« Je n’arrive pas à me fixer de limites », quand le métier-passion nous dévore

28 nov. 2022

7min

« Je n’arrive pas à me fixer de limites », quand le métier-passion nous dévore
auteur.e
Coline de Silans

Journaliste indépendante

Être passionné par son métier : n’est-ce pas le rêve de tout un chacun ? Et pourtant, la passion n’a pas que du bon. À trop aimer ce que l’on fait, on peut parfois perdre de vue ses limites et se retrouver à consacrer tout son temps à son taf. Et comme ce dernier est plaisant, il est facile de considérer qu’on ne travaille pas vraiment… Jusqu’à quel point est-il sain de vivre de sa passion ? Et peut-elle vraiment en rester une lorsqu'elle devient un métier ? Jessica, Elodie, Céline, Pierre et Grégory ont tous été passionnés par leurs métiers... Au point, parfois, de se laisser dévorer.

« C’est très dur d’avoir l’énergie pour continuer à aider les autres, alors que toi tu es en miettes », Grégory, 38 ans, psychologue

J’exerce la profession de psychologue depuis 14 ans. Quand tu commences ce genre de métier, tu as un peu tendance à vouloir sauver le monde. Dans nos métiers, on a tous une intolérance à l’injustice, alors même que c’est le phénomène que l’on accompagne le plus chez nos patients. Comme j’étais en libéral, en plus de la consultation je faisais également de l’audit, du conseil, de la formation et de l’enseignement. J’ai découvert très tôt dans ma carrière les joies de la violence organisationnelle : coups de pression, violences verbales, menaces, abus sexuels… En plus d’une charge mentale importante, il y avait également une charge physique qui devenait insoutenable. Je travaillais entre douze et quatorze heures par jour, et je prenais l’avion au moins une fois par semaine. Le fait d’être en libéral est à double tranchant : d’un côté c’est ultra galvanisant car tu bouges partout, tu as l’impression d’être important pour beaucoup de monde, mais du coup, tu travailles énormément. J’essayais de cumuler vie perso de trentenaire bobo, avec toutes les sorties et activités que cela comporte, et mon boulot. Finalement, les choses sont allées vite, j’étais épuisé, je n’étais jamais chez moi, je devenais insupportable au quotidien et ma compagne de l’époque ne l’a plus supporté. J’ai eu un passage à vide d’un an, pendant lequel il a fallu maintenir l’activité car les patients comptaient sur moi, les entreprises aussi… C’est très dur d’avoir l’énergie pour continuer à aider et accompagner les autres, alors que toi tu es en miettes. Cette chute m’a été nécessaire pour prendre conscience de beaucoup de choses. C’est ce qui m’a amené à prendre du recul, à prioriser certains pans de mon activité versus d’autres, et à comprendre une phrase d’un des enseignants que j’avais eu étant étudiant : « pour bien faire ce métier, il faut avant tout être en forme. »

« Je sais pertinemment que s’il n’y avait pas cette passion derrière ce job, je me serais fixé un cadre plus strict », Jessica, 24 ans, journaliste

J’ai toujours rêvé d’être journaliste. Ma première expérience fut en tant que journaliste culinaire. Cela m’a plu, mais aussi beaucoup stressée, car j’avais du mal à communiquer avec mon boss. Depuis un mois, j’ai démarré un nouveau stage, en tant qu’assistante sur une émission radio. C’était très prenant, car nous ne sommes que deux pour préparer toute l’émission. Mais j’adore ce que je fais. Je n’arrête pas de penser que je devrais être heureuse, maintenant que je travaille exactement dans le domaine où je voulais être, pourtant je sens que quelque chose bloque. Déjà, je souffre d’énormes problèmes de dos pour lesquels je suis censée suivre une rééducation. Mais avec l’investissement que je mets dans ce travail, je n’ai clairement pas le temps de m’occuper de ma santé. Pourtant, je suis tout à fait consciente que me sentir mieux dans mon corps me permettrait d’être plus efficace au travail et inversement… Je n’arrive tout simplement pas à fixer les limites qui me permettraient d’aller mieux. Je sais pertinemment que s’il n’y avait pas cette passion derrière ce job, je me serais fixé un cadre plus strict. Au final, je suis cramée physiquement. Je le vis vraiment comme une passion amoureuse, je me donne entièrement à mon travail. Le journalisme est un milieu difficile, et je l’ai choisi en conscience, donc je mets en plus un point d’honneur à ne pas échouer. Qu’aurais-je pu faire d’autre à la place ? Je n’en ai toujours aucune idée. C’est d’ailleurs un point supplémentaire de stress : je n’arrive pas à me projeter dans un autre métier. Du coup je travaille énormément, souvent en dehors de mes horaires, car avec la fatigue je ne parviens pas à me concentrer comme je le voudrais lorsque je suis au bureau. Parfois, je me demande si finalement c’est vraiment sain de vivre de sa passion…

