Changer le système au lieu de le déserter : « C’est rester connecté au monde »

07 juin 2023

9min

Changer le système au lieu de le déserter : « C’est rester connecté au monde »
auteur.e.s
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

contributeur.e

Propulsés par leurs préoccupations écologiques, sociales et politiques, certains salariés n’hésitent pas à déserter un monde de l'entreprise jugé pour partie responsable des dérives d’un système en pleine crise. Mais si tout le monde prend la poudre d’escampette, qui portera le bonnet phrygien ? Qu’en est-il alors du combat pour faire rayonner ses convictions ? Est-il trop dur à porter ? Voué à l’échec ? Lucas, Mickaël et Yannis ont tous les trois opté pour une autre stratégie : celle de rester bien implantés dans le monde de l’entreprise pour « changer le système de l’intérieur »…

« Si on décide de devenir survivaliste dans son coin, on ne participe pas à l’évolution de la société » Lucas, 31 ans, commercial (1)

Au premier abord, on a du mal à se dire qu’un commercial peut être « engagé » et encore moins « anticapitaliste ». Le commercial est celui qui incarne le discours marketing, celui qui manipule les gens pour enrichir son entreprise, qui convainc ses clients de lui acheter quelque chose d’inutile. Étant écologiste radical militant pour la décroissance, on pourrait se dire que je n’ai absolument rien à faire dans ce job à l’opposé de mes valeurs.

Dans ma vie personnelle, je n’achète rien, j’ai monté une association écologiste, anarchiste, antispéciste et je fais énormément de sacrifices pour être en accord total avec ce que je prône. Alors évidemment, à l’âge de rentrer sur le marché du travail après mes études, je devais m’assurer d’exercer cette profession - qui ne me ressemble déjà pas beaucoup - dans le camp des « gentils ». J’ai choisi une entreprise dont la raison d’être me paraissait pertinente, dont le produit a un impact positif sur le monde, et où je n’aurai pas à convaincre des particuliers de dépenser leurs sous mais des entreprises, ce qui me paraît déjà moins problématique. Et surtout, j’ai la chance d’avoir atterri dans une structure particulièrement ouverte à la diversité des points de vue. Je n’ai pas à porter un masque au travail. À la pause déjeuner, je peux être l’écologiste radical « relou » qui critique l’alimentation carnée tout en ayant des discussions enrichissantes avec mes collègues car ils me connaissent et m’apprécient pour ce que je suis, même s’ils ne sont pas toujours (ou pas encore) sur la même longueur d’onde que moi. Plus concrètement, j’ai aussi pu mettre en place des actions qui ont de l’impact à mes yeux dans mon métier. J’ai notamment développé tout un projet pour soutenir des associations et leur offrir nos services gratuitement pour les aider à se développer. Enfin, au sein de l’entreprise, je tente de m’investir dans la dynamique de constitution d’un rapport de force que peut constituer le groupe des salariés. J’essaye notamment de sensibiliser sur l’importance du syndicalisme, faute des possibilités accordées par les CSE dans l’information et la protection des salariés face à la direction.

Alors souvent, les gens qui constatent ma radicalité sont surpris d’apprendre que, même si je ne mets pas le chauffage en plein hiver et que je me déplace partout en stop, je suis un salarié bien implanté dans le milieu des start-ups. On me demande souvent : « Pourquoi tu ne vas pas vivre reclus dans la nature ? » ou « Pourquoi tu ne deviendrais pas activiste à plein temps ? » Mais j’ai délibérément choisi de rester dans le monde de l’entreprise. Déjà parce que le travail n’est malheureusement pas un choix mais une nécessité matérielle pour une majorité de personnes, mais surtout, parce que devenir survivaliste me paraît égoïste et aux antipodes de mon rêve de participer à la construction de la société. Travailler, c’est rester connecté au monde, c’est côtoyer son ennemi capitaliste pour mieux apprivoiser ses rouages. Ça facilite mon combat. Je participe à ce que l’on appelle « l’acupuncture politique » : on part du principe qu’il y a des points névralgiques de notre société qui ne vont pas bien. Alors comme dans notre corps, on plante une aiguille à un endroit pour en soulager d’autres. Finalement, je suis une aiguille plantée dans un endroit stratégique. Et je compte sur d’autres aiguilles dans d’autres structures pour faire leur petit effet également. Ainsi, par nos actions simultanées et par le partage, nous aurons un effet global sur la société. En attendant, j’ai un travail, une mission, et cela me permet d’être dans l’action pour mon combat. Rester dans le système de l’entreprise, c’est aussi autant de chance de trouver des collègues avec lesquels s’allier pour s’assurer qu’on reste des « gentils ».

