Le statut de freelance ne protège pas du burnout. C’est même tout l’inverse.

28 sept. 2022

8min

Le statut de freelance ne protège pas du burnout. C’est même tout l’inverse.
auteur.e
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

Si le burnout des salariés est largement documenté, on entend moins souvent parler de celui des freelances. Et pour cause : le travailleur indépendant, qui ne dispose généralement pas d’une protection sociale digne de ce nom, ne peut en réalité même pas se “l’autoriser” pour des raisons financières évidentes. Pourtant le burnout le guette lui-aussi, peut-être encore plus sournoisement. Pour mieux comprendre le phénomène, quatre indépendants ont accepté de nous raconter leur histoire, le tout éclairé par le Dr François Baumann, médecin, auteur et grand spécialiste du burnout.

Une dangereuse obsession pour la productivité

Le burnout des freelances, ça existe vraiment ? Libre de jouir de son temps et de s’organiser à sa guise, on pourrait imaginer l’indépendant automatiquement immunisé contre le syndrome d’épuisement professionnel. C’est en tout cas le retour qu’Orane, développeuse Wordpress et fondatrice de l’agence Tropical Digital, a souvent récolté auprès de ses proches lorsqu’elle a évoqué ses difficultés. « Quand on dit à des salariés qu’on est épuisés en indépendant, on ne nous écoute pas ou pire, on nous prend pour des idiots » nous confie la jeune femme. Pourtant, le freelance n’est pas épargné par le burnout. Il en est même potentiellement l’une des premières victimes.

Les chiffres l’attestent : un indépendant sur cinq présenterait des signes précurseurs de burnout selon une étude réalisée par les Mutualités Libres datée de 2017. Celle-ci révèle que les freelances sont certes moins exposés au stress que les salariés en entreprise, mais doivent affronter une charge de travail bien plus conséquente, sans toujours en récolter les fruits financiers. Cela a un effet pervers : les pousser à faire toujours plus, comme le souligne notre experte Futur of work du Lab Laetitia Vitaud dans son livre En finir avec la productivité (éd.Payot) : « Les gains de productivité d’un freelance lui appartiennent. A l’inverse, un salarié n’a finalement pas intérêt à être ultra-productif car on exigera toujours plus de lui, tandis que son augmentation salariale ne sera pas forcément linéaire avec celle de ses gains de productivité. De son côté, le freelance peut donc décider de travailler autant pour augmenter son chiffre d’affaires, ou alors de travailler moins. Mais c’est bien ce dilemme qui explique que les freelances soient autant obsédés par la productivité » explique-t-elle.

Orane s’est ainsi retrouvée à ne dormir plus que 5 à 6H par nuit. « J’étais la première à prendre des clients compliqués, juste pour montrer au reste du monde que je pouvais le faire. Certains d’entre eux me faisaient faire des nuits blanches, tout en me demandant d’être présente le lendemain pour une réunion à 9H » se souvient-elle. Un témoignage proche de celui d’Hakim, Discord Manager pour le collectif Fleet, qui a accumulé plus de 350H de travail en un mois, travaillant plus de 10H par jour, week-ends inclus. Une surcharge de travail telle que tous deux ont perdu toute notion de temps et même des saisons. « Quand on est freelance, on est toujours tenté de travailler plus pour gagner plus, mais c’est un mauvais calcul car bien souvent, si on ramène notre masse de travail au tarif horaire, les gains sont ridicules » pointe-t-il.

Pour les freelances interviewés, le burnout est donc le plus souvent consécutif à une surcharge de travail les poussant à dépasser leurs limites. Les signes cliniques du burnout demeurent les mêmes pour tous les travailleurs : « C’est un épuisement physique, un anéantissement, et une forme d’état dépressif aussi car les personnes en burnout n’ont plus de désir ni d’envie, et cela est en lien direct avec leur travail » décrit le Dr François Baumann.

Toutefois, un élément semble frappant dans les témoignages recueillis : la vitesse à laquelle ce burnout peut se déclarer. En effet, il n’a fallu que trois mois à Hakim avant de craquer et même de souffrir de séquelles physiques durables : « je suis tellement resté sédentaire que j’ai eu des problèmes de genoux qui ont été longs à traiter. » Même son de cloche du côté de Barbara, journaliste freelance. « Je me suis mise à mon compte en mars, pleine d’énergie et d’enthousiasme. J’ai commencé à craquer dès le mois de juillet » se remémore-t-elle.

