Pourquoi les « femmes de pouvoir » sont-elles souvent perçues comme « méchantes »?

09 nov. 2022 - mis à jour le 09 nov. 2022

6min

Pourquoi les « femmes de pouvoir » sont-elles souvent perçues comme « méchantes »?
auteur.e
Lucile QuilletExpert du Lab

Journaliste, conférencière et autrice spécialiste de la vie professionnelle des femmes

Du petit au grand écran, les femmes qui détiennent le pouvoir ont cette particularité d’être souvent cantonnées au rôle de méchantes de l’histoire. Notre experte du Lab Lucile Quillet décrypte pour vous ce cliché sexiste et caricatural qui impacte lourdement notre vision de la réussite au féminin.

Il n’y a pas si longtemps, j’ai regardé Le Diable s’habille en Prada pour la 12 976ème fois, savourant la métamorphose de la jeune assistante fraîchement diplômée Andrea Sachs (Anne Hathaway) face à sa boss, Miranda Priestly, une rédactrice en chef aussi carriériste qu’influente incarnée par la talentueuse Meryl Streep. Et alors que le générique de fin se lançait, je me suis demandée quelles étaient les autres figures féminines de pouvoir dans la pop culture. Autrement dit, quelles représentations avons-nous des boss au féminin sur nos écrans ?

Plusieurs personnages de fiction ont aussitôt ressurgi de ma mémoire : Sigourney Weaver dans Working Girl de Mike Nichols, une boss qui vous aime bien tant que vous ne lui faites pas d’ombre ; Cersei Lannister de Game of Thrones, reine stratège mais insensible au sort d’autrui, ou encore sa rivale Daenerys Targaryen, leader inspirante devenue tyran ; la glaciale Claire Underwood de House of cards ; Cruella - sorte de Miranda Priestly version Disney - rédactrice en chef mode et bourreau de petits chiens. Ou encore, cette autre figure de domination qu’est la high school mean girl en chef de Lolita malgré moi, Regina George interprétée par l’excellente Rachel McAdams, qui jouera également la patronne séductrice et dominatrice du Passion de Brian de Palma.

Toutes ont un point commun : ce sont les méchantes de nos écrans, si peu sympathiques, si souvent froides, hystériques ou ivres de leur pouvoir. Ce pouvoir qui leur est monté à la tête, elles le veulent pour elles seules, refusant de voir les autres briller. Elles sont prêtes à humilier, à saboter et même à tuer… Mais pourquoi la pop culture, lieu de créativité, d’imagination et de tous les futurs possibles, n’est-elle pas capable de pondre des personnages féminins qui font autorité, sans nuire ni menacer tout le monde ?

Des méchantes dans un monde méchant

Vous me direz, le pouvoir endurcit : beaucoup de responsabilités et de choix, des systèmes qui vous broient, c’est donc moins d’empathie et une plus grosse carapace in fine. Ce n’est pas en se comportant comme un Télétubbie que vous finissez par gouverner, que ce soit Westeros, les États-Unis, ou même le plus basique des lycées américains.

Le problème n’est pas de ne pas avoir de gentilles et douces boss […] mais que les femmes de pouvoir soient si caricaturales qu’on ne peut que les détester.

Et si les femmes à l’écran sont dures, rivales et impitoyables, c’est aussi peut-être parce qu’elles ont galéré pour se hisser jusque-là, que les places sont chères et qu’elles n’ont pas envie de partager le gâteau après s’être vue refuser ne serait-ce qu’une bouchée pendant si longtemps. Ou qu’elles se savent considérées comme des anomalies qui doivent montrer patte blanche dans des milieux encore misogynes, en permanence sur un siège éjectable. Quand vous êtes en mode survie, plus rien ne compte sauf vous-même. Que celui ou celle qui a été élevé dans une société médiévale et patriarcale, donné en mariage par son père, trompé par son mari et qui a déjà traversé un boulevard nu sous les « Shame ! Shame ! » de milliers de personnes sans envie de tuer tout le monde jette la première pierre à Cersei.

Le problème n’est pas tant de ne pas avoir de gentilles et douces boss (à l’inverse, ce serait sexiste d’attendre cela alors que peu de boss - tous sexes confondus - le sont), mais que les femmes de pouvoir soient si caricaturales qu’on ne peut que les détester.

Anti-héros versus anti-héroïne

C’est là que le vernis du double standard intervient : nous pouvons avoir de la sympathie, de l’attachement voire une forme d’identification pour des hommes de pouvoir durs et souvent peu recommandables (Walter White dans Breaking bad, Michael Corleone dans Le Parrain, Tony Soprano…). Après tout, leurs failles et leurs vices sont les preuves de leur humanité. « C’est beaucoup plus rare du côté des femmes, il est très difficile de trouver des équivalents qui soient aussi appréciés », constate Hélène Breda, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, spécialiste de la représentation des identités culturelles à l’écran.