« Je suis trop conscient de ce qu’il faut changer dans mon métier pour m’arrêter » Mickaël, 39 ans, senior player experience designer

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Dans l’industrie du jeu vidéo, 98 % des personnes aux manettes sont des hommes blancs hétérosexuels cisgenres. Etant gay et TDAH (trouble de l’attention avec hyperactivité considéré comme un handicap cognitif, ndlr), je suis bien placé pour témoigner des stéréotypes sur les personnes de couleur, queer ou handicapées, qui sont véhiculés dans la création vidéoludique. C’est de mon indignation face à ce constat, qu’est né mon engagement en faveur de l’inclusion. Concrètement, j’essaie de faire en sorte qu’il y ait une plus grande diversité de représentations dans les jeux vidéo et de les rendre un maximum accessibles aux personnes handicapées. Un combat que je mène en développant des systèmes de jeu inclusifs via mon métier de player experience designer, mais également en formant des comités “diversité et inclusion” au sein des studios de production avec lesquels je travaille. Par ces actions, mon objectif est d’avoir un impact positif pour faire avancer cette cause qui me tient profondément à cœur, tant elle résonne avec ma propre histoire.

Issu d’un milieu modeste, j’ai grandi dans une petite ville du sud de la France. Mon père, un enfant d’immigré, était illettré et homophobe. Dès mon plus jeune âge, j’ai ainsi subi la violence et l’exclusion. Dans cet univers fermé, ma seule fenêtre sur le monde était le jeu vidéo. Un refuge qui me permettait d’échapper à une réalité difficile, tout en apaisant mes pensées incessantes, liées à mon trouble cognitif.

Je connais bien l’importance que les représentations et l’accessibilité représentent dans ce qui est, je le rappelle, le premier divertissement au monde. Et j’en suis convaincu : si les enfants et les ados grandissent en jouant à des jeux vidéos dans lesquels être transgenre, homosexuel ou être une femme noire forte, est la norme, on aura une société bien plus ouverte et tolérante. C’est aussi une bouée de sauvetage lancée à celui ou celle qui se fait harceler ou discriminer à l’école à cause de sa différence (comme je l’ai été). Personnellement, ne pas avoir pu jouer avec un personnage qui me ressemble m’a manqué quand j’étais plus jeune car cela m’aurait beaucoup aidé à m’accepter.

Je ne prétends pas avoir été toujours exemplaire quant à mon engagement. Ma première motivation lorsque j’ai commencé à travailler dans le jeu vidéo n’était d’ailleurs pas de changer le monde. J’avais trente-et-un ans, je venais de me reconvertir après une carrière dans le web et ma seule aspiration à embrasser cette nouvelle voie, était d’assouvir ma passion pour le jeu vidéo. Je voulais offrir des espaces d’évasion pour les autres, avec de la narration, des histoires qui permettent de s’échapper, mais je n’avais pas encore pris conscience de l’enjeu de l’inclusion et de l’accessibilité. Pour m’intégrer à mes débuts, je jouais même « le gay de service ». Celui qui parle souvent de sexe, de beauté, de choses frivoles. Je pensais qu’incarner ce stéréotype m’aiderait à me faire accepter par les autres hommes hétéros avec qui je bossais… Heureusement, j’ai évolué en prenant de l’âge. En avançant dans ma carrière, j’ai été témoin de nombreuses injustices, et j’ai entendu beaucoup de choses révoltantes qui m’ont ouvert les yeux sur le sujet.

