Coke, 3-MMC, cachets : ils sont tombés dans l’addiction à cause de leur travail

24 janv. 2023

9min

Coke, 3-MMC, cachets : ils sont tombés dans l’addiction à cause de leur travail
auteur.e
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

Que ce soit pour rester tonique au bureau, doper leur concentration ou décompresser après une journée de travail, certains salariés recourent aux substances psychoactives. Une fois, deux fois, trois fois… Jusqu’à ne plus pouvoir s’en passer. Et parfois voir l’équilibre de leur vie chavirer.

« Tenir le coup », par tous les moyens. Face à des exigences professionnelles auxquelles ils se sentent incapables de répondre, il arrive que des employés cèdent aux sirènes de la drogue. En poudre, gélules ou « parachutes », ces faux bons amis font miroiter le boost de performance. La parenthèse relaxante, l’éclair d’exultation. Mais passé les premières prises, l’efficacité du palliatif s’essouffle. Il faut alors consommer plus, et plus souvent. Sans crier gare surgit la brûlure du manque, flanquée d’un carrousel d’effets secondaires ravageurs. À peine quelques mois se sont-ils écoulés depuis la « première fois », qu’ils ont basculé dans l’addiction. Un piège dont quatre victimes ont accepté de nous raconter l’épreuve, entre culpabilité, résignation et lueurs d’espoir.

« Mon addiction aux anxiolytiques a failli ruiner ma vie pro »

Ruben, informaticien, 35 ans

Avec les drogues, on se dit toujours qu’on en restera là, qu’on saura cadrer. Sauf que non. J’ai été initié aux stupéfiants au contact du milieu techno, vers 26 ans. Essentiellement de la coke et de la 3-MMC (une drogue de synthèse à la frontière entre cocaïne et amphétamine, ndlr). À la même période, j’ai commencé à mélanger drogues et travail pour calmer ma nature anxieuse en prenant de la codéine sous forme de codoliprane - pour me relaxer en prévision de présentations orales, notamment - jusqu’à ce que la vente soit interdite sans ordonnance. Afin de compenser, j’ai basculé vers les anxiolytiques achetés en ligne, puis essayé le 2-FMA en espérant booster ma concentration au boulot. Je m’attendais à quelque chose de magique. Comme si une dose allait décupler mes capacités, faire de moi un « humain augmenté » - mais pas du tout. Cette amphétamine enrayait la fatigue, c’est tout. Alors je consommais en période de rush, pour tenir le choc des horaires extensives à répétition. Puis est arrivé le covid.

« Derrière ce que mes collègues percevaient comme une « fatigue passagère », se cachait un mal-être vertigineux et tabou… », Ruben, informaticien, 35 ans.

Pendant le confinement, j’ai commencé à prendre de la 3-MMC seul. Environ trois grammes par semaine, livrés par colis. La journée, je « tapais » pour me donner un coup de fouet lorsque la charge de travail explosait puis, vers 20h, il m’arrivait fréquemment d’en reprendre afin de relâcher la pression. Lire des articles, écouter de la musique… Des choses simples. Bémol majeur : cette drogue bloque le sommeil. Alors pour forcer l’assoupissement, il m’a fallu prendre de plus en plus d’anxiolytiques. Cachet, réunion, 3-MMC, réunion, 3-MMC, cachet… Cette quasi-routine a duré environ deux ans. Deux ans de fatigue chronique, de honte et de remords. Avec le sentiment d’avoir menti à mes proches. Mais aussi à ma hiérarchie, comme aux salariés qui étaient sous ma responsabilité. Derrière ce qu’ils percevaient comme une « fatigue passagère » de plus en plus fréquente se cachait un mal-être vertigineux et tabou qui a, bien sûr, impacté mon travail. J’étais si exténué qu’il m’arrivait de m’endormir brusquement pendant des heures en pleine journée de boulot. J’étais fréquemment malade, je ne m’investissais plus dans mes tâches. Sous l’effet de la drogue, il m’arrivait même d’avoir du mal à m’exprimer lors des réunions - un comble, pour un consommateur qui s’était enfoncé dans le gouffre pour, à l’origine, être plus à l’aise oralement.

D’évidence, il me fallait arrêter. Mais j’ai continué, continué - jusqu’au déclic. Rien de métaphysique, juste une prise de conscience : j’avais la trentaine passée, et je ne faisais rien de productif de mon temps libre. Le sentiment d’un immense gâchis s’est emparé de moi. Toutes ces heures perdues que je ne pourrai jamais retrouver… Côté travail, même sentiment d’échec. Au fond, ma consommation m’a-t-elle vraiment aidé à être plus performant ? Non, absolument pas. Vu les quantités de produits auxquels je touchais, je tiens même pour miraculeux qu’il n’y ai jamais eu de retombées graves sur le plan professionnel. Conscient de cette chance, je me suis dis que dorénavant je ferai « quelque chose » de ma vie. Pour m’en donner les moyens, j’ai consulté un addictologue afin de tout arrêter. Les anxiolytiques, surtout. Il faut composer avec l’âpreté du sevrage, les produits de substitution… C’est un chemin semé d’embûches, mais que je suis résolu à suivre.