Et pour cause, les personnages féminins de pouvoir sont très souvent privés de cette complexité au profit d’une caricature. « Il y a un cliché sur les carriéristes : plus une femme gravit les échelons, moins elle est perçue comme sympathique, analyse Marie Telling, journaliste et co-auteure du livre Petit éloge des anti-héroïnes de séries (éd.Les Pérégrines). Souvent, elles adoptent des codes masculins pour réussir, qui vont à l’encontre de l’idéal de la féminité. »

Inconsciemment (ou pas), les scénaristes envoient le même message aux millions de spectatrices de tous âges : avec le pouvoir entre les mains, vous êtes un peu moins une femme dans votre rôle de femme. « C’est un type de femme qui n’entre pas dans ce qui est considéré comme la “bonne féminité” : au service des autres, douce, dans le care ou mère au foyer, détaille Hélène Breda. Celles qui ne se conforment pas à la place subissent des sanctions sociales, notamment par le biais de la culture fictionnelle. »

Une femme puissante, c’est un peu celle qui n’est pas restée à sa place et qui fait peur à tout le monde. Deux risques pour elle : perdre sa vie privée (leur conjoint par exemple, comme les startupeuses à succès de la série Girlboss ou du film The Intern) ou sa santé mentale. « Une ambitieuse appelle toujours la méfiance : on se dit qu’elle peut perdre la boule à tout moment, qu’elle n’a pas de contrôle sur elle-même, ou on se demande ce qui ne va pas chez elle car sa priorité n’est pas d’avoir des enfants », observe la journaliste Marie Telling.

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Pas le temps pour la complexité

Comment se fait-il que les scénaristes ne puissent inventer une femme de pouvoir un peu fascinante et complexe ? Pourquoi utiliser toujours ce même stéréotype de la “boss dragon” ? Réponse simple : simplifier à outrance permet de gagner du temps, selon Hélène Breda. « Les stéréotypes ont un rôle pratique dans la fiction : on fait appel à ces codes partagés dans les imaginaires collectifs pour ne pas avoir à expliquer en long et en large pourquoi le personnage est comme cela, explique la maîtresse de conférence. Cela permet de cerner les personnages pour entrer plus rapidement dans l’action. »

C’est là le grand gâchis de Game of Thrones : avoir fait émerger un personnage de femme forte, libérée et libératrice (Daenerys, bien sûr) pour tout flanquer par terre en deux épisodes.

Pour avoir des personnages féminins complexes, il faut avoir le luxe du temps, sur plusieurs saisons ou plusieurs films. Certaines fictions tentent de rendre ce vernis aux méchantes en prenant le temps de faire des préquels sur leur passé souvent traumatique (comme c’est original), à l’instar de Cruella ou Ratched (sur la méchante infirmière en chef de Vol au dessus d’un nid de coucou). Il faut souvent partir du point A jusqu’au point B pour se retrouver en empathie : si on aime Birgitte Nyborg dans Borgen ou Elizabeth II dans The Crown (même si elles délaissent leur famille par loyauté envers leur mission), c’est parce qu’on les a connues avant leur ascension. Aurions-nous eu la même sympathie pour elles si les séries avaient démarré straight to the point alors qu’elles étaient tout en haut ?

C’est là le grand gâchis de Game of Thrones : avoir fait émerger un personnage de femme forte, libérée et libératrice (Daenerys, bien sûr) pour tout flanquer par terre en deux épisodes. « Daenerys est l’héritière d’une famille où pas mal de gens sont zinzins, où il y a des incestes depuis des générations, concède Marie Telling. Mais la façon dont elle devient folle à la fin est un problème : d’un coup, elle est cette femme décoiffée, qui perd la boule… C’est un cliché sexiste. »

La sororité à l’écran

Souvent, ces mêmes femmes puissantes étaient seules, sans amies, ni collègues féminines. Mais sur les écrans, les stéréotypes bougent pour mieux coller à la réalité. Car il faut le dire aussi, toutes les femmes cheffes ne se comportent pas comme des hommes, à l’instar de la géniale Catherine Deneuve dans Potiche de François Ozon, femme au foyer devenue PDG, représentant « un patronat souriant, juste, chaleureux », tout l’inverse de son mari. Oui, l’exercice du pouvoir vous endurcit… et crée parfois du lien. On l’entrevoit dans le film Numéro une de Tonie Marshall, où Emmanuelle Devos part en campagne, soutenue par des réseaux féminins, pour devenir la première femme PDG du CAC40.

Les femmes se soutiennent, tout là-haut mais aussi de façon transgénérationnelle. « On a connu Gandalf, Obiwan ou d’autres figures de mentor masculins, mais c’est extrêmement difficile de trouver des femmes mentors, remarque Hélène Breda. Heureusement, il y a la série The Bold Type qui vient casser le stéréotype de la rivalité féminine permanente ». Rare exemple de boss parfaite (dans une série largement utopiste) : Jacqueline Carlyle, sorte d’anti-Miranda Priestly, est une rédactrice en chef de magazine féminin (décidément), qui soutient, encourage, fait monter d’autres femmes talentueuses… et reconnaît ses erreurs.

Et si la fiction part avant tout du réel, il nous tarde de regarder ces séries et fictions où des femmes peuvent avoir le pouvoir, être intéressantes, fascinantes, complexes… le tout, ensemble. Car les femmes - les vraies de la vraie vie - sont ingénieuses et créatives. Elles se soutiennent, créent des réseaux, établissent des stratégies sorores, se cooptent à leur tour, luttent ensemble contre le patriarcat, y compris au travail. Elles dénoncent le harcèlement sexuel, font des pétitions, se mobilisent. Peut-être que le réel n’a pas tant besoin de la fiction, peut-être que la fiction doit davantage s’inspirer de ces femmes badass qui font bouger les lignes au quotidien. Après tout, elles méritent de voir leurs talents reconnus, leurs batailles représentées, leur entraide incarnée à l’écran. Elles méritent d’être enfin nos têtes d’affiches.

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Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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