Une pression financière difficile à gérer

Ce qui différencie le burnout du freelance de celui du salarié, c’est qu’il est en premier lieu difficile à admettre pour un indépendant. Comme l’attestent nos témoins, c’est généralement lors d’une rupture importante (fin de contrat, congé, événement familial), que l’état de mal être se révèle sous la forme de signes physiques caractéristiques (épuisement, troubles du sommeil, anxiété permanente, problèmes de peau, vomissements, troubles physiques variés…). « Cet état de burnout me culpabilisait car j’avais peur de craquer et de ne plus m’en sortir financièrement » admet Barbara. Célibataire, elle doit gérer ses factures seules, tout comme Yannis, fondateur de l’agence Interférence Press. « Avec le Covid, mon travail a été lourdement impacté. Je me suis retrouvé avec seulement deux clients, des charges conséquentes et un crédit immobilier. J’ai tellement dû cravacher que fin 2021, j’avais totalement la tête dans le guidon » rapporte-t-il.

Ainsi, les indépendants en état de burnout n’en sont pas nécessairement conscients, voire frisent le déni. Logique, « quand on est indépendant, le fait de s’arrêter constitue une perte financière énorme. On est le plus souvent sans filet. Personnellement, en tant que médecin, je ne me suis jamais arrêté en 40 ans de carrière » souligne le Dr François Baumann. En effet, peu d’indépendants ont souscrit à des assurances et prévoyances complémentaires (certaines leur sont pourtant spécialement dédiées).

S’ils s’arrêtent, c’est le couperet ! Alors, le plus souvent, ils ne lèvent pas vraiment le pied, comme Orane, qui continue à s’échiner au travail malgré les signaux d’alertes envoyés par son corps. « Pas plus tard qu’hier, je suis encore partie du travail à 23H30 ». Toutefois, la jeune femme a monté son agence avec un alternant et une équipe de 4 développeurs freelance, un gage de sérénité financière. « Quand on est freelance solo, même si on a un TJM très élevé (Taux journalier Moyen, soit le tarif pratiqué par journée de travail, ndlr), j’ai l’impression que cela n’est jamais assez car entre la prospection, les relances de facture, les allers-retours avec les clients, c’est difficile d’atteindre un salaire satisfaisant. Sur le long terme, c’est difficile à tenir » nous révèle-t-elle.

Un isolement social plus intense

Un autre trait commun surgit de manière assez évidente dans les récits des indépendants interviewés : leur profond isolement social. « Je travaillais tout le temps. J’étais dans un état de fatigue permanente, je n’avais plus envie de quoi que ce soit, je ne faisais plus de sport, ne voyais plus d’amis » nous confie Hakim. « Je travaillais 7 jours sur 7 dans mon appartement. Je me suis isolée, je crois que cela a beaucoup joué dans le fait que je craque. J’ai déjà absorbé beaucoup d’heures de travail auparavant, mais je me rendais dans les rédactions pour travailler en tant que pigiste, ce qui me permettait de conserver des temps de lien social, comme la cantine le midi » renchérit Barbara.

Cet isolement social, intimement lié à la fatigue permanente, a pour conséquence de créer un état dépressif et une perte d’envie liée au travail. Le burnout peut ainsi mener à un brown out (manque de sens au travail), ou un bore out (sentiment d’ennui profond). Car, comme le souligne le Dr Baumann, on peut éprouver de tels sentiments même lorsque l’on a choisi un métier par passion, et que l’on a le sentiment d’être libre. « A la base, j’adore mon métier d’attaché de presse qui consiste à rencontrer en permanence des gens, mais j’avais perdu toute envie » révèle Yannis. Pour Barbara, c’est bien la perte de sens au travail qui a été la plus difficile à vivre : « je collaborais avec un média pour lequel je devais écrire des articles sans intérêt. C’était très répétitif et je suis certaine que c’est cela qui m’a beaucoup touchée ».

Une confusion entre l’identité professionnelle et personnelle

Si certains salariés se définissent en tant qu’individus à travers leur travail, le phénomène est peut-être encore plus marqué chez les indépendants. Pourquoi ? Car ils sont particulièrement sujets au “blurring”, c’est-à-dire le brouillage des frontières entre vie privée et professionnelle. Leur agenda n’est pas toujours très cadré puisque prendre rendez-vous chez le dermato le mardi à 14H est aussi l’un des avantages d’être à son compte, tout comme la possibilité de travailler de chez soi tous les jours. « Je n’arrivais pas à dissocier qui j’étais de mon travail » confie Yannis.

