Marion Barbeau : « Danse et jeu ne sont pas deux métiers si éloignés ! »

28 avr. 2022

10min

Marion Barbeau : « Danse et jeu ne sont pas deux métiers si éloignés ! »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Anais Koopman

Journaliste indépendante

Marion Barbeau n’est pas « juste » première danseuse de l’Opéra de Paris. À 31 ans, elle est aussi à l’affiche de “En Corps”, le dernier film de Cédric Klapisch, où elle interprète le rôle principal. Son personnage, Élise, est elle aussi une grande danseuse classique. Lorsqu’elle se blesse au cours de la première représentation de son nouveau spectacle, le diagnostic est sans appel : elle ne pourra plus danser. Entre désespoir et nécessité de se réinventer, elle rencontre par hasard la compagnie du chorégraphe de danse contemporaine Hofesh Shechter, qui donne à sa passion pour la danse une seconde chance.

Dans la vraie vie, Marion Barbeau a aussi su sortir de sa « zone de confort », la danse classique, pour se métamorphoser en danseuse contemporaine et s’improviser actrice avec brio. Aujourd’hui, autour d’une table du restaurant du Centre national de la danse, elle revient sur son parcours avec beaucoup d’humour, de naturel et une fervente envie de faire un pied de nez à la « rupture » imposée entre « la première et la deuxième vie » des danseur·euse·s de l’Opéra de Paris.

À 31 ans et Première danseuse à l’Opéra de Paris, tu es actuellement à l’affiche dans le rôle principal de En Corps, le dernier film de Cédric Klapisch… Comment t’es-tu retrouvée dans un tel casting ?

J’ai pu rencontrer Cédric Klapisch car c’est un habitué de l’Opéra. En 2008, il a suivi le travail d’Aurélie Dupont, alors danseuse étoile de l’Opéra de Paris, pour réaliser son documentaire Aurélie Dupont, l’espace d’un instant. Des années plus tard, en 2018, il a aussi assisté au spectacle de Hofesh (chorégraphe de danse contemporaine dans le film et dans la vraie vie, ndlr.) dans lequel je dansais. Il me semble que c’est leur rencontre qui a fait que le film a commencé à germer plus concrètement dans son esprit. Ensuite, le fait que j’aime aussi le cinéma nous a assez vite liés Cédric Klapisch et moi, alors il m’a proposé de passer le casting pour son film.

Tu as commencé à danser à 5 ans, dans une petite école de Fontenay sous Bois. Est-ce que tu as tout de suite sû que tu voudrais en faire ton métier ?

Je n’ai pas eu un déclic du style : « wahou, c’est ça que je veux faire quand je serai grande ! » en voyant un spectacle ou autre… Je me suis plutôt mise à la danse pour faire comme ma grande sœur. À côté de la danse, j’étais aussi curieuse de pleins d’autres choses, comme le dessin. Je voulais même être dessinatrice de bande-dessinée. C’est à partir de neuf ans, une fois entrée au Conservatoire de Paris, que j’ai compris que je serais danseuse professionnelle. Déjà, à cet âge, je passais des concours de temps en temps pour le “plaisir” et je me souviens qu’à l’issue d’un concours, le jury a convoqué ma mère en lui disant que ne pas me présenter à l’Opéra “serait un crime”. C’est vraiment à ce moment-là qu’on s’est dit qu’il y avait un truc à creuser… J’avais d’ailleurs complètement oublié cette anecdote, c’est mon père qui me l’a rappelée il y a quelques jours.

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J’imagine qu’une fois qu’on a fait un tel choix de vie, le chemin est tout tracé dans le domaine de la danse ?

Oui, mais cela ne veut pas dire que je n’ai jamais douté de cette voie. À l’école de danse et une fois dans le corps de ballet de l’Opéra à 17 ans, ça n’a évidemment pas toujours été facile, mais je ne remettais rien en question. C’est plutôt à partir de mes 25 ans que j’ai commencé à me demander si j’avais vraiment envie de rester à l’Opéra… J’avais envie de jouer des rôles classiques (de ballets, ndlr.) et ça n’arrivait pas assez vite pour moi. Je sentais que ça tardait et ça m’inquiétait, surtout que les carrières des danseur·se·s sont tellement courtes…! Je me suis dis : « j’ai vingt-cinq ans, c’est maintenant qu’il faut que je danse ! » C’est d’ailleurs ce qui fait peur à Élise dans le film, une fois qu’elle se blesse. Et puis, en parallèle, je commençais à m’intéresser de plus prêt au contemporain, qui me plaisait de plus en plus.