« Je sais que je travaille beaucoup, mais je me sens très alignée avec qui je suis, avec mes valeurs et mes convictions », Céline, 33 ans, avocate en droit du travail

Il y a quelques années, j’ai fait un burn-out. À cette époque, je travaillais non-stop dans un très gros cabinet, je finissais régulièrement après 23h. D’une part, parce que j’adorais (et continue d’adorer) mon métier, grâce auquel je contribuais véritablement à aider des gens. Mais de l’autre, parce que j’évoluais aussi dans une ambiance assez délétère, où le bien-être au travail n’était pas vraiment un sujet. Quand je disais que j’avais trop de travail, au lieu de me soulager on m’en donnait encore plus… Bref, un véritable rouleau compresseur. J’ai tout de même tenu deux ans, après quoi j’ai fini par partir. Aujourd’hui, je suis dans un nouveau cabinet. Malgré cette mauvaise expérience, je suis toujours aussi passionnée par le métier d’avocate, mais j’ai dû modifier mon rapport au travail. Mon burn-out m’a appris à dire non, j’ai appris à mettre des limites. J’ai compris qu’il y a certaines choses sur lesquelles je ne peux pas faire l’impasse : déconnecter vraiment pendant les vacances, ne pas travailler les week-ends… En contrepartie, je travaille tard la semaine, mais je ne le vis pas comme une souffrance : je vis à Paris, les bars et restaurants ferment tard, mes amis eux aussi ont des tafs prenants, donc je n’ai pas l’impression de « sacrifier » ma vie sociale. Enfin, je fais quand même quelques concessions. Par exemple, je fais en sorte de ne pas surcharger mes soirées, pour ne pas me retrouver contrainte d’avoir à annuler des plans si je dois travailler tard certains soirs. Le week-end, en revanche, j’essaie de ne pas travailler du tout, je garde ce temps pour moi. Cette règle de vie pro m’aide à garder l’équilibre. Je sais que je travaille beaucoup, mais je me sens très alignée avec qui je suis, avec mes valeurs et mes convictions. J’ai un métier qui permet d’aider les gens, donc c’est vrai qu’il est difficile de dire non aux personnes qui me sollicitent : ça a un côté très gratifiant, je me sens vraiment utile. La vraie évolution depuis ma première expérience en cabinet, c’est que je m’occupe mieux de moi, je m’efforce de ne pas louper mes rendez-vous médicaux, je prends des moments pour moi… Avoir vécu un burn-out m’a forcée à prendre conscience du fait que ce n’est pas parce que tu t’éclates dans un boulot que ce n’est pas du boulot.

« Avant de me lancer, j’adorais cuisiner pour moi, maintenant, je passe tellement de temps au resto que je ne prends plus aucun plaisir à cuisiner à la maison », Pierre 34 ans, chef cuisinier.

