Engagement au travail : comment valoriser les salariés (sur)investis ?

21 avr. 2022

6min

Engagement au travail : comment valoriser les salariés (sur)investis ?
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

63 % des salariés se disent engagés en 2021. Un chiffre en hausse de 4 points par rapport à 2020. Parmi eux, il y a peut-être des personnes sur-engagées, qui en font plus que ce qui est prévu dans leur fiche de poste. On ne parle pas forcément d’horaires mais de postures, d’impact sur le collectif, d’entraide… Des actions qui, indirectement, apportent un plus à l’entreprise mais sont difficilement quantifiables. Sur quels critères les détecter ? Comment valoriser cet engagement, le reconnaître et l’intégrer dans l’évaluation des compétences ? A contrario, n’existe-t-il pas un risque à mettre en avant le dépassement de soi dans la culture d’entreprise ?

Qui sont ces salariés qui en font (toujours) plus ?

Vous en connaissez peut-être ? Ce sont des personnes toujours motivées pour aider, apporter leurs idées, participer aux groupes de travail ou encore organiser des événements internes alors que rien de tout cela n’est inscrit sur leur fiche de poste. Pour comprendre qui ils / elles sont et leurs motivations, Michel Barabel, maître de conférences à l’université Paris-Est et professeur affilié à Sciences Po Executive Education en master RH, revient sur la définition source de l’engagement : « L’engagement au travail est un état d’esprit positif et épanouissant vis-à-vis de son entreprise et de son environnement professionnel, générant une importante énergie (physique et/ou mentale) qu’ils décident d’investir dans leur travail ». Lorsque l’on s’intéresse aux critères de l’engagement ou du sur-engagement, on observe qu’ils changent au fil du temps et font écho aux évolutions de l’entreprise :

  • « Dans l’entreprise classique dite “taylorienne”, on pouvait vite identifier ces personnes grâce à des indicateurs quantitatifs liés à leur performance individuelle tels que leur chiffre d’affaires ou les heures de travail (présentéisme). À l’époque, il était question de hauts potentiels qu’on estimait à 5 % des salariés environ. Leurs carrières et niveaux de rémunération étaient alignés avec leurs résultats.

  • Ces dix dernières années, les entreprises ont commencé à associer l’engagement à la performance collective : la façon dont s’impliquent les membres de l’équipe au sein d’un projet, mais aussi leurs comportements exemplaires au profit du groupe (entraide, contribution…) ».

  • Depuis quelques années, l’engagement a pris une autre ampleur : il s’agit des personnes qui font grandir les autres. Des passionné·es qui mettent volontiers à disposition de l’entreprise leurs talents pour faire changer et avancer les choses. L’exemple des « transféreurs » illustre parfaitement l’engagement « en plus » : ils / elles importent des pratiques environnementales du domicile au travail afin d’influencer d’autres collaborateur·rices.

  • Plus récemment, le rayonnement de ces investissements positifs se fait même hors les murs ! Pour servir la raison d’être de l’entreprise ou un projet RSE, les salarié·es sur-investi·es par une cause peuvent tout à fait mener des actions sociétales, sociales ou environnementales (associations, mécénat de compétences…).

« Toutes ces personnes sont considérées comme des sur-performers (ils en font plus que ce qui est attendu). C’est la philosophie de l’entreprise, ses valeurs, qui place le curseur sur l’un ou plusieurs critères d’engagement (collectifs, sociétales, individuels…). En tout cas, ces quatre niveaux ne s’excluent pas et on assiste à un rééquilibrage au sein des entreprises au profit des trois derniers, au détriment de la performance individuelle », explique Michel Barabel.

Apprendre à détecter et valoriser vos salariés investis

Si les critères de l’engagement et, par conséquent, du sur-engagement, évoluent, les manières de détecter et d’évaluer les individus doivent changer. Pour Michel Barabel, il faut promouvoir une approche multidimensionnelle de l’évaluation en accord avec ces quatre volets. « Il s’agit de mettre en place un système de reconnaissance qui explicite les objectifs et les matérialise dans les “job descriptions” : à la fois dans les attendus, dans la matrice d’évaluation et les systèmes de rétribution. Or, par exemple, beaucoup d’entreprises insistent sur le fait que la RSE est importante, mais très peu la récompensent ».

L’engagement est une notion qui dépasse largement le « cadre de la professionnalité (le savoir-faire, le métier…) » selon la philosophe Fanny Lederlin. Chacun·e y met de l’humanité, de la personnalité ou encore de l’émotionnel. Benoît Serre, DRH chez L’Oréal France, Vice Président Délégué ANDRH (Association Nationale des DRH) le rappelle dans un article pour Entreprises et Carrières : « Les collaborateurs d’aujourd’hui souhaitent d’abord être reconnus pour ce qu’ils sont et non uniquement pour ce qu’ils font ou produisent ». Pour mieux prendre en compte l’individu dans sa globalité, Xavier Malartre, consultant RH et fondateur de Reconverso, propose de s’appuyer sur le concept de travail invisible défendu par Pierre-Yves Gomez, Professeur à l’emlyon business school et auteur du livre éponyme. Basée sur le modèle SOC (acronyme pour « subjectif, objectif et collectif »), cette approche permet une évaluation du travail en trois dimensions :

  • Objective : c’est celle qui est tangible et que l’on voit facilement, à savoir les résultats chiffrés, le quantifiable.
  • Subjective : c’est la personnalité du / de la salarié·e, l’investissement émotionnel / relationnel qu’il / elle met dans son travail. « Pour cela, on peut observer d’autres volets : par exemple le relationnel avec les clients ou les candidats dans le cas du recrutement. La personne réalise peut-être moins de chiffre d’affaires… mais elle entretient un très bon réseau, crée un haut niveau de satisfaction et, sur la durée, cela influe positivement sur l’entreprise », insiste Xavier Malartre.
  • Collective : il s’agit de l’impact de son travail sur les autres, le collectif. À savoir, des personnes qui aident leurs collègues. « Par exemple, je suis recruteur, j’ai un CV qui peut servir à une autre équipe, je le transmets ».

