Avortement : un nouvel enjeu marque employeur pour les entreprises américaines ?

28 avr. 2022

6min

Avortement : un nouvel enjeu marque employeur pour les entreprises américaines ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Les entreprises de toute sorte se livrent ces dernières années une course frénétique aux avantages en nature. Mutuelle, tickets restaurant et voiture de fonction sont ainsi concurrencés par de nouveaux biens ou services toujours plus singuliers pour séduire les talents. Mais au-delà du confort d’un service de blanchisserie ou du bien-être d’un cours de pilates, une nouvelle carte se joue désormais : celle de la conviction politique. Aux États-Unis notamment, la remise en cause récente du droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) s’est mue en l’opportunité pour certaines organisations de revendiquer leur position en faveur des femmes. Analyse de cette valorisation de la marque employeur d’un genre nouveau par notre experte du Lab Laetitia Vitaud.

Depuis quelques années, le droit à l’avortement est fortement remis en question dans de nombreux pays. En Pologne, son interdiction depuis 2020 a déjà fait des victimes. Aux États-Unis, il est encore légal au niveau national mais de nombreux États conservateurs font le pari que la Cour suprême, à majorité conservatrice, invalidera rapidement l’arrêt de 1973 Roe v. Wade qui l’a rendu légal dans tout le pays. Le Mississippi, le Texas, la Floride, l’Ohio ou encore le Kentucky ont notamment passé des lois restrictives en matière d’avortement, en tablant sur sa fin prochaine et donc son imposition jusqu’ici aux différents États américains.

Dans un système fédéral, cela veut dire que tout dépendra bientôt uniquement des États. Le pays sera divisé entre d’un côté, les régions où l’avortement restera légal et de l’autre, celles où il ne le sera plus. Pour les travailleuses pauvres des régions concernées, les conséquences seront désastreuses en termes de grossesses non désirées, précarisation économique, risques pour la santé et augmentation des inégalités, tandis que pour celles qui évoluent sur les marchés d’emploi nationaux, un système parallèle de protections se met en place, entièrement géré par les employeurs, prenant le relais des services publics. Comment choisir de vivre et travailler dans une région hostile aux droits des femmes ? Personnellement, j’hésiterais à deux fois avant d’accepter un emploi dans une entreprise basée au Mississippi…

Aussi, le sujet de l’avortement est en passe de devenir majeur pour les entreprises. Sommées par les candidat·es et les consommateur·rices de prendre position sur le sujet, elles sont contraintes d’en faire un élément de leur marque employeur. Pour certaines organisations basées dans les États concernés ou qui ont des salarié·es qui y travaillent, leur capacité à recruter des talents féminins pourrait bien dépendre, demain, de leur aptitude à leur offrir des gages nouveaux. Comme si elles écrivaient un épisode bonus de la série dystopique The Handmaid’s Tale, certaines proposent désormais à leurs employées le remboursement de frais pour pratiquer… une interruption volontaire de grossesse (IVG). Au-delà de la vision dystopique d’un monde à deux vitesses dont les femmes sont les premières victimes, l’actualité américaine nous offre une leçon fascinante sur le rôle politique « activiste » que certaines entreprises sont prêtes à assumer pour sauver leur marque employeur.

Comment Apple, Yelp, Citigroup… sont devenues activistes en matière d’IVG

Il y a une génération, les meilleurs avantages en nature pouvaient inclure la voiture de fonction et les mutuelles les plus généreuses. Puis les entreprises de la Silicon Valley ont popularisé les bonnes cantines gratuites à volonté et les cours de yoga au bureau. Mais depuis quelques années, davantage d’employeurs cherchent à séduire les candidat·es en offrant des avantages liés à la parentalité : congé parental, congé pour fausse couche, congélation des ovocytes, garde d’enfants, etc. Mais quel est ce monde étrange où l’employeur se met en situation d’ « offrir » le droit à l’avortement ? En avril 2022, l’entreprise Yelp annonce qu’elle rejoint toute une série d’entreprises déjà publiquement engagées pour permettre à leurs employé·es de se déplacer dans un autre État afin d’avoir accès à l’avortement. Comme Citigroup, Apple, Salesforce, Match Group et Bumble, Yelp réagi ainsi à l’actualité politique américaine qui a vu une flopée de nouvelles lois restrictives en matière d’avortement passer au cours des derniers mois dans les États républicains, principalement au sud des États-Unis. À commencer par la loi texane entrée en vigueur le 1er septembre 2021 qui interdit les avortements après 6 semaines de grossesse et encourage les citoyen·nes à poursuivre en justice toute personne qui « aide ou encourage » un avortement illégal.

Deuxième État américain avec une population de près de 30 millions d’habitant·es, le Texas compte des grandes entreprises, parmi lesquelles AT&T, Sysco, Dell, Oracle, HP Enterprise, ou encore Kimberly-Clark, en lice pour recruter les talents de la tech et du marketing. D’autres entreprises dont le siège social n’est pas au Texas y ont néanmoins des salarié·es. Basée à San Francisco, Yelp en compte notamment 200. 8 500 des 65 000 salarié·es de Citigroup y travaillent aussi. Plus que les frais liés à l’avortement, certaines entreprises, comme Uber et Lyft, ont annoncé qu’elles couvriraient les frais de justice des chauffeur·euses qui conduisent des clientes dans des cliniques d’avortement. Forcément, puisqu’ils / elles peuvent être poursuivie·es en justice pour cela par n’importe quel·le citoyen·ne texan·e ! Si -comme cela sera probablement le cas dans un avenir très proche - ce sont la moitié des États qui interdisent l’avortement, alors ces « avantages » proposés par certaines entreprises auront une portée nationale et pourront s’appliquer à une partie importante de leurs ressources humaines. Ce sont pas moins de 40 millions de femmes en âge fécond qui habitent dans des États hostiles à l’avortement.

