Brigitte Baptiste : "Il faut repenser le travail durable grâce au regard queer"

16 mars 2022

6min

Brigitte Baptiste : "Il faut repenser le travail durable grâce au regard queer"
auteur.e
Najet Benrabaa

Journaliste indépendante @ Bogota (Colombie)

Elle a décidé de ne pas abandonner ses rêves professionnels et d’exprimer librement son identité de genre. Brigitte Baptiste a commencé sa transition en choisissant le prénom de l’actrice française Bardot dans les années 1990. Depuis, la célèbre Colombienne mène de front son combat pour la préservation de l’environnement et pour la libre expression de sa sexualité, elle qui est aussi lesbienne. À 58 ans, c’est une personne mondialement influente dans le secteur de l’écologie. Biologiste de carrière et récemment nommée chancelière à l’université EAN de Bogota, elle est aussi la directrice de l’institut de recherche biologique Alexander von Humboldt et intervient dans les journaux comme chroniqueuse. Rencontre avec une femme devenue un exemple d’émancipation sexuelle, de genre et de réussite professionnelle.

Vous occupez différents postes influents dans le secteur de l’écologie. Comment définiriez-vous votre parcours ? Et qu’est-ce que cela signifie d’être biologiste en Colombie, deuxième pays avec le plus de biodiversité au monde ?

Ma carrière a été pleine de bonnes surprises, d’opportunités. Elle m’a permis de me trouver. Mais il y a eu évidemment beaucoup de travail. Depuis mes études dans les années 1980, les choses ont changé. A l’époque, c’était un pari risqué de choisir cette carrière de biologiste car la discipline était peu connue et non populaire, encore moins en Colombie. Mais, j’étais consciente que les questions environnementales allaient prendre beaucoup d’importance. On ne parlait pas de “biodiversité” mais on évoquait déjà l’avenir de la faune et de la flore, notre préoccupation pour la pollution et pour la déforestation. Avec quelques collègues, nous avons fondé un réseau qui a abouti à un groupe environnemental avec lequel nous avons voyagé dans tout le pays. Nous avons milité contre la construction de barrages, l’agrochimie et l’extraction d’or qui étaient déjà un problème.

Depuis vous avez fait du chemin : vous êtes aujourd’hui directrice de l’institut Alexander Von Humboldt, un célèbre centre de recherches sur les ressources biologiques, et chancelière à l’université EAN, une des meilleures business school de Bogota. Avec une telle carrière, votre transition de genre a-t-elle posé problème ?

Je n’ai eu aucun problème. Le fait d’occuper un poste de chercheuse à l’Université Javeriana avant ma transition a été un atout. J’avais aussi un bon réseau professionnel et des amis très solidaires. L’achèvement de ma maîtrise à l’université m’a apporté le respect. Puis, je suis entrée dans l’institut Humboldt grâce à un concours au mérite. Même si j’ai fait ma transition dans les années 1990, je n’ai pas reçu de réaction négative. À l’époque, il y avait encore une certaine ambiguïté dans la façon dont je voulais vivre. J’avais aussi rencontré la femme qui partage ma vie aujourd’hui et avec qui j’ai fondé une famille. Par contre, l’année 2000 a été marquée par le pic de la violence paramilitaire et de la guérilla en Colombie, nous avons donc quitté le pays pour Barcelone. Un jour, on m’a appelée de Colombie en me demandant de revenir travailler avec l’université de Javeriana. Je leur ai répondu : « Mais je ne suis plus la même. Maintenant je m’appelle Brigitte. » Ils m’ont dit : « Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? On vous connaît depuis toujours et on a besoin de vous. » J’ai compris l’importance de mon travail de recherches, et de ce que je représentais pour la société colombienne.

« J’ai réalisé que la vie était trop courte, qu’il était vital d’être soi-même, qu’on ne peut pas se cacher, feindre ce qu’on n’est pas » - Brigitte Baptiste, écologiste queer

Pourtant, il y a beaucoup de risques pour vous en Colombie. Tout d’abord en tant que défenseuse de l’environnement : depuis la signature des accords de paix avec les FARC en 2006, ils et elles sont assassinés dans le pays… À cela s’ajoute le fait que vous êtes transgenre, porte-parole des personnes LGBTI+, une autre communauté qui subit des violences et agressions…

Oui, avec le recul je me dis que j’ai eu beaucoup de chance et d’anges gardiens : mes professeurs, ma famille, mes étudiants… Être visible dans la société et force de propositions m’a permis de faire avancer les choses et de me préserver des agressions. Mais même si je suis de nature optimiste, je ne vais pas mentir : ça n’a pas toujours été facile. J’ai eu mes jours sombres. Aujourd’hui, j’ai confiance en la jeunesse. Elle représente l’espoir.

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Quel a été le moment le plus difficile de cette transition dans le monde professionnel ?