« L’application du modèle SOC exige que les managers s’extraient de l’unique prisme des résultats. Il faut davantage de proximité managériale car cela demande du temps, de l’observation pour détecter cette dimension personnelle du travail et cette dimension collective sur lesquelles les sur-engagés se positionnent souvent », précise Xavier Malartre. La culture managériale doit donc pivoter vers une évaluation continue et de proximité. Comment ? La mise en place de feedbacks tridimensionnels (sur les trois dimensions expliquées précédemment) s’avère un bon moyen d’assurer une reconnaissance holistique des individus en phase avec la vision de Pierre-Yves Gomez : « Dans la vraie vie, le travail est vivant ».

Sur-investis : trois leviers pour les garder motivés sur la durée

Michel Barabel rappelle qu’il existe un socle éthique à respecter : « Un salarié est avant tout un acteur économique rationnel qui compare constamment ses contributions (salaire, avantages, charge de travail…) avec l’ensemble des rétributions qu’il reçoit ». Cette comparaison fait naître un sentiment de justice (bon équilibre) ou d’injustice. La théorie de l’équité du psychologue John Stacey Adams invite les organisations à comprendre et promouvoir l’équité afin de maintenir l’engagement des salarié·es. Sans cela, aucune forme de reconnaissance n’est viable.

  • Ensuite, pour maintenir cet engagement, la reconnaissance du talent, d’un comportement positif ou d’actions collectives est indispensable. Mais il faut aller plus loin qu’un « Bravo, continue ». La création de communautés internes, animées par ces personnes passionnées peut s’avérer un bon moyen de les mettre en avant au sein de l’organisation. Les formats ? Les communautés d’intérêt : autour de l’écologie, l’égalité hommes-femmes, l’inclusion… Ou encore les communautés de pratique : spécialistes du marketing, développeurs informatiques ou pros de la finance. Il faut veiller à les institutionnaliser et à les intégrer au système d’évaluation : Michel Barabel mentionne l’exemple de Louis Vuitton qui valorise la capacité des individus à porter des projets transverses et à être un rôle modèle au sein de l’organisation.

  • Autre levier de valorisation : le « job crafting » qui donne la possibilité aux personnes de créer ou de faire évoluer leurs missions. « C’est incontournable, selon Michel Barabel, car dans une époque ponctuée d’imprévus, la fiche de poste est morte. Un périmètre, des actions figées, un entretien annuel… c’était le monde d’avant. Aujourd’hui, il faut laisser l’individu être en partie l’initiateur des différentes dimensions de son poste et les prendre en compte dans une évaluation à la fois continue et agile autour des compétences. Pour cela, les SIRH (Système d’information de gestion des ressources humaines) sont très utiles : ils permettent d’agglomérer toutes ces informations et de les exploiter ».

  • La rémunération reste un élément de motivation phare. 47 % des Français·es la citent comme le pilier numéro un. Les « flexible plans » ou « cafétéria plans» sont des innovations offrant la possibilité à chaque collaborateur·rice de composer à la carte son package de rémunération. La Belgique en est le précurseur : BNP Paribas Fortis propose à ses 15000 salarié·es de recevoir, en plus de leur salaire fixe, des points à convertir en avantages extra-légaux. Par exemple, ils / elles peuvent opter pour des congés supplémentaires, investir dans de l’épargne salariale, profiter d’une voiture de fonction, créditer son assurance hospitalisation ou encore réaliser des formations spécifiques… Les collaborateur·rices reçoivent un 13e mois en points. Cette approche personnalisée de la rémunération individualise les récompenses en fonction du degré d’engagement.

Dépassement de soi et culture d’entreprise : attention aux dérives !

Marie-Pierre Maret, psychologue du travail et des organisations, souligne l’importance de reconnaître les efforts fournis : « Cela favorise un climat de confiance ainsi qu’un dépassement de soi (St-Onge 1994). Et parce que ces pratiques de reconnaissance sont assimilées à des marques de considération et de soutien organisationnel, elles favorisent l’accroissement de l’engagement, plus particulièrement l’engagement dit “affectif” (Tremblay & al., 2000). ». Néanmoins, le collectif peut également devenir un facteur de risque important pour la santé dès lors que des comportements « déviants » se mettent en place. « Il n’est pas rare d’observer la constitution d’un écosystème où la sur-performance devient une norme, silencieuse, sournoise, oppressante. L’individu internalise les pressions normatives du groupe et s’y aligne : il va donc faire plus car il s’y sent contraint sous couvert d’une obligation “sociale”. Ainsi, pour ne pas être à la fois exclu du groupe et que sa carrière n’en soit impactée, il va obéir à la norme quitte à ne pas écouter ses besoins et à s’épuiser », alerte Marie-Pierre Maret. Il existe par ailleurs un risque de « sur-reconnaissance » qui n’est pas toujours authentique mais davantage « intéressé ». Elle vient alimenter fortement la sur-performance : « Tu es le meilleur donc il est légitime que je t’en demande plus ». Selon la psychologue, « il convient de s’interroger sur les motivations d’une telle sur-performance, de la reconnaître, mais surtout d’en préserver les personnes en n’hésitant pas à les alerter sur les dérives possibles ».

Article édité par Ariane Picoche, photo par Thomas Decamps

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