Non, votre collègue féministe n'est ni une "chieuse", ni une "hystérique"

07 avr. 2022

4min

Non, votre collègue féministe n'est ni une "chieuse", ni une "hystérique"
auteur.e
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

Terrible constat. En 2019, une enquête réalisée par l’IFOP révélait que 55 % des Françaises avaient déjà été victimes d’atteintes sexuelles ou sexistes au travail. Regards lubriques, remarques misogynes, rapports contraints… Une réalité tristement enracinée et trop souvent tue contre laquelle s’élèvent de plus en plus de voix féministes, quitte à passer pour le ou la « casse-couilles » du bureau.

« Être féministe en France est devenu une insulte », déplorait Maud Grenier, créatrice de la société PeoplePro, dans un récent post LinkedIn aux allures de coup de gueule. Cette conseillère indépendante en RH et recrutement en a marre. Marre du sexisme ordinaire, marre que les montées aux créneaux anti-discriminatoires soient perçues comme « cassant l’ambiance ». Rencontre avec une féministe assumée n’attendant qu’une chose : que de posture individuelle injustement raillée, ce mouvement politique deviennent une norme sociétale.

« J’étais devenue la psychorigide de la boîte »

Bien sûr, il y a de quoi voir rouge. Le sexisme en entreprise est une violence parfois ancrée dans la réalité quotidienne des salariées. Certes, on ne vit plus dans un monde où les open space étaient saturés de posters de filles à poil. Mais ce n’est pas pour autant que la culture de la femme-objet a disparu. Je m’en suis rendu compte à mes dépends. Fraîchement débarquée en tant que RH dans une start-up liée aux technologies de l’information il y a quelques années, au bout d’un mois j’ai été confrontée à un sexisme décomplexé. Au beau milieu des locaux, un collègue a lâché : « ah ma femme, je l’ai bien bourrée hier soir ». Soyons clairs. On n’est pas du côté de l’humour grivois, mais de la saillie sexiste. C’était dégradant, un peu « goret ». Limite gore. J’étais tellement sidérée par sa formulation que je n’ai pas réagi sur le coup. Certains collègues affichaient un sourire gêné, d’autres gardaient les yeux baissés, faisaient mine de n’avoir rien entendu. Et un petit fan club se poilait à gorge déployée. Ahurissant.

À l’origine, je me m’identifiais pas comme féministe. Ma position s’est construite sur le temps long, au contact d’expériences malheureusement communes dans l’espace public (sifflements, interpellation) comme dans la sphère pro’. J’ai été dévisagée des pieds à la tête lors d’arrivées en entreprise, et entendu plusieurs concerts de rires gras lorsqu’en after work un employé un peu aviné lâchait à propos d’une collègue : « Elle est bonne celle-là, je me la taperai bien ». À la fois témoin et cible de comportements sexistes, je me suis intéressée au féminisme et j’ai décidé d’agir. Je ne voulais pas endosser la cape de superwoman, mais au moins tenter de poser un cadre lors de dérapages. Des formules simples. « Cette phrase m’a mise mal à l’aise », « tu n’as pas le droit de dire ça » etc. Et… Jackpot : aussitôt, j’ai eu le sentiment que le mot « féministe » s’était inscrit en lettres capitales de feu sur mon front.

Que ce soit autour de la machine à café ou lors de soirées d’entreprise, le regard de mes collègues s’est métamorphosé. Mon arrivée faisait effet « coup de clim » style « attention la mère Fouettarde débarque ». C’est simple : les gens marchaient sur des œufs. Et si quelqu’un lançait une phrase déplacée et que je le relevais, je récoltais à coup sûr un chapelet de réactions offusquées - de la part d’hommes comme de femmes, d’ailleurs. En allant du « ça va ,détends-toi » au traditionnel « on peut rire de tout ». Bref, face à l’intolérable j’étais devenue la psychorigide de la boîte.

Positiver l’image du féminisme

Le nœud du problème réside dans une vision biaisée de la posture féministe. Comme si ce mouvement était aux mains d’enragées systématiquement fermées au dialogue, comme si le combat pour l’égalité des sexes était castrateur. Il y a urgence à changer collectivement le regard porté sur le féminisme, en arrêtant de l’associer à des termes péjoratifs. « Reloue », « hypersensible », « hystérique »… Réinsufflons à ce mot le sens qui est le sien : un mouvement positif de lutte pour la défense des droits humains. Point barre.

Ses revendications n’ont rien de délirant, ni d’exorbitant. Elles touchent au fondement du vivre-ensemble. Ce n’est quand même pas demander la Lune que d’attendre de ses partenaires de travail le respect minimum des sensibilités individuelles. Et surtout, de la loi : l’injure publique à raison du sexe est passible d’une peine de prison de 6 mois, et de 22 500 euros d’amende.

D’autant plus que le sexisme au travail fait le lit de problématiques structurelles. Fossé salarial entre les sexes (estimé à 16,8 % dans le secteur privé en 2017 selon une estimation de l’INSEE parue en 2020, ndlr), plafond de verre, frilosité lorsqu’il s’agit de négocier les salaires… Des inégalités liées à plusieurs lacunes sur le plan de l’éducation dans la sphère privée, et de la sensibilisation du côté d’entreprises qui, trop souvent, restent encore gangrenées par une misogynie ambiante.

Des solutions plurielles

La situation n’est pas figée. Pour bousculer les habitudes, faire comprendre qu’adopter un comportement sexiste n’a rien de « normal » et encore moins de « cool », plusieurs leviers existent. À l’échelle individuelle, déjà. Réagir lorsqu’on est témoin de remarques répréhensibles peut effrayer, par crainte de passer pour « l’emmerdeur », ou angoisse à l’idée d’entrer en conflit avec un collègue - voire son supérieur. Mais la honte doit changer de camp. Il suffit parfois qu’une personne dise « Stop » pour rebattre les cartes. Autre moyen d’action, moins frontal : contacter les ressources humaines, ou le comité d’entreprise. Témoins et victimes ne doivent plus hésiter à rompre l’isolement : dans le cas d’harcèlement sexuel, une personne sur dix ne parle jamais des agissements subis et dans 70 % des cas ni l’employeur ni la direction n’ont été informés, selon une enquête du Défenseur des Droits de 2014.

De manière générale, les sensibilités ont évolué dans la foulée du mouvement #Metoo et la vague des #balance… Mais on est encore loin du compte. Beaucoup de batailles restent à mener au sein de la vie pro. En réunion, dans l’open space, à la pause clope. Partout, tout le temps. Pas de break lorsqu’il s’agit de faire évoluer les mentalités, de redéfinir à notre échelle les contours de la culture d’entreprise autour du sexisme. Alors, hommes comme femmes, osons exiger ensemble de nos collègues un comportement adéquat. Humain, juste humain. Et si dans cette optique il nous faut revendiquer ouvertement des convictions féministes, alors faisons-le sans hésiter. Tant pis pour ceux qui n’y verraient qu’une posture “rabat-joie”. Ils ont le devoir de réviser leur logiciel, nous sommes en droit de prendre la parole. Haut, et fort.

Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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