Ces leaders qui « se dopent » pour parler en public

02 mars 2023

6min

Ces leaders qui « se dopent » pour parler en public
auteur.e
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

La peur de parler en public porte un nom : la glossophobie. Elle touche 75 % de la population mondiale et n’épargne pas les dirigeants. Alors, pour lutter contre leur stress, nombreux sont les chefs à prendre des médicaments ou stimulants. Enquête.

La glossophobie, ou peur de parler en public, est extrêmement courante puisqu’elle toucherait 75 % de la population mondiale. Pour le Docteur Christophe Cutarella, psychiatre et addictologue qui intervient en entreprise, elle découle souvent d’un manque de confiance en soi, et touche particulièrement les perfectionnistes. Bien entendu, la glossophobie est plus gênante lorsque l’on est dirigeant et que l’on doit souvent prendre la parole en public. Il est important d’identifier si elle est concomitante à une pathologie comme un trouble anxieux généralisé (auquel cas il est recommandé de prendre un antidépresseur pour un traitement de fond), ou encore une phobie sociale, une agoraphobie ou encore d’autres troubles à l’image du TDAH (Trouble du Déficit de l’Attention avec / sans Hyperactivité) ou de l’autisme.

« Parler en public me terrorisait »

Mais si elle est parfois associée à d’autres troubles, la glossophobie peut aussi se manifester de manière indépendante. Jean, ancien haut fonctionnaire, en a longtemps souffert. « Lorsque j’ai passé mon diplôme devant un jury de haute volée, j’avais tellement peur que je m’étais enregistré sur un magnéto pour diffuser l’audio au cas où je n’arriverais pas à prendre la parole à cause du stress », se souvient-il. Peur de mal faire, peur de ne pas être à la hauteur et surtout, crainte du jugement d’autrui… Pour Jean, la timidité (presque maladive) est un trait de caractère familial. Une angoisse d’autant plus forte chez lui qu’il a toujours visé l’excellence. « Je vois la prise de parole en public comme un honneur. Cela me terrorisait, mais comme je suis un performeur dans l’âme, j’ai essayé de m’améliorer pour ne pas (me) décevoir », analyse-t-il.

Bien avant de connaître le médicament qui lui donnera des ailes (ou presque), Jean a donc cherché à progresser dans sa prise de parole en public en suivant le programme du célèbre Dale Carnegie. « On faisait des exercices, du théâtre, et on nous apprenait à crier, ce qui était compliqué pour moi qui parlais très doucement. J’imagine que c’était lié aussi à mon éducation. »

Stress et médicaments : où commence la dépendance ?

Malgré cet entraînement, Jean finit par être rattrapé par son tempérament anxieux un soir de vacances : « J’étais en famille et d’un coup, j’ai eu l’impression que j’allais mourir. J’étais surmené au travail, et au final, je pense qu’il s’agissait d’une crise d’angoisse ». Il appelle d’urgence un médecin qui lui prescrit du Lexomil, un anxiolytique tranquillisant particulièrement efficace qui le suivra tout le reste de sa carrière – « juste un petit quart de barrette » avant ses prises de parole en public. « C’est devenu ma béquille. Je prenais aussi une gorgée de whisky mais je n’ai jamais eu besoin d’augmenter les doses. Cela m’a permis de passer pour un grand orateur et même de faire des prestations improvisées. Avec ce cocktail, aucune situation ne me résistait », décrit-il.

Après plus de 20 ans à prendre la parole en public avec succès, Jean aurait-il pu se passer de son « petit Lexo » ? De son propre aveu, ce médicament était sans doute devenu un placebo puisqu’il lui est arrivé d’oublier de le prendre et de performer tout autant. « Je crois qu’à la fin, c’était plus une sorte de grigri », confie-t-il. Pour le Docteur Cutarella, les tranquillisants peuvent effectivement jouer le rôle de « doudou ». Beaucoup de travailleurs, qu’ils soient ou non managers, ont en permanence un anxiolytique dans leur sac « au cas où ». Le problème étant, selon notre expert, de savoir comment la personne réagirait en l’absence de son médicament, qu’il soit ou non placebo. Serait-elle capable d’assurer sa prestation malgré tout ? « Je me souviens d’une cadre à l’hôpital qui me disait prendre un Xanax avant chaque réunion, et que c’était normal. Mais non, ce n’est pas normal », affirme le médecin.

Les anxiolytiques, des médicaments non dénués de risques

Car le problème, c’est que si la majorité des personnes qui prennent des anxiolytiques pour s’apaiser avant une réunion ne vont pas devenir addicts, pour d’autres, ce sera une affaire différente – un Français sur quatre est sous psychotrope ! Il existe en effet des prédispositions génétiques, des personnalités et des environnements qui constituent un terrain plus propice à basculer dans la dépendance. Dans le cas du Lexomil, il y a un réel risque d’accoutumance et de devoir augmenter les doses pour ressentir un effet. « Le hic c’est que les benzodiazépines (dont fait partie le Lexomil, ndlr) ont un effet délétère pour les facultés cognitives et la mémoire », alerte le Docteur Cutarella. Des médicaments d’autant plus addictifs que leur effet est non seulement immédiat pour certaines, mais qu’ils calment à la fois le stress, apaisent le rythme cardiaque en agissant sur l’anxiété et détendent les muscles. Un sacré mélange.

