Emprise au travail : personne n’est à l’abri, même les décideurs !

18 juil. 2023

7min

Emprise au travail : personne n’est à l’abri, même les décideurs !
auteur.e
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

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Ils sont hautement diplômés et occupent des postes à fortes responsabilités. Pourtant, ils se sont laissés séduire par des leaders charismatiques frauduleux et mal intentionnés. Décryptage d’un processus d’emprise de haute volée.

Ils nous révulsent tout autant qu’ils nous fascinent. Pour preuve, tous ont eu droit à leur biopic ! Bernard Madoff, Carlos Ghosn, Jérôme Kerviel, Adam Neumann, Elizabeth Holmes ou encore Anna Delvey : autant de trajectoires romanesques qui nous font parfois oublier que derrière ces personnages attachants à l’écran, se cachent en réalité des individus peu scrupuleux. Mais ce qui nous étonne encore plus, c’est la capacité de ces leaders gourous et mythomanes à duper un écosystème entier, composé de personnes instruites et placées à un niveau hiérarchique égal voire supérieur au leur. Mais alors, quel est leur secret ? « Ces personnes utilisent des techniques de manipulation qui fonctionnent sur tous les individus. Il ne faut pas oublier qu’une grande partie des réactions chez les humains est dictée par le registre émotionnel, même chez les plus érudits d’entre nous », analyse Valérie Climent Questroy, psychologue clinicienne et psychothérapeute.

Le charisme, source de tous les ennuis ?

Pour la spécialiste, le premier facteur expliquant que même les individus les mieux câblés au monde tombent dans le panneau, c’est le charisme. Le sociologue Max Weber l’a décrit comme une « autorité fondée sur une forme de grâce personnelle ». Un charisme qui fait diversion et écran de fumée : « On se dit que la personne est si sympathique qu’il n’est pas possible qu’elle mène une activité frauduleuse », commente Valérie Climent Questroy. Et puis, des biais cognitifs s’activent face à une personne charismatique. Par exemple, l’effet de halo : nous allons avoir tendance à généraliser les traits positifs d’une personne à d’autres domaines qui ne sont pas nécessairement liés. Typiquement, on va associer la beauté à la compétence. Tout ça parce que ces personnes ont un pouvoir d’attraction indéniable. Le charisme va aussi jouer dans le biais d’ancrage : on va avoir du mal à lâcher une première bonne impression.

Autant de biais qui éclairent l’histoire invraisemblable d’Oussama Ammar, l’un des cofondateurs de The Family, actuellement en procès avec ses associés, Alice Zagury et Nicolas Colin, qui l’accusent d’avoir détourné des fonds. Dans son podcast « Oussama, le magnifique » qui se dévore comme une bonne série télé (produit par Nouvelles Écoutes et diffusé sur toutes les plateformes), la journaliste Léa Lejeune explore le processus dans lequel l’écosystème tech français s’est fourvoyé. « Lorsqu’elle emmène Oussama Ammar pitcher pour la première fois devant des investisseurs en phase de levée de fonds, Alice Zagury est totalement happée par son charisme », rapporte-t-elle. Oussama a un excellent relationnel et une capacité de persuasion hors normes, qui explique certainement que ses cofondateurs et partenaires aient mis autant de temps à réagir, tant ils avaient placé leur confiance en lui.

Cet éclat en public, c’est aussi ce qui a causé la perte de Marie (1), entrepreneure à succès. À l’origine d’un projet de grande envergure, elle s’est laissée piéger par un homme qui était au départ son ami. « Quand on le rencontre, on est immédiatement charmé. Il est intelligent, séduisant d’esprit, et il le sait », nous confie la jeune femme encore très éprouvée par sa mésaventure. Car cet individu en question a réussi à la convaincre de le nommer associé de son entreprise, avant que la relation entre les deux protagonistes ne vire en quelques mois de l’amour à la haine.

L’art de repérer les failles

Le second facteur déterminant chez ces leaders gourous est leur capacité à identifier les faiblesses de leurs victimes. « Ils vont savoir exactement sur quel bouton appuyer car ils ont repéré chez l’autre ses failles. Ils peuvent user de la flatterie, de l’effet miroir, de la divulgation sélective d’informations. Ils vont jouer sur le mécanisme de résonance émotionnelle qui va induire le sentiment chez l’autre personne qu’ils sont parfaitement alignés », analyse la psychologue clinicienne.

Chez Oussama Ammar, cette capacité à toucher les gens en plein dans le mille est sans conteste sa marque de fabrique. Dans le podcast de Léa Lejeune, on découvre par exemple le témoignage d’une jeune femme qui a perdu de l’argent à cause de lui, mais qui continue à le soutenir car « il a débloqué des choses en elle, lui donnant l’impression qu’elle pouvait réussir, passer à l’action, sans peur de l’échec », nous confie la journaliste.

Même combat pour Marie, dont l’associé excellait dans l’art de faire sentir aux gens qu’ils étaient importants. « Nous avons tous besoin de sécurité émotionnelle. Les manipulateurs ont le don de créer un sentiment de sécurité psychologique chez leur victime », analyse Valérie Climent Questroy. Mais s’il l’a d’abord flattée et rassurée, ce fut pour ensuite mieux la rabaisser. Au bout de quelques mois, l’ami s’est mué en harceleur, assaillant Marie de textos violents : « Il me reprochait de ne pas lui laisser assez de place, que ce soit au travail ou auprès de nos parties prenantes ou en affaires publiques. Il me faisait savoir que je n’étais pas compétente. Cela semble fou de l’extérieur, mais je l’avais mis sur un piédestal, il était devenu en quelque sorte mon boss. Il a su détecter le sentiment d’illégitimité que j’ai toujours eu dans l’entrepreneuriat malgré mes succès. J’étais sous emprise psychologique et j’ai peu à peu sombré jusqu’à la dépression, sans que personne ne s’en rende compte autour de nous », raconte l’entrepreneure.

