Pourquoi « faire carrière » n’attire plus ?

14 avr. 2022

4min

Pourquoi « faire carrière » n’attire plus ?
auteur.e
Elise Assibat

Journaliste - Welcome to the Jungle

Épanouissement, respect, équilibre et utilité… Nul ne l’ignore, les 18-24 ans n’entretiennent pas les mêmes ambitions que leurs aînés lorsqu’il s’agit d’exercer un métier. Et de fait, pour 91% des jeunes interrogés dans un sondage Yougov en 2021, c’est bien l’intérêt du poste qui prévaut sur la sécurité, puisque seulement la moitié d’entre eux privilégie le fait d’être en CDI. Alors si stabilité et contrat longue durée ne font plus l’unanimité, qu’en est-il de l’idée de la carrière aujourd’hui ? Cette ambition est-elle encore d’actualité dans notre société ? Réponses avec Stéphane Hugon, sociologue et cofondateur de l’entreprise Eranos et Élodie Gentina, enseignante chercheuse à l’IESEG, spécialiste de la génération Z et auteure de l’ouvrage « Génération Z : Des Z consommateurs aux Z collaborateurs » (Éd Dunod, 2018).

Faire carrière, une ambition disparue ?

Aujourd’hui, il est surtout question de carrière dans le cadre du showbiz via les musiciens, les acteurs, les chanteurs ou dans le digital, du côté des influenceurs et des youtubeurs. Mais pour ce qui est de passer toute sa vie au sein d’une même entreprise, le projet n’a plus l’air de faire rêver. « Historiquement, la notion de carrière s’est construite dans l’après-guerre autour d’un imaginaire héroïque dont l’ambition était de transformer et d’améliorer le monde grâce aux moyens donnés par les entreprises, explique Stéphane Hugon. Mais ce mythe fondateur de la modernité occidentale s’est peu à peu effacé au tournant de la fin du 20ème siècle avant de s’effondrer avec l’arrivée de nouvelles générations sur le marché du travail. » Et pour cause, ceux que l’on nomme “digital natives”, soit toutes les personnes nées après 1995 ont grandi dans une société qui valorise de plus en plus l’instantanéité au détriment du temps long.

Désormais, on assiste à une célébration permanente du « ici et maintenant », assez nouvelle pour notre imaginaire occidental, et cette immédiateté se ressent tout particulièrement dans les pratiques du travail. « Tous les jeunes collaborateurs que j’ai pu recruter dans mon entreprise me posent en premier lieu la question de l’expérience concrète, relative au quotidien, illustre le sociologue. Quant à celle de l’avenir, elle n’est presque jamais abordée en entretien. » Et de fait, le pessimisme ambiant lié aux différentes crises sanitaires, environnementales et plus récemment militaires, empêchent les plus jeunes de se projeter. « L’entreprise qui apportait statut et sécurité aux générations précédentes, ne peut plus grand-chose face à l’instabilité de notre monde, analyse Stéphane Hugon. Il est donc très difficile pour les jeunes générations de parvenir à s’imaginer dans l’avenir et rares sont ceux capables de répondre à la question : “Où vous voyez-vous dans cinq ans ?” » C’est donc bien toute la perception du temps en général qui a été bouleversé, et qui, de fait, rend difficile la simple existence de la carrière dans notre époque.

De nouvelles ambitions

Ce n’est pas tout. L’imaginaire autour de la réussite au travail s’est également déplacé et l’accomplissement de soi semble se jouer ailleurs. « Les jeunes réalisent bien que l’entreprise ne peut plus assurer sa promesse de statut et de sécurité face aux guerres, à la pandémie et au terrorisme, analyse Stéphane Hugon. Aussi, la fragilité du monde leur fait prendre en compte d’autres critères pour ne plus seulement réussir professionnellement mais pour réussir pleinement leur vie. » Le travail reste important, mais ne doit pas remettre en cause l’équilibre de leur vie personnelle car la réussite s’exprime autrement. Il suffit d’observer le nombre de salariés à s’épanouir dans une activité parallèle au travail qu’elle soit artistique, associative ou sportive. Sans oublier qu’ils sont de plus en plus nombreux à réinvestir complètement la sphère familiale.

Les enjeux ne sont plus les mêmes qu’autrefois. « Les jeunes sont en quête de sens dans leur métier, de missions dans lesquelles ils se sentent grandir, utiles aussi pour la société, pour l’environnement, et sont très regardants sur les valeurs de l’entreprise et de ses actions avant de s’engager, pour que cette dernière soit en adéquation avec leurs aspirations », observe Élodie Gentina. Car si l’ambition n’est plus aussi individualiste, elle n’est pas moins présente pour autant, surtout lorsqu’il s’agit d’être acteur de la vision de l’entreprise de demain ou d’être à l’initiative d’actions utiles pour le bien des autres. « Quant à la reconnaissance, poursuit la spécialiste, cet enjeu ne passe plus tant par les résultats ou par le salaire, mais plutôt par des encouragements au quotidien et un contact humain plus profond. »

Non plus un mais plusieurs modèles

En disparaissant, la projection sur la durée n’a pas laissé un vide derrière elle, bien au contraire. Cette dernière a été remplacée par un ancrage plus présent, tourné vers l’expérience de la convivialité, du corps et du bien-être. « On assiste en effet à une réelle volonté d’intégrer le plaisir au travail, là où l’éthique protestante avait insisté sur la nécessité de sacrifice personnel, observe Stéphane Hugon. L’entreprise n’est plus perçue par les jeunes comme une mère nourricière à qui l’on doit tout mais plutôt comme un couple d’amoureux : “J’y suis parce que je me sens bien et j’arrête lorsqu’elle ne me rend plus heureux”. » Quid de rester à son poste sur une durée plus ou moins longue ? Tant que le salarié est stimulé par des échanges, que ses compétences sont renouvelées et qu’il a l’impression de continuer à apprendre, il n’aura rien contre le fait de rester. Seulement, si ses attentes ne sont pas remplies, il hésitera moins que ses aînés à aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs. « Désormais, les jeunes veulent être challengés dans leur boulot, se sentir bien dans leur entreprise et si le plaisir disparaît, ils n’ont aucun mal à couper avec cette routine pour chercher autre chose », confirme Élodie Gentina. Alors si certains continuent de préférer évoluer au sein d’une même boîte en 2022, qu’ils se rassurent, il n’y a aucune honte à avoir dans la mesure où ce n’est ni par injonction ni par devoir de loyauté, mais le plus souvent par envie à un instant T. La fidélité n’est donc plus imposée par un contrat, elle est délibérément choisie en toute conscience.

Quant aux autres, ce ne sont pas les voies qui manquent. Car si une certaine homogénéité des cultures du travail existait en France jusqu’aux années 2010, c’est désormais l’idée même d’épanouissement professionnel qui va avoir des résonances totalement différentes en chacun. « Il y a ceux pour qui la vie professionnelle est indépendante de l’accomplissement de soi et d’autres qui ont complètement déconstruit l’émancipation de soi par le travail, et pour qui l’épanouissement est ailleurs », énonce Stéphane Hugon. Difficile alors de poser un modèle unique en exemple face à cet éclatement de l’expérience du travail et des aspirations.

Finalement, la carrière tend à disparaître de notre société actuelle car elle fait de moins en moins sens aujourd’hui. Mais la réussite et l’ambition ne se sont pas volatilisées pour autant, elles se sont juste transformées et adaptées aux exigences de leur époque. Il n’existe alors plus un unique modèle de réussite mais une multitude de manières d’être heureux.

Article édité par Romane Ganneval
Photo par Thomas Decamps

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