Tribune : « Je ne suis pas fun au travail et j’assume »

09 mars 2023

4min

Tribune : « Je ne suis pas fun au travail et j’assume »
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

Après avoir travaillé sept ans dans le milieu des banques d’affaires où la compétition règne en maître, Théo, désormais commercial dans une start-up du secteur de la santé, refuse systématiquement de se lier avec ses collègues et d’adopter une attitude “corporate”. Il nous explique sa posture dans cette tribune.

Quand je suis au bureau, je travaille. Rien de plus. Ça ne veut pas dire que je n’aime pas mon métier de commercial ni l’entreprise qui m’emploie depuis presque trois ans, mais j’évite les afterworks et tous les moments où l’entreprise fête ses réussites. En suivant cette dynamique, je ne perds pas non plus de temps à écrire des petits textes sur LinkedIn pour partager les bonnes nouvelles de l’entreprise comme le bouclage d’une levée de fonds par exemple. J’ai aussi jeté le pull avec le logo de l’entreprise qu’on m’a donné le premier jour de mon contrat. Officiellement, il était trop petit. Ce n’est pas que je toise celles et ceux qui vantent la politique de l’entreprise et les produits qu’elle vend, disons que ça me passe simplement au-dessus la tête. Ma seule motivation : atteindre mes objectifs pour toucher mon variable et obtenir de bonnes évaluations. Ce n’est pas très fun, mais ça ne me dérange pas de véhiculer cette image auprès de mes collègues et de mes supérieurs. Nous ne sommes pas amis et pour le moment, ce n’est pas prêt de changer.

Lorsque j’ai rejoint cette entreprise qui vend des solutions médicales, je ne connaissais pas du tout l’univers des start-ups et le savoir-être requis pour faire partie de cette « grande famille ». J’ai toujours travaillé dans le milieu des banques d’affaires. Les jeans, les baskets et les sweatshirts étaient proscrits sauf le vendredi, pour se la jouer détente. La vérité, c’est que nous n’étions pas cool. Ça ne me dérangeait pas puisque dans le boulot je ne l’ai jamais vraiment été. Depuis la fin de mes études supérieures, j’ai coupé ma personnalité en deux : chez moi, avec mes amis ou ma famille, je suis le premier à faire la fête, à faire des blagues nulles, je suis connu pour être la personne qu’on peut appeler à n’importe qu’elle heure pour rendre un service. Au travail, c’est tout l’inverse. Pourquoi ? Parce que j’ai très vite compris que les personnes que je fréquentais dans ce contexte étaient toujours intéressées par quelque chose. Ça a commencé au lycée, lorsque mes potes copiaient systématiquement sur moi les réponses aux contrôles de maths, puis, ça a continué quand ils m’ont demandé de relire et de corriger leur mémoire lorsque nous étions en école de commerce. Ce sont mes amis, je les ai choisis pour de bonnes raisons et ça me faisait plaisir de les aider. Ce que je n’ai pas accepté, c’est que cette logique s’est ensuite transposée dans le monde du travail avec des personnes que je n’avais pas choisies. Très vite, j’ai vu que mes chefs et mes collègues s’appropriaient mes idées et mes réussites… Ils me faisaient de grands sourires, des tapes dans le dos, simplement parce que je leur était utile. Et je n’ai jamais aimé les faux semblants.

Au travail plus que le tous ensemble, le chacun pour soi règne en maître absolu

Dans mon ancienne entreprise, les dirigeants se fichaient pas mal que l’on cautionne ou non ces agissements, qu’on adhère aux produits que l’on vendait ou que l’on s’entende bien ou non avec nos voisins d’open space. Tant que ça ne gênait pas le travail ; les états d’âme, les frustrations étaient mises sous le tapis. On ne perdait pas non plus de temps à faire des activités censées améliorer la convivialité entre les services et l’engagement. Et entre nous, je dois vous dire que j’ai toujours préféré que l’on me donne un plus gros bonus, plutôt que l’entreprise dépense des dizaines voire des centaines de milliers d’euros à organiser des choses pour rassembler les salariés. Acceptons le monde tel qu’il est : nous vivons dans une société capitaliste hyper individualiste où le chacun pour soi règne en maître. La logique collectiviste s’arrête là où les intérêts personnels commencent.

Là où je travaille actuellement, la logique est toute autre. Toutes les personnes louent sans cesse les mérites de l’entreprise qui veut améliorer les conditions de travail des salariés et transformer les relations entre collègues en de véritables amitiés. Ces derniers n’hésitent pas à publier des photos de leur nouveau-né ou de leur mariage sur un canal Slack dédié, il est de bon ton de fêter les anniversaires professionnels et personnels, et personne n’oublie d’envoyer un petit cœur pour féliciter celles et ceux qui ont obtenu une promotion. C’est sympa, ça humanise les rapports entre collègues et on peut facilement se laisser séduire par ce genre d’ambiance. Mais il ne faut pas se laisser berner : si on se tutoie à tous les étages dans une ambiance bon enfant, la hiérarchie est toujours aussi importante même dans ce genre d’organisation. L’horizontalité n’est qu’un leurre : on fait croire aux salariés qu’ils peuvent prendre part aux décisions importantes de l’entreprise et pourtant, sans explication ou presque, on ferme un marché à l’international pour en ouvrir un autre, on réduit les budgets et on renonce à une ouverture de poste parce qu’il a été dépriorisé. D’ailleurs, les informations ne sont pas moins descendantes que dans une entreprise qui siège à la Défense.

Un anti-corporatisme qui a aussi son revers

Je sais que la posture que j’ai décidé d’adopter a aussi son revers. Comme je ne suis pas du tout “corporate”, je suis de plus en plus exclu des événements auxquels je n’ai de toute façon pas envie de participer. Quand je vois bien que c’est pendant ces moments de convivialité un brin forcée que les salariés tissent des liens avec la hiérarchie et en profitent pour se positionner sur les projets plus intéressants, et je le regrette. J’ai conscience que si j’avais l’ambition de gravir les échelons hiérarchiques dans mon entreprise, ce manque de fun et d’engagement serait un frein énorme à ma progression de carrière. C’est ce qu’on appelle être politique. Dans l’entreprise, ce n’est pas forcément les meilleurs qui progressent, mais celles et ceux qui montrent patte blanche, les personnes en qui la hiérarchie a toute confiance et qui sont prêts à tout donner pour le bon fonctionnement de l’entreprise.

Enfin, je vois bien que les relations que j’entretiens avec mes collègues (avec lesquels je passe tout de même la moitié de mon temps) restent superficielles. Je suis récemment tombé sur des articles qui disaient que les bonnes relations entre collègues améliorent le bien-être, la motivation et la productivité. Et si j’avais plutôt intérêt à changer ? Je ne sais pas encore si je suis capable d’être le bout-en-train de service ni prêt à faire des cours de yoga avec mes collègues pendant ma pause déjeuner, mais peut-être qu’il suffit de mettre un peu d’eau dans mon vin pour m’intégrer un peu plus et voir si j’en récolte les fruits. Je vous ferai un point d’étape dans quelques mois !

Article édité par Aurélie Cerffond ; Photographie de Thomas Decamps