Pourquoi ces entreprises s’embarrassent-elles d’un sujet si encombrant ?

Quoi de plus intime que l’avortement pour les individus ? Et quoi de plus corrosif et politique que ce sujet dans ce pays ? Est-il de la responsabilité des entreprises d’aider leurs employé·es à accéder à l’avortement ? La plupart des employeurs américains choisissent de ne pas s’en mêler du tout et leur « neutralité » ne contribue pas à freiner le recul des droits des femmes à disposer de leur corps. Alors pourquoi certaines entreprises (tout particulièrement celles de la “tech”) décident-elles de se préoccuper de l’accès de leurs salarié·es à ce droit ? Pour Miriam Warren, responsable de la diversité chez Yelp, on ne peut plus ignorer ce sujet. Comme elle l’a expliqué dans une interview au Wall Street Journal : « Lorsque nous parlons de l’avancement des femmes dans leur carrière, que nous essayons de diversifier les conseils d’administration pour y voir plus de femmes, et que vous regardez ces restrictions, vous voyez que tout est lié. C’est très dommageable. »

Aussi privé qu’il soit, le sujet de l’avortement représente désormais un coût prohibitif pour les femmes concernées : de quelques centaines de dollars pour un avortement médicamenteux à près de 2 000 dollars pour un avortement chirurgical. Là où son accès est restreint, il faut alors ajouter deux jours de congés ou plus (et le manque à gagner qui en résulte), ainsi que les frais de transport et d’hébergement pour se rendre dans la clinique d’un autre État. Ce qui fait grimper la note à plusieurs milliers de dollars. Quant à l’avortement illégal, il peut coûter à la fois la santé, la prison et/ou des pénalités diverses et parfois… la vie. En d’autres termes, l’accès à l’avortement devient une question d’équité sur le lieu de travail. Si certaines personnes n’ont pas à s’en préoccuper, tandis que d’autres ont cette épée de Damoclès sur le dos, l’égalité est toute relative. Il est possible de faire valoir que les entreprises ont la responsabilité d’alléger le fardeau des travailleuses injustement affectées par un tel changement législatif. C’est particulièrement vrai lorsque les institutions qui devraient assumer cette responsabilité, comme les gouvernements fédéral et locaux, échouent à le faire. Et puis, ces politiques et avantages en faveur des droits des femmes sont aussi un outil de recrutement. Alors que les entreprises se battent pour recruter les talents les plus rares, se priver de candidat·es potentiel·les, c’est se tirer une balle dans le pied. Ce n’est donc pas un hasard si les entreprises technologiques (et les banques) ont pris les devants : elles souffrent déjà d’une sous-représentation des femmes dans des secteurs dominés par les hommes. Des politiques comme celle-ci sont un facteur de différenciation important. Sur un marché du travail tendu, cela a forcément des répercussions sur le recrutement.

Caitlin Myers, économiste au Middlebury College, étudie l’impact économique des politiques en matière de procréation. Pour les individus, la question est de savoir s’il faut s’installer dans un endroit où les femmes ont des droits extrêmement limités en matière de procréation et pour les employeurs, s’il est possible de recruter des femmes pour y venir. Selon Miriam Warren, cette politique contribue donc à maintenir une main-d’œuvre plus diversifiée et inclusive. « Nous voulons être en mesure de recruter et de retenir les employés, où qu’ils vivent », explique-t-elle. Les employeurs qui prennent position envoient un signal clair sur leur culture et leurs priorités, qui ne manquera pas d’attirer les talents dans les pôles technologiques en pleine croissance, parmi lesquels, par exemple, celui d’Austin (Texas).

Est-ce que les salarié·es en profiteront vraiment ?

Avec un sujet aussi douloureux et sensible, il est fort possible que dans certains cas, les salarié·es se gardent bien de formuler leur demande de remboursement de frais d’avortement aux départements des ressources humaines, si elles craignent qu’on leur fasse « payer » d’une autre manière. Seront-elles assez à l’aise pour en parler ouvertement ? Y compris à des managers toxiques et/ou conservateur·rices ? Comment la sécurité des informations et des données sera-t-elle protégée dans les entreprises ? En France, on a évoqué cette question du caractère sensible des avantages en nature à propos du débat sur les congés pour fausse couche. On peut soutenir, en théorie, l’idée du financement de ce congé par les entreprises mais avoir peur, en pratique, d’avouer à son manager un projet de grossesse et de subir la placardisation qui l’accompagne hélas trop souvent. À quoi sert un avantage en nature dont on n’ose pas faire la demande de peur de subir d’autres discriminations ? Cet avantage n’est effectif que s’il s’accompagne d’une culture inclusive où la discrimination est absente. Faute de cela, cela ne sera qu’une mesure d’affichage…

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Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps

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