Les peurs ont toujours été intenses et présentes. Vous imaginez sans cesse le monde plus terrible qu’il ne l’est. Aujourd’hui, je n’ai aucun doute sur le fait que je suis la personne que je veux être. Mais oui, évidemment dans le passé, il y a eu quelques moments durs, surtout pendant le sixième ou septième semestre de l’université. Je m’inquiétais beaucoup. Ça m’a détruite, rongée. Ce sont mes amies qui m’ont sauvée et soutenue dès le début de ma transition. Ensuite, il y a un autre évènement qui a fait disparaître mes doutes : c’est la mort de ma sœur. J’ai réalisé que la vie était trop courte, qu’il était vital d’être soi-même, qu’on ne peut pas se cacher, feindre ce qu’on n’est pas. Parce que la mort est là, au coin de la rue, et elle guette.

Est-ce là l’essence du message que vous voulez transmettre aux gens et aussi à votre communauté qui lutte encore au quotidien pour être libre dans la vie et au travail ? Vous voyez-vous comme un modèle ?

Oui, sans le vouloir ni le chercher, je suis devenue un modèle. Mais je dirais un modèle “simple”. Il n’y a rien de difficile à dire aux gens : “soyez vous-même”. Que le faire donne du sens à votre vie. Par contre, c’est une décision difficile à prendre car la société est complexe et qu’il y a beaucoup de pression. L’héritage culturel joue aussi en défaveur. Donc, vu que je l’ai fait, même si c’était tardivement, à mes 35 ans, les gens me considèrent comme un exemple.

Vous rappelez pourtant que c’est encore plus dur de prendre cette décision en Colombie, où le contexte est patriarcal et la religion omniprésente… Entre 2019 et 2020, plus de 500 personnes ont été victimes d’agressions ou violences pour être transgenre ou faire partie de la communauté LGBTI.

En effet, ce sont des facteurs qu’on ne peut négliger ou sous-estimer. Je suis une personne, je l’admets, qui a été privilégiée. Je n’ai jamais eu à dépendre de la rue pour survivre et ma famille m’a toujours soutenue. En outre, j’ai été rapidement indépendante financièrement. Mon plus grand risque a été de parier sur ma passion pour la science et l’écologie. Et en même temps c’est paradoxal car cela m’a également beaucoup aidée pour m’émanciper et prendre mes distances avec les préjugés religieux ou culturels… Je pense que si j’étais née cinq ans plus tôt, je n’aurais pas pu être ce que je suis aujourd’hui. J’étais là au moment où les portes se sont ouvertes.

Comment décrivez-vous aujourd’hui la Colombie pour la communauté LGBTI ? Et le monde du travail ?

Beaucoup de personnes se trouvent dans des situations complexes. La réalité de la communauté LGBTI n’est pas facile. Mais c’est aussi perçu ainsi parce qu’ ils ne savent pas comment c’était dans les années 1980. La communauté n’existait pas. Il n’y avait pas de mot pour nous décrire. Ni le droit au divorce civil. C’est arrivé à la fin du XXème siècle. Et ces dernières années, en 15-20 ans, on a aussi gagné une visibilité de la communauté LGBTI en Colombie. Au point que culturellement et socialement nous sommes désormais présents partout. C’est là un statut de droit explicite. Des Cours reconnaissent nos droits à la diversité sexuelle. La Colombie de 2022 n’a rien à voir avec celle d’hier. Cela ne veut pas dire que tout va bien : nous avons progressé, mais il reste beaucoup à faire.

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Vous avez un concept primordial : l’écologie queer. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

L’écologie queer, c’est dire que dans la nature il existe une diversité de formes de vies et qu’elle doit être vue avec une perspective humaniste, linguistique (en développant le vocabulaire autour de ce thème, il devient d’usage et donc mieux accepté, ndlr) et dans une interprétation large de ce que signifie la faune et la biodiversité auxquelles nous sommes confrontés. En clair, le regard queer sur la biodiversité nous aide à mettre de nouveaux mots sur les transformations et à ne pas se réduire à des paramètres canoniques ou à une description stéréotypée. Il existe une multiplicité dans les espèces et dans les écosystèmes. L’écologie queer est un regard différent sur la nature qui insiste sur le fait que nous pouvons profiter de la diversité des formes et des sexualités exprimées sans préjugés.

Vous êtes également une fervente défenseuse du “capitalisme vert”. Pourquoi ?

Le capitalisme vert veut construire une institution publique et privée en Colombie où les entreprises jouent un rôle essentiel dans le changement et la protection de l’environnement. Cela dans la mesure où elles prennent en considération la notion de travail durable et de biodiversité. Ce n’est pas la solution optimale, bien sûr, parce que le capitalisme a des contradictions profondes inhérentes. Je considère que c’est une étape historique, positive, qui ouvre la voie à une nouvelle façon de structurer les économies. Je pense que si l’on peut passer du masculin au féminin de manière positive, on peut passer d’une économie non durable à un modèle durable. Mais j’ai 58 ans, peut-être que ça explique mon optimisme.

Article édité par Etienne Brichet ; Photo Paula Thomas pour WTTJ