Tu n’as donc pas commencé le contemporain en vue du tournage de En Corps ?

Non, à l’Opéra, on nous enseigne le classique et le contemporain depuis toujours. Mais, comme Elise dans le film, j’ai rencontré Hofesh Shechter. C’était en 2018 et, suite à cela, on m’a proposé de travailler une pièce de Hofesh intitulée Not looking back. Nous avons eu la chance de pouvoir nous dédier exclusivement à cette chorégraphie pendant trois mois, ce qui n’arrive que très rarement à l’Opéra. On a bossé comme des dingues. Même si j’avais déjà fait du contemporain avant, c’est à ce moment-là que ça a été à la fois une révélation et une transformation. Ça a vraiment changé ma vie.

Quand on t’entend parler de ton parcours, on a l’impression que tout a été plutôt fluide, sans obstacle…

Et pourtant, il y a aussi eu pas mal de difficultés ! Les concours internes de l’Opéra de Paris étaient sans aucun doute les moments les plus difficiles. Pourtant, quand on passait des examens à l’école pour changer de division, je me souviens que je les appréhendais vraiment avec insouciance, comme un jeu. Une fois entrée dans le corps de ballet, c’est autre chose ! C’est une période extrêmement pénible : c’est comme si on était dans un monde parallèle et qu’on travaillait énormément en plus de tout le reste, des cours, etc. On se lève et on fini de s’entraîner à des horaires pas possibles - du style 5h-22h -, c’est la guerre pour réserver des salles…

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On entend souvent que c’est un milieu où il y a beaucoup de compétition, de dureté entre les danseurs et danseuses… Il n’y a qu’à voir un film comme Black Swan ! Est-ce un mythe ou une réalité ?

Ce n’est pas à ce point (rires) ! Naturellement, puisque nous concourons les un·e·s contre les autres, nous sommes en compétition et souvent comparé·e·s. Mais tout se joue dans l’état d’esprit des danseur·se·s. Nous, on préférait plutôt cultiver nos altérités, en se disant que si l’un·e ou l’autre n’avait pas été choisi·e, c’était parce que sa personnalité ne correspondait peut-être pas à tel rôle ou à tel grade… plutôt que de juger sa pratique. En tout cas, la compétition ne m’a pas empêchée de rencontrer celle qui est devenue ma meilleure amie à l’école de l’Opéra. Avec elle, il n’y avait aucune rivalité, même en pleine période de concours.

As-tu toujours eu confiance sur le plan professionnel ?

Disons que ma confiance s’est un peu évanouie avec le temps. Quand j’étais petite, je me mettais la pression mais, je savais que j’étais dans mon élément, que ça fonctionnait, j’étais encouragée par mes professeur·e·s… Bref, je stressais un peu avant les examens, mais c’était plus pour la forme. Arrivée dans le corps de ballet, j’imaginais que je pouvais monter de grade en grade en une fois, sans savoir que c’est très rare. Alors quand j’ai échoué pour la première fois, forcément, ma confiance en a pris un coup. Et pourtant, je ne regrette rien, car si j’étais montée plus vite, j’aurais peut-être été une danseuse exclusivement classique. Or, plus on évolue vite, plus on a des responsabilités dans des ballets classiques. Si ça s’était passé comme ça, je n’aurais pas eu la possibilité de travailler autant la danse contemporaine en parallèle du classique.

Comment as-tu fait pour reprendre confiance en toi quand tu en manquait ?

