Tous moutons ? Pourquoi le groupe nous rend-il (parfois) stupide ?

15 nov. 2022 - mis à jour le 15 nov. 2022

5min

Tous moutons ? Pourquoi le groupe nous rend-il (parfois) stupide ?
auteur.e
Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

En entreprise, on a pour habitude d’encenser les effets positifs du travail de groupe : la collaboration c’est la base. Pourtant, on a tous déjà expérimenté le brainstorming à quinze personnes, qui s’étire dans le temps et qui débouche sur une solution plutôt… “moyenne” pour rester poli. Projets collectifs “foirés”, réunions d’équipe où une seule personne monopolise la parole, etc. Autant de situations qui interrogent, et qui poussent à se demander : et si finalement, le travail de groupe nous rendait… stupide ? On fait le point.

Une expérimentation menée en 2012 par le centre médical de recherche américain Virginia Tech Carillon Research Institute a conclu, clichés IRM à l’appui, que dans un contexte de travail collectif, le niveau de QI des participants baissait ! En effet, les personnes ayant un statut social inférieur aux autres membres du groupe, ou se percevant comme tels, n’activaient pas la zone cérébrale utile à la résolution de problème.

Si on peut aisément percevoir les raisons de ce résultat (manque de confiance, peur de l’erreur…), cette étude a le mérite de faire une démonstration simple : les QI des membres d’un groupe ne s’additionnent pas. Ce qui expliquerait, en partie, pourquoi ce n’est pas toujours l’idée du siècle qui émerge de nos réunions marathons. Une réflexion qui ébranle le principe d’intelligence collective, ce totem sacré de toutes les organisations… Bien sûr, le sujet est plus complexe qu’il n’y paraît ! Pour y voir plus clair, Frédérique Chédotel, chercheuse au GRANEM et professeure à l’IAE d’Angers, spécialiste des dynamiques collectives dans la transformation des organisations, nous explique les bienfaits et les limites du travail collectif.

Les résultats de cette étude américaine suggèrent que travailler en groupe peut nous rendre “idiot”… En tant que spécialiste des dynamiques de groupe, que pensez-vous de cette conclusion ?

En premier lieu, il faut faire la distinction entre ce qu’est « un groupe » et « une équipe ou un collectif » car ce n’est pas la même chose. Un groupe est composé de personnes réunies à un moment donné, la foule en fait partie d’ailleurs : plusieurs personnes se retrouvent au même endroit au même moment un peu par hasard. Une équipe, elle, partage un objectif commun, c’est très différent. Après on observe des collectifs d’individus qui ne se connaissent pas et qui vont se former spontanément à la faveur de circonstances particulières comme lors d’une catastrophe sanitaire. Après le séisme d’Haïti en 2010 par exemple, on a vu de nombreux individus s’unir spontanément via les réseaux sociaux pour venir en aide à la population. Cela a fonctionné car le collectif s’est fédéré autour d’un but commun. C’est là que commence l’intelligence collective ! Dans l’expérimentation en question, on réunit des personnes dans une pièce et on leur demande de résoudre un problème, mais ont-elles un projet commun ? Pas sûr…

Cette étude a le mérite de démontrer l’effet inhibant du groupe sur certaines personnes, ce qui, de la même manière, entrave l’intelligence collective, non ?

Effectivement, l’effet de groupe paralyse les individus moins à l’aise pour s’exprimer devant les autres. Ainsi, les meilleures solutions ne vont pas ressortir car tout le monde n’aura pas contribué. En fait, il y a des dysfonctionnements de groupe liés aux différences de statut. C’est une forme de violence éprouvée par les personnes étiquetées comme étant « inférieures » comme dans l’étude mentionnée, ce qui bloque leur capacité à travailler en équipe.

C’est une situation que l’on peut retrouver dans les réunions où nos managers peuvent avoir l’ascendant sur nous par exemple ?

Oui car il ne suffit pas de réunir des gens ensemble et leur dire : « ceci est votre mission » pour créer une intelligence collective. Notamment à cause de ce qu’on appelle « la pensée de groupe », mise en évidence par les études d’Irving Janis en 1972 sur l’incident de la baie des Cochons (fiasco de la tentative d’invasion militaire de Cuba en 1961, ndlr). En décortiquant la situation, il s’est rendu compte que la majorité des personnes impliquées dans les mauvaises décisions liées à cette débâcle, étaient en réalité dans la recherche du consensus à tout prix.