« Je pense que tu ne peux pas vivre ta passion de la même façon quand c’est ton boulot », Pierre, 34 ans, chef cuisinier

Au début de ma carrière, j’étais analyste de données. Je suis parti parce que je suis passionné de cuisine, et que j’avais besoin de donner un sens concret à mon travail. Quand nous avons monté le restaurant à Bruxelles avec ma compagne, Comptoir Garcin, nous avions l’idée d’en faire plutôt une petite cantine faite maison. Sauf que nous nous sommes vite rendus compte que nous n’étions pas dans le bon quartier pour cela. Il a fallu revoir entièrement notre positionnement, et finalement, je me suis retrouvé chef d’un restaurant bistronomique. La charge de travail a très vite été intense : j’ai dû apprendre un métier que je ne maîtrisais pas du tout. La question de la passion est fondamentale dans ce métier. On a l’impression que tous les chefs sont des passionnés de cuisine, car c’est ce qu’on montre à la télé, mais c’est loin d’être le cas. Et forcément, cela génère chez moi beaucoup de frustration. Au début, j’étais dégoûté par exemple quand je voyais des restaurants vendre des produits immondes et remplir leur salle, pendant que nous, on galérait à remplir alors que nous faisions hyper attention aux produits que nous sélectionnions, et que nous faisions tout maison.

Je pense que tu ne peux pas vivre ta passion de la même façon quand c’est ton boulot, et quand ça ne l’est pas. Avant de me lancer, j’adorais cuisiner pour moi, maintenant, je passe tellement de temps au resto que je ne prends plus aucun plaisir à cuisiner à la maison. Au quotidien, j’essaie de maintenir la passion en me challengeant, en inventant de nouvelles recettes, en changeant le menu toutes les deux semaines… Mais c’est difficile, car le rythme est tel que je travaille en mode « survie », je n’ai pas le temps de cogiter comme je le voudrais. Je sais que je tiens le rythme actuel car le restaurant fonctionne de mieux en mieux, et cela va nous permettre de lever un peu le pied plus tard, mais au quotidien je ressens une telle fatigue… C’est aussi parce qu’on a envie de réussir qu’on s’obstine. Je me dis que ma femme et moi n’avons pas tous les deux quitté nos boulots tranquilles et bien payés pour s’arrêter là.

« Il a fallu que mon conjoint en vienne à me dire que c’était soit mon boulot, soit lui, pour que je réalise que je m’étais de nouveau noyée dans mon travail », Elodie, 36 ans, directrice artistique

J’ai toujours exercé des métiers passion. Jusqu’en 2019, je cumule le poste de directrice artistique en freelance et en mission salariée en même temps. Je suis passionnée par mon métier, et je m’implique énormément, je ne coupe jamais. Ça me plait tellement que je n’arrive plus à faire autre chose à côté, je m’y consacre à 100%. À ce moment-là, je viens d’être maman, et je finis par m’épuiser, je fais un burn-out. Suite à ça, je me reconvertis dans la cuisine, un autre domaine que j’adorais, et je monte mon entreprise traiteur avec mon mari. On passe notre temps dans notre labo, qui est au sous-sol de la maison. Après le Covid, mon mari me dit qu’il a besoin de faire une pause, et je continue. Seule, je sens que j’ai de moins en moins d’idées, mais je ne me sens pas en burn-out pour autant, je pense à ce moment-là qu’il suffit que je renouvelle mon offre pour retrouver la passion. Il a fallu que mon conjoint en vienne à me dire que c’était soit mon boulot, soit lui, pour que je réalise que je m’étais de nouveau noyée dans mon travail. Depuis, je suis repassée directrice artistique en freelance, mais je fais beaucoup plus attention à mes limites. J’ai fait une thérapie entre temps, qui m’a permis de comprendre que j’avais une grosse phobie de l’échec. Résultat, dans tous mes boulots je mets la barre très haut, ce qui est à la fois galvanisant, parce que je me lance dans plein de projets passionnants, mais aussi très pressurisant. Aujourd’hui, je n’accepte plus les missions tête baissée comme avant, je me demande d’abord si j’en ai les capacités, si j’ai la possibilité de déléguer en cas de besoin… J’ai repris le même travail qu’avant, mais différemment. Je me suis entourée d’autres freelances aussi, pour pouvoir partager certaines missions. Je gagne moins, mais il y a un échange de compétences qui se crée, et on peut partager le stress.

Article édité par Manuel Avenel
Photo par Thomas Decamps

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