J’ai travaillé ! C’est le passage à l’action qui m’a toujours rassurée en cas de doute ou de stress. Et puis, j’ai changé ma façon de penser. Je me souviens d’un concours qui s’était plutôt mal passé, c’était comme si je m’étais dédoublée sur scène, que je me regardais danser, que j’anticipais tout de manière pessimiste… Après cette expérience, je me suis dit « Plus jamais ça ! » Depuis, j’ai abordé les concours de manière totalement différente. J’ai fait tout un travail mental et essayé de créer des automatismes dans ma tête. Désormais, quand je fais face à une difficulté sur scène, c’est comme si je remplissais mon cerveau d’une pensée positive pour éviter de m’accrocher à un autre type de pensée qui me desservirait. Il ne faut jamais oublier qu’on peut se parler, qu’on peut choisir la voix qu’on écoute dans sa tête. J’essaye aussi de faire des exercices de respiration. On a tendance à omettre l’importance de respirer et c’est incroyable de voir l’effet qu’une grosse expiration peut faire !

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En tant que danseuse pro, j’imagine que tu as toujours eu un rythme très soutenu, une hygiène de vie très exigeante… Est-ce que ça a parfois été frustrant ?

Je n’ai ressenti aucune frustration ! Je me souviens de ma dernière année d’école, à cette époque, j’ai fait la fête tous les week-ends (rires). Tant qu’on assumait et qu’on était en forme en cours le lendemain, ça ne posait de problème à personne. En revanche, je pense que ça a été plus difficile pour ma famille, surtout petite. Je me souviens que ma première professeure de danse m’interdisait pas mal de choses, comme faire du vélo pour ne pas faire gonfler mes cuisses… ! Un peu compliqué lors des vacances en famille. Même aujourd’hui, quand je m’absente à cause d’une représentation ou que je dois me reposer, ça n’est pas toujours facile pour eux de faire sans moi. Mais maintenant que j’ai un pied hors de l’Opéra, j’ai l’impression que c’est un peu moins problématique.

As-tu l’impression d’avoir un travail ordinaire ?

Je ne sais même pas ce que c’est d’avoir un travail “normal”… Par exemple, mon père me dit souvent : « Mais tu te rends compte, tous les soirs, on t’applaudit ! Moi on ne m’applaudit pas quand je sors de mon cabinet…! ». C’est bien d’avoir des petites piqûres de rappel, ça m’évite d’être blasée.

Qu’est-ce qui te plaît le plus dans le métier de danseuse ?

La connaissance de mon corps ! J’ai de la chance de pouvoir exprimer des émotions à travers mon corps, en lâchant totalement prise. Paradoxalement, je trouve ça super agréable de pouvoir tester les limites de mon corps, de mes articulations, d’aller autant au bout des choses… Par exemple, après avoir dansé une des pièces de Hofesh, on est tellement erreinté·e·s que ça m’excite de ressentir cette fatigue, de m’être tant dépassée. Il y a aussi le partage. Lorsqu’on danse à plusieurs, la connexion peut être très intense. On n’a pas toujours besoin des mots pour se dire la vérité. Et puis, sur scène, on est obligé·e·s d’être honnêtes, même quand on doit interpréter des rôles. On ne ment pas, on ne triche pas.

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Comme ton personnage, tu as une grande capacité à te renouveler, puisque tu es “passée” du classique au contemporain, puis de la danse au jeu… Est-ce que tu imaginais un jour faire du théâtre ou du cinéma ?

Franchement, je crois que j’en ai toujours rêvé secrètement. Et puis, en scène en tant que danseur·se, on interprète aussi des rôles et c’est vraiment ce que je préfère. Finalement, ces deux métiers ne sont pas si éloignés… ! Et puis, que ce soit pour la danse ou le jeu, le plus important est vraiment d’être dans l’instant présent pour être le·la plus vrai·e possible, éviter d’anticiper comment l’autre va réagir, etc. Un peu comme dans la vie en général, en soit !

Une carrière de danseur·se se termine assez tôt, autour de 40 ans. Est-ce que tu penses à la suite depuis toujours ?