Une fois par exemple, ma manager m’a dit texto « les joueurs ne veulent jouer qu’avec des personnages de femmes sexy ». Une belle absurdité, venant d’une femme, que je pensais être une alliée… Je travaille à la création de personnages, et je rame à faire améliorer les morphotypes (ensemble des caractéristiques physiques qui définissent un individu, ndlr) dans le jeu vidéo. La cause avance (un peu) pour les femmes avec l’apparition de personnages moins clichés, mais la représentation de l’homme, elle, n’avance pas d’un iota ! Le personnage masculin doit toujours être musclé et athlétique, même s’il s’agit d’un écrivain. Une fois en réunion avec d’autres designers, j’ai tapé du poing sur la table en clamant : « Est-ce qu’un seul d’entre vous se trouve représenté dans les morphotypes que l’on est en train de créer ? » La réponse unanime a bien sûr été : non ! Tous les hommes présents dans la salle avaient un certain âge et ne faisaient aucun sport… Cela a été mon meilleur argument pour leur montrer que ce que l’on proposait n’était pas représentatif de la société.

Comme je bosse dans un univers de fantasy, de fantasme, de projection, il y a toujours des frictions sur ce sujet. Il faut sans cesse convaincre, se battre pour défendre ses idées. Je fais partie d’une minorité que le haut de la hiérarchie peine à écouter. Parfois, je me sens même instrumentalisé. Chez Ubisoft, on m’a par exemple mis en avant comme étant la « vitrine diversité », alors que tous les combats que je menais pour faire concrètement évoluer les jeux ne donnaient rien… c’est parfois frustrant et épuisant.

Actuellement, je développe le volet accessibilité d’un jeu à gros budget qui va bientôt sortir. Le genre de petite victoire qui me fait tenir, car je peux impacter les mécaniques de jeux vidéo qui touchent des millions de personnes dans le monde. Alors je continue. À chaque fois que je démarre un nouveau projet, je me demande : « Qu’est ce que je peux faire pour que quelqu’un en souffrance, qui a besoin de s’échapper, puisse accéder à cet univers magique, à la croisée de tous les arts, qu’est le jeu vidéo ? » Malgré la fatigue, je ne peux plus reculer dans mon combat, je suis trop conscient de ce qu’il faut changer dans mon métier pour m’arrêter.

D’ailleurs, pour faire davantage bouger les lignes, j’ai créé le premier concours de création de jeu vidéo éthique et inclusif, l’EthicALL Game Jam, qui aura lieu à la fin de l’année. Et puis, je ne m’interdis pas de créer un jour mon propre studio de jeux vidéo… qui sera, vous l’aurez deviné, 100% inclusif.

« On est beaucoup plus fort collectivement que seul dans son coin » Yannis, 30 ans doctorant, serveur et représentant syndical CGT

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Je suis né à Roubaix, une des villes les plus pauvres de France. Mon parcours est celui d’un galérien des classes laborieuses qui a tôt fait d’apprendre ce qu’était le travail. À 13 ans, j’accompagnais mon père sur les chantiers, avant de mettre un pied dans le monde de la restauration, encore mineur. Parvenu jusqu’aux études, j’ai navigué entre plusieurs boulots à temps partiel subis, avant de reprendre un cursus d’éducateur spécialisé. En parallèle, je signais mon premier CDI à temps partiel de 20h par semaine, dans un restaurant dans lequel je faisais déjà des CDD.

C’est à ce moment-là que mon engagement a fait surface. Tout à commencé lorsque la direction du restaurant nous a demandé de travailler au soir du 31 décembre alors que nous n’avions jamais ouvert auparavant ce soir-là. Mes collègues et moi-même étions tous insatisfaits car nous avions prévu nos soirées en famille ou entre amis. Mais la question était de savoir, comment manifester notre mécontentement ? Pendant mon master, j’ai croisé la route de syndicalistes, alors je me suis rendu à l’Union Locale de mon territoire. On m’a tout de suite renseigné sur la démarche à suivre. Résultat, mes collègues et moi avons décidé de faire une pétition signée par tous les salariés, à l’exception du directeur. Et ça a fonctionné. Alors au lendemain de cette première victoire, j’ai présenté ma candidature pour devenir délégué syndical.