« On m’a tendu une ligne de cocaïne, je n’ai pas su dire non »

Estéban, ingénieur son, 30 ans

L’histoire remonte à une dizaine d’années. J’étais le petit nouveau d’une équipe de studio, et comme de coutume, l’ambiance était bon enfant ce soir-là. Et qu’on sortait les olives, et qu’on ramenait des packs de bières. Puis - surprise ! -, vers minuit un collaborateur a déversé de la poudre sur une pochette de vinyle. J’étais sidéré. Mais autour de moi, personne ne s’est formalisé. Alors je me suis mis au diapason, j’ai joué la carte du détendu. Chacun y allait de sa pointe et lorsque j’ai réalisé que ça allait bientôt être « mon tour », ça a été panique à bord. Je n’avais jamais touché aux drogues dures, et comptais bien en rester là. Râpé ! Avant que je puisse dire quoi que ce soit, me voilà avec le vinyle dans les mains et quatre paires d’yeux braquées sur moi. L’air de se demander ce que j’allais faire. J’ai pris peur. Peur de passer pour un bleu, peur de perdre la face. Je crois même que j’ai un peu rougi, sur le coup. La honte. Alors sans trop savoir ce que je faisais, j’ai pris une paille puis en ai sniffé. Un peu. Surtout histoire de prouver que « j’en étais ». Le geste a été accueilli par des rires. Il y avait une dimension très sociale à la prise, un peu comme fumer une clope au balcon en soirée. On fait partie du club, quoi. Effet de la drogue ou non, je me suis senti galvanisé - fier de moi, presque. Comme si j’avais pris de l’âge tout à coup. À partir de là, j’ai consommé régulièrement en soirée, et parfois au boulot où il était de bon ton d’en proposer pour « donner des couleurs » aux nuits de boulot. Plus qu’à la substance en elle-même, c’est au rôle que j’incarnais sous drogue que je suis devenu accro. Celui du gars affable, à l’écoute, bon délire. Plus je m’abîmais dans la coke, plus je craignais de perdre ce « flow ». De ne plus incarner ce « type-là ». Clean dans un contexte social décontracté, je me sentais terne. Comme s’il me manquait quelque chose pour être la meilleure version de moi-même. Étant plutôt introverti, j’ai vite perçu la cocaïne comme un sésame vers la popularité. Quelque chose qui me permettrait d’avoir la cote, dans le privé comme dans le professionnel.

« Sous flash de cocaïne, l’ego qui triple de volume, la sensation de toute-puissance, les projets à la pelle… », Estéban, ingénieur son, 30 ans.

J’étais lancé sur une pente dangereuse, que je « glamourisais » bêtement. À mes yeux, prendre de la cocaïne était cool attitude. Une belle preuve d’immaturité. Heureusement, il m’a fallu déménager pour des raisons familiales vers un autre environnement, beaucoup moins tolérant envers la défonce. Et avec une offre réduite. À partir de là, j’ai décroché - et il ne m’aura pas fallu plus d’une poignée de mois pour réaliser que nul n’avait besoin de cocaïne pour « être dans le coup ». Ça sonne plan-plan comme formule, mais voilà l’important : apprendre à s’aimer soi. Car aucune substance ne pourra remplacer cet amour-ci. Sous flash de cocaïne, l’ego qui triple de volume, la sensation de toute-puissance, les projets à la pelle… Du vent, rien que du vent. Si je suis parvenu à creuser mon sillon professionnel sans psychotrope, c’est bien la preuve que j’avais « ça » en moi, tout simplement. Même s’il m’a fallu l’apprendre par le sevrage, à la dure. Quant à savoir quelle tournure ma vie aurait prise si je n’avais pas dû tourner le dos à la poudre… Disons juste que je parierai gros, très gros, que je n’en serai pas là où j’en suis aujourd’hui. Alors, sans regrets !

« Rongé par l’anxiété, fumer est devenu mon seul moment de répit »

Éole, 25 ans, journaliste indépendant

C’était la fumette, ou le pétage de plomb. Il y quelques mois, j’ai rejoint une prestigieuse rédaction pour mon stage de fin d’études. N’ayant pas intégré les grandes écoles de journalisme, cette opportunité m’apparaissait comme cruciale pour négocier le virage de l’insertion pro. Je me suis dit : « Jackpot ! » Avant de déchanter. On m’a d’emblée jeté dans le grand bain. Deux, trois, jusqu’à quatre articles par jour sur lesquels mon supérieur ne faisait aucun retour. Alors j’imaginais que mes papiers étaient médiocres, que mon aventure dans la presse s’arrêterait avant même d’avoir commencé si je ne m’améliorais pas. C’est devenu obsessionnel. Comme une angoisse branchée 24h/24h, 7j/7j. Je parlais boulot, mangeais boulot, rêvais boulot. Un enfer pour moi - et la copine avec qui je vivais. Ni nos sorties ciné, ni nos bon plans restos ne faisaient diversion. Pour avoir un break, elle m’a un jour proposé de partager son « joint du soir ». J’ai refusé. Puis l’idée a fait son chemin, jusqu’à apparaître comme la seule issue de secours. De fait, ça a fonctionné. Sous l’emprise de l’herbe, je passais enfin en off.