La tactique de la narration stratégique

Un bon storytelling, et le tour est joué ? « La narration stratégique fait office de contre-feu. Cela a souvent fonctionné pour masquer l’instabilité financière d’une entreprise, ou le passé trouble d’un individu », lance Valérie Climent Questroy. Cela renvoie aussi au biais de disponibilité, ou le fait de se baser sur des informations directement disponibles en mémoire parce qu’on les a souvent entendues. Et puis, cela active le biais de confirmation : même si nous avons plein de données contradictoires à disposition, nous allons les rejeter pour valider notre croyance. C’est bien là la force du storytelling !

Un point qui fait écho avec l’histoire d’Oussama Ammar qui était – et demeure – un storyteller hors-pair. « S’il a autant marqué les esprits, c’est parce qu’il s’agissait du premier influenceur-entrepreneur français. Il a le don pour mettre en scène ses conseils à travers sa propre histoire, plutôt rocambolesque. Il s’est également créé un vocabulaire spécifique, avec des phrases choc, disruptives », explique Léa Lejeune. Un discours grandement inspiré de l’œuvre de Peter Thiel, le serial entrepreneur et auteur de Zero to one, qui n’était pas encore traduit et vulgarisé en France au moment où Oussama Ammar l’a exploité. Pas sûr que son discours aurait la même portée sur les entrepreneurs qui écument les livres de développement personnel aujourd’hui.

La réassurance sociale

De nombreuses expériences en psychologie sociale démontrent que l’on a tendance à se fier à l’opinion et aux actions des autres pour prendre des décisions. Ce phénomène de réassurance sociale a largement contribué à permettre ces arnaques à grande échelle. « Les manipulateurs vont s’entourer de personnes influentes, et c’est l’effet boule de neige », lance la psychologue clinicienne. C’est ce que l’on appelle le mécanisme de preuve sociale. On l’a bien vu à l’œuvre avec Anna Delvey. Inconnue au bataillon, elle a réussi à se faire introduire dans le tout New York en s’inventant un passé de riche héritière. Ses connexions avec des personnes haut placées lui ont permis de se faire accepter aisément. Sans compter le phénomène de contagion émotionnelle, qui nous pousse à suivre une personne très enthousiaste.

Ce mécanisme est également lié à la théorie de l’identité sociale. « Nous avons tous besoin d’appartenir à des groupes, et ceux dont l’identité sociale est positive, successful, nous donnent envie d’en être. C’est une manière de s’attribuer une partie du succès », poursuit la psychologue clinicienne. Dans le cas de The Family, le vocabulaire employé pour parler de l’incubateur lors de ses grandes années est très significatif. « Il s’agissait d’un véritable ‘temple’, avec ses ‘rituels’. C’était l’endroit où tout se passait », décrit Léa Lejeune.

Dans le cas de Marie, le réseau social constitué par son associé a beaucoup pesé dans la balance. « Tout le monde l’appréciait et beaucoup de gens ont eu du mal à me croire quand j’ai raconté ce qui m’est arrivé, notamment car il n’y avait pas de témoins de nos échanges. Encore aujourd’hui, alors que la procédure juridique est terminée et que nous ne sommes plus en contact, je vis dans la peur car je sais qu’il peut me dénigrer auprès de personnes importantes. Il l’a d’ailleurs fait par le passé, en me faisant passer pour une femme très autoritaire », nous confie l’entrepreneure.

Peut-on se prémunir individuellement et collectivement d’un leader gourou ?

Ce que l’on peut retenir de toutes ces affaires, c’est que ces techniques de manipulation sont de différentes natures et peuvent être cumulatives. Surtout, personne n’est à l’abri d’un manipulateur, peu importe son niveau d’éducation, car il s’agit de mécanismes inconscients. Quant à la bonne attitude à adopter face à un leader gourou ? Malheureusement, il n’existe pas de recette magique. « Sur le plan individuel, il est difficile d’avoir une conversation d’adulte à adulte car ces personnes nient tout en bloc et vous retournent le cerveau. C’est dangereux car l’on peut finir par douter de soi-même et de ses propres perceptions. Souvent, la seule solution, c’est de partir, de rompre brutalement », analyse Valérie Climent Questroy.

Dans le cas The Family, le charme a été rompu lorsqu’un nombre trop important d’investisseurs n’ont pas retrouvé leur mise, et que les cofondateurs et des personnalités de renom ont tourné le dos à Oussama Ammar. Certains ont d’ailleurs accepté de témoigner dans le podcast de la journaliste pour éviter qu’une telle histoire se reproduise dans l’écosystème. Ce que l’Histoire retiendra ? « Les personnes qui lui ont fait confiance n’ont pas fait de ‘due diligence’ (les vérifications nécessaires sur les comptes de la société et données financières). Oussama Ammar excelle dans l’art de convaincre, mais il n’aurait pas fallu lui confier la responsabilité de montages financiers complexes », affirme la journaliste.

Aujourd’hui, l’entrepreneur franco-libanais n’a plus la même emprise sur les dirigeants et investisseurs de la tech française. Mais c’est différent chez un public plus jeune, encore fasciné par sa narration autour de la figure du self made-man capable de brasser des millions en partant de zéro. Et puis, Outre-Atlantique, nous avons la démonstration que même des investisseurs peuvent continuer à se laisser séduire par un leader qui transporte pourtant des casseroles : Adam Neumann, le fondateur controversé de WeWork, a récemment levé 350 millions de dollars pour une nouvelle aventure entrepreneuriale !


(1) Le prénom a été modifié.
Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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