois entre le parcours du demandeur d’emploi et les offres qui lui sont faites, réside dans la tension entre les besoins du demandeur d’emploi d’une part, et de ceux des entreprises d’autre part. « Notre rôle premier est bien sûr d’accompagner des demandeurs d’emploi dans leur projet professionnel, mais le second est de répondre aux besoins des entreprises, surtout dans les secteurs en tension. Dans l’idéal, le demandeur doit se voir proposer un poste qui correspond à son besoin, ET qui est en accord avec le marché de l’emploi. Après, cela fait partie du métier du conseiller de confronter le chômeur à la réalité du marché : si le métier n’offre aucun débouché, c’est de sa responsabilité de l’en informer. »

L’art de bien communiquer

Tout serait alors question de ton, et de façon de faire. Informer un demandeur d’emploi que sa recherche risque d’être compliquée, évaluer avec lui comment il pourrait éventuellement se réorienter, est très différent de lui dire que son métier est sans avenir. « Évidemment, je comprends qu’il faille responsabiliser les gens, pour qu’ils assument les conséquences de leur choix, affirme Nora, journaliste, à qui on a déjà conseillé de changer de métier. Mais c’est une chose d’informer, c’en est une autre de culpabiliser ».

« J’imagine que dans ce que j’avais raconté à mon conseiller, deux-trois mots-clés collaient avec le métier de peintre en bâtiment, mais à force de me dire que je devrais me réorienter, j’en suis arrivée à me dire que je n’avais peut-être pas fait les bonnes études. C’est assez violent comme remise en question », abonde Sophie.

« On est dans un métier de l’humain fragilisé. Former les conseillers sur le plan psychologique est primordial », souligne David Bourguignon. Côté Pôle Emploi, Belkacem Ihallaine affirme que les conseillers disposent de nombreuses formations en interne pour les épauler dans cette tâche : communication non violente, gestion de conflit, conduite d’entretiens équilibrés… « Nos conseillers sont très sensibilisés à la fragilité des demandeurs », affirme le responsable d’agence. Car conseiller n’est pas si simple. « C’est un métier qui n’est pas valorisé financièrement, et qui est émotionnellement lourd, explique David Bourguignon. De la même façon qu’il peut exister un déni de la part de certains demandeurs d’emploi, qui se protègent en refusant de prendre conscience de leur situation, il existe un déni côté conseiller, pour éviter de se confronter de plein fouet à des situations parfois très lourdes à gérer ».

Former les conseillers, améliorer le système de matching via les compétences, prendre le temps de bien expliquer les droits et devoirs des demandeurs d’emploi pour éviter des peurs injustifiées… les pistes sont nombreuses pour que les chômeurs n’aient plus à se sentir culpabilisés. À l’inverse, côté demandeurs d’emploi, accepter d’envisager des pistes parfois différentes de ce que l’on avait prévu (mais en cohérence avec ses aspirations), oser poser des questions, et ne pas hésiter à signifier quand on estime être autonome dans sa recherche peut être un gain de temps précieux.

Une chose est sûre : des deux côtés, l’envie de retrouver un emploi doit primer, et s’il est normal que le demandeur d’emploi montre sa bonne volonté, le conseiller doit avant tout œuvrer dans ce sens, dans le respect du parcours de formation du chômeur, en accord avec ses aspirations… et le marché de l’emploi.

Article édité par Aurélie Cerffond
Photo de Thomas Decamps

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