À partir de là, on a pu mettre le doigt sur toutes les contradictions qui existaient entre notre contrat de travail et son application. Par exemple, nous devions être payé en une fois, or nous l’étions en deux fois, de manière irrégulière et au lance-pierre. Nous voulions aussi des reclassifications de poste, car on s’est rendu compte que des serveurs faisaient un travail d’adjoint de direction et que la convention collective n’était pas respectée en matière de rémunération. Enfin, nous réclamions des embauches et la suppression des doubles et triples postes que nous occupions selon un usage dévoyé du concept de polyvalence. On se retrouvait parfois à deux sur un service de soixante-dix couverts, et on devait simultanément servir un rang, s’atteler à la vaisselle, préparer des desserts, gérer l’encaissement… Ces revendications ont été couchées dix fois sur papier devant la direction qui a fait la sourde oreille et ne nous a donné que des non-réponses. Comme le dialogue social n’a pas fonctionné, les réclamations se sont transformées en revendications, on ne demandait plus, on exigeait. Nous sommes entrés pleinement dans le rapport de force lorsqu’un de mes collègues en détresse a menacé de s’immoler devant le parvis du restaurant. En tant que délégué du personnel, je devais veiller à l’intégrité physique et mentale de chaque salarié de l’entreprise. Alors nous n’avons eu d’autre choix que d’entrer en grève pour une durée vingt jours au bout desquels, la direction s’est mise autour de la table des négociations. Qu’avons-nous gagné à l’issue de ce bras de fer ? Grâce à la caisse de solidarité et les primes obtenues auprès du patron, nous avons gagné plus qu’en un mois de travail dans ce restaurant. Mais surtout, on est tous ressortis beaucoup plus forts et la tête haute de ce conflit.

Bien sûr, être engagé à ce point a un impact sur ma vie professionnelle. On peut être perçu comme le trublion dans son entreprise et la répression syndicale prend beaucoup de formes. On me taxe parfois de « révolutionnaire de merde », j’ai entendu dire : « Il prend des heures de délégation, c’est à cause de lui qu’on est en sous-effectif »… C’est le genre de brimade que j’entendais et qui visait à retourner mes collègues contre moi. Et puis, être placardé comme le délégué du personnel du restaurant qui est en grève et qui a la fin gagne, forcément, cela n’échappera pas à de futurs employeurs. Il suffit de taper mon nom sur Google pour me voir avec un gilet rouge de la CGT. Défendre les intérêts matériels et moraux de ses collègues, être repéré comme quelqu’un qui est en capacité d’apporter des solutions concrètes à des problématiques, avoir la reconnaissance de ses pairs, c’est pour moi inestimable. Une fois que tu as vécu une victoire collective, c’est quelque chose qui reste dans ton imaginaire et la mémoire collective.

Aujourd’hui je continue à travailler pour ce restaurant et je prépare une thèse sur les formes d’engagement de la jeunesse face aux mutations du marché du travail et du système scolaire. Un sujet qui, bien entendu, résonne avec mon propre parcours. L’histoire nous démontre que toutes les conquêtes sociales dont on bénéficie aujourd’hui, les congés payés, la sécurité sociale, c’est grâce à l’action syndicale, au collectif, c’est donc important de ne pas ignorer son histoire si l’on veut faire bouger les choses à son échelle mais aussi garder un répertoire d’actions qui pourra peut-être inspirer d’autres salariés en difficulté. C’est une phrase bidon mais qui résume bien les choses : le combat continue.

(1) Le prénom a été modifié

Article édité par l’équipe de Welcome to the Jungle, photos Thomas Decamps

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