Dans la famille des médicaments utilisés pour calmer l’anxiété liée à une prise de parole en public, on retrouve aussi les bétabloquants. Ces molécules vont ralentir le rythme cardiaque qui a tendance à s’accélérer quand on fait face à un stress. Mais pour le Docteur Cutarella, ces médicaments n’apportent pas toujours l’effet escompté : « Il ne faut pas oublier que le cœur accélère sous l’effet de l’adrénaline pour nous aider à nous préparer à ce qui s’apparente à une situation de combat ». En gros, gare à ne pas devenir tout ramollo ! C’est ce qui est arrivé à Julien, architecte chef de projet, peu avant une prise de parole en public qu’il redoutait. « Sur les conseils d’un proche, j’avais pris un bêtabloquant et c’était la première fois. Je ne sais pas si c’est lié à cela mais ça a été la catastrophe. C’était presque le blackout, je n’arrivais à répondre à aucune question. Plus jamais je ne reprendrai ce type de médicament », conclut-il.

Le cas particulier des stimulants

À côté des anxiolytiques et des bêtabloquants utilisés pour calmer le stress, on trouve une autre famille : les stimulants. Parmi eux : la cocaïne, l’une des stars du dopage dans certains métiers comme les avocats, architectes ou traders, souvent soumis à une forte pression. On sait aussi que les secteurs du bâtiment et de l’hôtellerie-restauration sont particulièrement sujets à la consommation de drogue. La cocaïne est un psychostimulant qui augmente la sécrétion de dopamine, sérotonine et adrénaline. « Elle est appréciée car elle donne confiance en soi, jusqu’à frôler la mégalomanie », note le psychiatre et addictologue. Accélération du débit verbal, augmentation de la fréquence cardiaque, apparition de mouvements saccadés… La cocaïne booste le niveau d’énergie. Il est par exemple de notoriété publique que les hommes politiques y ont recours dans des proportions non négligeables, notamment avant de prendre la parole en public. Dans le cadre de son activité, le Docteur Cutarella a lui-même été appelé au sein d’un ministère (que l’on ne nommera pas) pour intervenir sur des questions liées à la cocaïne et au burn-out.

En revanche, il est important de noter que certains stimulants peuvent être thérapeutiques dans certains contextes. C’est le cas pour Rémy Verlyck, fondateur du think tank Familles Durables. À 34 ans, il vient de découvrir qu’il souffre d’un TDAH. « J’essayais de bien travailler mais j’étais physiquement incapable de me concentrer pendant les réunions. Cela m’a énormément affecté. J’étais devenu gravement dépressif, et personne ne le voyait ». Mais depuis un mois, Rémy prend de la ritaline (famille des amphétamines, ndlr) et sa vie a déjà changé. Auparavant, ses prises de parole en public étaient un véritable calvaire. « J’arrivais à faire illusion mais intérieurement, j’étais dans un état de stress intense avant, pendant et après la prise de parole. J’avais l’impression que mon angoisse suintait dans chaque mot que je prononçais », nous confie-t-il. À cause de sa difficulté à se concentrer, Rémy avait de plus en plus de mal à préparer ses prises de parole. « Du coup, cela alimentait mes pensées négatives. J’avais peur que ma “bizarrerie” soit débusquée, donc j’étais mal à l’aise. J’ai une réflexion en arborescence qui peut partir dans tous les sens si je n’ai pas bien travaillé mon sujet en amont ». Avec la ritaline, Rémy se sent confiant, posé, et son discours est plus clair et limpide. Un traitement qu’il devra prendre 5 ans tout en engageant une thérapie comportementale pour apprendre à mieux gérer son TDAH. « J’appréhende déjà l’arrêt de la ritaline. Pourtant, à l’origine, je n’avais pas très envie de prendre un médicament car je me demandais ce que cela disait de moi. Mais cela fonctionne tellement bien que je ne me vois pas m’en passer », rapporte-t-il.

Que faire face à la glossophobie ?

Mais alors, pour les chefs glossophobes, quelles sont les alternatives aux médicaments (dangereux) ? Déjà, il s’agit de commencer par se déculpabiliser de ressentir de la peur à l’idée de prendre la parole en public. Ce n’est pas parce que l’on occupe un poste de management ou de direction que l’on est comme par miracle épargné par cette peur. L’accepter, c’est faire un premier pas vers sa « guérison ». Le Docteur Cutarella recommande ainsi une prise en charge de la glossophobie via les TCC. Ces thérapies cognitivo-comportementales proposent par exemple des jeux de rôle ou des groupes de parole en public. « L’avantage des TCC est qu’elles peuvent être emmenées partout (on ne les oublie pas !) et qu’elles n’altèrent pas les capacités cognitives ou la mémoire à long terme », affirme-t-il. Et si ces dernières ne suffisent pas, le psychiatre recommande la prise de STRESAM®, un anxiolytique qui n’altère pas l’état de conscience ou de mémoire, et n’engendre pas de risques de dépendance.

Il ne faut pas non plus oublier que c’est souvent avec le temps que la confiance en soi s’acquiert, et que l’on peut se détacher de ces « béquilles » médicamenteuses comme le suggère Jean. On peut aussi se souvenir de cette fameuse interview de Jacques Brel en 1974 dans laquelle il s’ouvrait sur sa profonde angoisse avant de monter sur scène : « Avant chaque tour de chant, j’ai vomi, et j’ai vomi de peur. Parce que ça fait vomir la peur ». Mais visiblement, ça n’empêche pas de performer !

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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