C’est peut-être paresseux de ma part, mais j’ai toujours fait confiance au temps. Je me suis toujours dit que la suite viendrait au fil des rencontres, que ça allait me guider vers ce que j’allais être amenée à faire plus tard, et c’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé. Ce qui m’arrive aujourd’hui avec le contemporain et le jeu m’aide à gommer cette espèce de rupture entre une première et une deuxième vie imposée par l’Opéra, où l’âge de retraite est à 42 ans. Je trouve ça assez flippant, alors je préfère me dire qu’il peut y avoir d’autres options qu’une rupture définitive entre la danse et la vie d’après ! J’espère pouvoir continuer à mêler la danse et le jeu pendant encore longtemps.

Même si la danse est un métier principalement physique, tout comme le jeu d’acteur·trice, doit-on vraiment séparer le corps et l’esprit ?

Bien sûr que non : le corps et l’esprit sont forcément connectés. Il y a aussi un travail de mémoire souvent très exigeant et précis. Il faut être hyper réactif, vif, savoir lâcher prise en étant le moins stressé·e possible, en faisant le vide dans son cerveau… Tout ça nécessite une grande force mentale, sans laquelle il serait impossible d’en faire autant, surtout quand c’est un travail. Après, il ne faut pas non plus tomber dans l’extrême ! Parfois, en studio, on peut vite se prendre la tête à vouloir décortiquer le moindre mouvement… Même si c’est parfois intéressant, il ne faut pas trop intellectualiser la danse. Sinon, on perd en intuition, en instinct.

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Tu pratiques une discipline, la danse classique, extrêmement exigeante. Pour autant, est-ce qu’on peut dire que c’est devenu ta zone de confort et que tu as dû en sortir pour passer au contemporain, puis au jeu ?

On pourrait dire que c’est une zone de confort, oui… et en même temps, pas du tout ! C’est vrai que l’Opéra, c’est un peu ma maison, je me sens bien dans les studios… mais on se remet tellement tout le temps en question ! C’est si fragile. Certains jours, on ressent plein de sensations et d’autres jours, rien du tout… Il faut sans cesse s’adapter aux changements constants de nos corps. En ça, ça n’est pas un métier très confortable ! Et en sortir à été d’autant plus challengeant. Quand on vient du classique, même si on fait du contemporain, on se dit qu’on restera toujours une danseuse classique, on ne se sent pas forcément légitime dans d’autres types de pratique… Au début, j’ai voulu « annuler » mon bagage classique, mais depuis peu, je m’autorise à m’en servir, pour me créer une manière de danser personnelle. La danse classique est en moi, autant ne pas lutter contre et plutôt la transformer, l’utiliser d’une autre manière. Du coup, pour ce qui est de l’apprentissage du jeu, j’ai plutôt appréhendé ça comme un voyage durant lequel j’ai eu l’occasion d’intégrer un nouveau langage, des codes qui m’étaient jusqu’alors inconnus.

Est-ce que ce n’est pas justement le tournage de En Corps qui t’a aidée à voir les choses d’une manière moins binaire ?

C’est sûr qu’on m’a vraiment mise en confiance : je connaissais le réalisateur et tout ce qu’il me disait me parlait vraiment beaucoup, je sentais qu’il pouvait y avoir un dialogue dans lequel j’étais à la fois guidée et autorisée à proposer des choses. J’avais aussi bien une autonomie qu’un cadre, ce qui me permettait de progresser tout en me sentant en sécurité, même quand je me trompais. C’est sûrement comme ça que toute collaboration professionnelle devrait fonctionner ! Ça ne l’empêchait pas de rester honnête. Parfois, je faisais une prise et il me disait tout simplement : “Je n’aime pas !” (rires). C’est aussi l’un des principaux messages du film : on peut toujours se diversifier.

Tu as plusieurs projets de danse en cours pour les mois à venir. Mais maintenant que tu as su saisir une autre opportunité que la danse, est-ce que tu t’imagines essayer encore d’autres choses ?

Oui, je me vois carrément faire d’autres métiers ! Parfois, je me dis que c’est dommage d’avoir lâché le dessin. Peut-être que j’y retournerai un jour. Ma sœur est décoratrice d’intérieur et j’adore aussi ça. Quoique… je n’aurais sûrement pas assez de patience pour choisir des poignées pendant 6h ! (rires)

Article édité par Clémence Lesacq ; Photos réalisées au Centre National de Danse

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