Chez Orane, cette confusion est même arrivée à son paroxysme. « Dans ma famille, nous avons une culture du travail très forte. Pour moi, le boulot est comme une passion, il doit me satisfaire pleinement. J’ai une forme de rapport amour/haine. Le freelancing a été mon meilleur alibi pour travailler tous les jours » reconnaît-elle, ajoutant avoir souffert du manque de reconnaissance sociale de ses proches quant à son statut de freelance, comme si sa valeur intrinsèque dépendait du jugement de valeur de son entourage sur son activité professionnelle.

Burnout et freelance : quelles solutions pour s’en sortir ?

1. S’écouter

Pour le Dr Baumann, il n’existe pas de solutions miracle. Tout d’abord, il est important de prêter attention aux signaux d’alerte de son corps pour éviter de (re)tomber dans un épisode de burnout. C’est ce à quoi s’astreint Yannis depuis quelque temps : « Quand je vois que je commence à avoir du mal à m’endormir le soir parce que je stresse pour le travail, je finis mes journées plus tôt ».

2. Remettre du sens

Le médecin n’apporte pas de solution toute faite mais recommande toujours à ses patients de revenir aux origines de leurs choix : pourquoi avoir décidé de vous mettre à votre compte ? Pourquoi avoir choisi telle activité ? Qu’est-ce qui ne vous plaisait pas dans le travail salarié ? Quel est votre rapport à l’autorité ? Comment souhaitez-vous vivre votre travail de freelance ? Ces pistes permettent notamment de remettre du sens là où ce dernier peut avoir disparu. « De mon côté, je me suis souvenu que j’aimais faire mon travail, justement parce que j’aimais rencontrer des gens. Depuis, je m’astreins à rencontrer au moins 1 ou 2 nouvelles personnes chaque semaine » rapporte Yannis.

3. Bien choisir ses clients

De manière très concrète, les personnes que nous avons interviewées ont également pointé l’importance de bien choisir ses clients. « Maintenant, c’est important pour moi d’être alignée avec mon client si je veux que ce soit pérenne. Et bien sûr, il faut que ce client paie correctement (et à l’heure !) » confie Barbara.

4. Délimiter un cadre de travail

L’autre point central, c’est la création d’un cadre de travail, à la fois physique, mais aussi relationnel. En effet, les clients doivent être sensibilisés au respect des freelances avec lesquels ils collaborent. Ce à quoi s’emploie Hakim depuis son premier épisode de burnout : « Désormais, au quotidien, j’organise mon travail différemment. Déjà, je travaille dans une pièce spécifique. Je fais des meetings plus fréquents avec mes clients pour éviter les mauvaises surprises, et j’ai surtout bien défini la notion d’urgence. Enfin, je travaille en semaines de 4 jours de 9H à 18H, et je compartimente les temps où je prospecte de ceux où je fais de l’opérationnel. C’est plus efficace que de travailler en continu car à la fin, la productivité baisse ».

5. Travailler en collectif

On l’a vu, la solitude peut facilement mener au burnout. L’une des solutions peut alors être de travailler avec d’autres indépendants, ce qui permet aussi d’augmenter ses revenus (en moyenne, les indépendants en collectif gagnent 30% de plus que les freelances solo selon une étude menée par la plateforme Collective datée de 2021). Il peut s’agir d’un collectif de freelances comme pour Hakim qui nous confie avoir appris à mieux appréhender sa valeur et son pricing grâce au groupe, ou encore de monter une agence comme cela a été le cas pour Orane : « Je peux échanger avec mon équipe, améliorer mes process et accéder à un beau portefeuille de clients. J’ai l’impression qu’on me respecte davantage ».

6. Anticiper sa protection sociale

Puisque l’aspect financier est un véritable point noir, il peut être intéressant de se pencher sur les solutions de prévoyance qui existent pour les freelances, afin de s’octroyer aussi le droit à la vulnérabilité. Pour Barbara, ce parachute prend plutôt la forme de droits au chômage qu’elle conserve au maximum pour faire face à un coup dur. Il existe aussi des solutions de portage salarial permettant de mieux se protéger.

7. Se méfier de l’hyperconnexion

Enfin, gare à l’hyperconnexion ! « C’est un vrai facteur de risques » souligne le Dr Baumann qui prescrit plutôt du sport, des loisirs et des relations sociales, qu’elles soient ou non professionnelles.

Bref, freelances de toutes les nations, unissez-vous, imposez le respect auprès de vos clients et… sortez de chez vous ! Et surtout, n’hésitez pas à partager votre expérience auprès d’autres indépendants qui comprennent ce que vous traversez. Cela vous permettra de bénéficier d’un regard bienveillant mais aussi d’échanger des conseils pour pérenniser votre activité.

Article édité par Aurélie Cerffond ; Photo de Thomas Decamps

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