Par peur du conflit, les membres d’un groupe peuvent ne pas exprimer leur opinion, c’est une façon de se protéger. Et même quand on leur demande leur avis, certains collègues sont toujours d’accord avec le manager, le chef, la majorité… Ils suivent la tendance dominante. C’est le conformisme de la pensée de groupe, qui pousse à suivre l’avis de celui qui a l’air plus expert ou plus malin quand bien même il a tort ! Ce comportement nous dispense de réfléchir : on a juste à montrer qu’on est d’accord. Dans ce contexte, on ne fait pas l’effort de réfléchir ensemble, de confronter nos idées pour prendre une décision commune, alors que c’est bien cela l’intelligence collective ! Et on peut retrouver ce mécanisme dans n’importe quel groupe de travail bien sûr…

Ce phénomène de pensée de groupe est renforcé par d’autres facteurs, comme la pression des résultats par exemple, ce qui est très commun dans les organisations aujourd’hui où le rythme de travail est effréné et où on cumule des objectifs toujours plus ambitieux à atteindre. Et puis, de toute façon, exprimer une idée différente des autres n’est jamais un acte facile…

Sans compter que la gestion de nos émotions est différente au sein d’un collectif ?

C’est frappant dans l’étude initiale : ils analysent uniquement le fonctionnement cognitif des participants, et finalement, la conclusion est que ce sont les émotions qui ont pris le dessus. Avec la peur et l’anxiété, liées au fait de s’exprimer devant les autres qui ont influencé les comportements… Clairement les émotions jouent un rôle important au sein d’une équipe : s’exprimer au sein d’un groupe ce n’est pas forcément naturel pour tout le monde. En plus, on perçoit et on ressent les émotions des autres. Cela influence notre travail, l’intelligence collective n’est pas que cognitive, comme l’a montré récemment la thèse de Pascale Gentil.

Mais alors, comment faire pour favoriser la naissance d’une intelligence collective au sein de notre groupe de travail ou à l’occasion des réunions auxquelles on participe par exemple ?

Pour éviter d’entraîner un groupe sur la mauvaise pente, il faut déjà tout faire pour éviter le conformisme en mobilisant des participants qui ont fait les mêmes études, qui viennent des mêmes entreprises, qui ont le même profil… bref qui pensent pareil. Si votre entreprise n’inclut pas de sang neuf, elle se sclérose et se contente de reproduire sans cesse ce qu’elle sait déjà faire. Donc plus de diversité dans les équipes et un management inclusif : chacun doit se sentir libre de donner son avis. Pour le faire sereinement, il faut arriver à dépersonnaliser les idées, éviter de discuter à bâtons rompus aussi grâce à des méthodes collaboratives. Il est également important que chacun ait le temps de réfléchir au sujet avant de s’exprimer. C’est vraiment la richesse des idées des uns et des autres qui fait la richesse du groupe. Enfin bien sûr, le moteur du collectif est un objectif commun qui fait sens.

Le rôle de notre manager est central dans la mise en place de ces bonnes conditions ?

Il est capital mais surtout il doit évoluer. Moins de temps passé à nous évaluer et plus pour aller vers une position de facilitateur ! Un changement de posture difficile à adopter pour beaucoup de managers, car parfois cela entre en contradiction avec les objectifs de la direction, davantage portés sur les chiffres et la productivité.

Est-ce qu’il n’y a pas des moments ou des missions pour lesquels il vaut mieux travailler seul qu’en équipe ?

Ça dépend des situations effectivement. Pour une tâche simple ou routinière, on peut très bien y arriver seul, ce n’est pas un problème. On a besoin de mobiliser l’intelligence collective face à des prises de décisions complexes avec de l’incertitude. La crise sanitaire est un bon exemple : on a observé des mobilisations collectives qui se sont faites naturellement pour répondre à l’urgence. Comme l’initiative des étudiants et professeurs de l’université de pharmacie d’Angers qui, du jour au lendemain, ont mis en place une véritable chaîne de production et de distribution de gel hydroalcoolique pendant le confinement.

Complexité, incertitude et pression temporelle : tous ces critères réunis favorisent l’émergence des meilleures idées et initiatives. En fait, l’intelligence collective repose sur un principe de synergie : on ne va pas regarder le maillon faible. On part du principe que 1 + 1 = 3. C’est véritablement la capacité à travailler à plusieurs qui compte, et va au-delà de ce que peut faire chaque personne isolément. On bénéficie des compétences de tous, pour créer quelque chose qui nous dépasse.

Avec la montée de l’individualisme et la priorité donnée aux carrières personnelles au détriment des collectifs de travail, est-ce que c’est encore mal vu d’affirmer que l’intelligence n’est pas toujours collective ?

En fait, les deux sont primordiaux : on a besoin d’individus pour faire un collectif et on a besoin du collectif en lui même. Pour que tout le monde s’y retrouve, il faut reconnaître ce que font les gens individuellement. Chacun de nous a besoin d’être valorisé pour les compétences qu’il amène. Ensuite, avancer ensemble au sein d’un collectif. C’est ainsi qu’on fera progresser et évoluer les organisations, quelles qu’elles soient.

Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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