« J’empilais les journées de stoner digne des teen comedy US - sauf que là, personne ne riait », Éole, 25 ans, journaliste indépendant.

J’ai commencé à acheter, rouler et consommer fréquemment. Au bout de quelques semaines, m’allumer un joint était devenu mon premier réflexe, une fois rentré chez moi. Mon stage s’est terminé sur une note positive, mais sans proposition d’emploi. Alors j’ai persisté en me lançant en indépendant. Problème : à l’angoisse du travail mal fait s’est superposée une peur bleue de la précarité. Face aux montées de stress, la réponse était toujours la même. Joint, joint, joint. J’empilais les journées de stoner digne des teen comedy US - sauf que là, personne ne riait. Les effets secondaires sont tombés en déluge. Confusion, troubles de la mémoire immédiate et… anxiété. Le remède était devenu poison. Inquiète, ma partenaire m’a incité à lever le pied sur la marijuana en passant conjointement au CBD. On en a carrément fait notre top résolution 2023. Pour l’instant, ça marche ! Et avec le recul, je réalise à quel point mon anxiété professionnelle avait envahi tous les aspects de mon quotidien. De manière insidieuse, disproportionnée - et jusqu’à menacer ma santé. On ne m’y reprendra plus. Le maître mot, désormais ? Relativiser. Sans herbe, de préférence.

« Tombé dans la spirale de la cocaïne en restauration, j’ai failli tout plaquer pour dealer »

Solal, en recherche d’emploi, 28 ans

L’erreur bête. Il y a deux ans, j’avais organisé une soirée chez moi qui s’est terminée aux aurores, alors que je commençais à travailler en boulangerie deux heures plus tard. Il me restait un fond de cocaïne dans les poches que j’avais embarqué avec moi, au cas où. Sans surprise, le coup de barre a frappé dès la fin de matinée. Les cafés n’y changeaient rien. J’avais une pensée obsédante : aller sniffer aux toilettes. Mais j’étais dans une boutique familiale qui m’avait employé à titre presque amical. Je me disais que ça n’aurait pas été correct, que ce serait trahir leur confiance. Puis j’ai craqué. Je suis allé prendre une trace en cachette, noyé dans la honte. Ensuite… La honte s’est estompée. Au point que mes prises au travail, à mesure qu’elles grimpaient en fréquence, se sont banalisées. Les « coups de mou » me servaient de prétexte pour consommer. C’était devenu un geste ordinaire.

« On entendait le patron lui-même blaguer sur le retard de son dealer », Solal, en recherche d’emploi, 28 ans

Quelques mois ont passé, avant que je change d’emploi pour assurer le service dans un bar où le rapport à la drogue était totalement décomplexé. Pendant les horaires de pointe, il n’était pas rare de se proposer de la cocaïne entre collègues. On entendait le patron lui-même blaguer sur le retard de son dealer. En un claquement de doigt, ma vie s’était transformée en rush permanent. La course au service, les soirées entre serveurs, une fois les rideaux du bar fermés. Le monde de la teuf, l’alcool, les rencontres… Tout filait à cent à l’heure. Mes amis martelaient que le rythme n’était pas tenable, que j’allais en crever. Moi, je minimisais. Après tout, la coke était monnaie courante en restauration, non ? Pas de quoi en faire un drame. Bref. J’ai soutenu la cadence pendant un an dans la bonne humeur, jusqu’à ce que les choses tournent au vinaigre. Notamment côté boulot. Histoires d’amour contrariés entre collègues, boss irascible, contentieux sur les paiements… C’était trop.

Alors j’ai voulu claquer la porte. Et l’une de mes premières pensées a été d’envisager de dealer. J’imaginais de l’argent facile, et une sorte de proximité rassurante avec le venin qui rythmait mes jours et mes nuits. À l’époque, j’étais dans un monde parallèle. Je ne réalisais pas à quel point suivre cette pulsion, c’était courir à la catastrophe. C’est une collègue qui m’a remis les idées en place. Après lui avoir exposé mon projet de « reconversion », elle m’a démontré par “A plus B” à quel point nos habitudes n’avaient plus rien de festives, ni de joyeuses. On s’était « zombifiés » en s’entraînant les uns les autres dans le « tourbillon », selon ses termes. La claque. Cette situation était malsaine - ça crevait les yeux, évidemment… Alors j’ai pris mes jambes à mon cou en donnant ma démission, une poignée de semaines plus tard, sans regarder en arrière. Avant de me relancer dans la recherche d’un travail, je me suis mis au vert et vise actuellement un Dry January sans poudre. J’ai supprimé les 06 de dealers sur mon téléphone. Je retrouve mes copains, ma famille. J’essaie de reconnecter avec l’essentiel, le vrai de vrai. En espérant y puiser la force de ne pas rechuter.

Article édité par Gabrielle Predko, photo par Thomas Decamps.

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