Reconversion, rupture, démission... Et si la crise de la trentaine était une chance ?

17 nov. 2022

6min

Reconversion, rupture, démission... Et si la crise de la trentaine était une chance ?
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Vous avez passé le cap des trente ans et vous avez envie de tout plaquer ? Travail, vie de famille, sphère amicale… Aussi difficile soit ce moment de remise en question, selon les spécialistes, la crise de la trentaine est pourtant une étape importante que l’on doit apprendre à accueillir pour donner une nouvelle impulsion à nos existences.

Séparation, reprise d’études, changement d’employeur, déménagement… À peine ont-ils entamé leur trentaine qu’ils décident de changer de vie avec une seule intention : éviter à tout prix de cocher les cases que la société attend des personnes de leur âge. Léonore (1), trente ans en juin, est de ceux-là. Tout juste séparée de son compagnon, elle réfléchit depuis quelques mois à changer de métier. « Je n’arrête pas de me remettre en question et j’ai l’impression de ne pas arriver à franchir les étapes censées structurer ma vie d’adulte, explique-t-elle. Peut-être que quelque chose cloche chez moi, mais d’un autre côté, quand je regarde celles et ceux qui avancent ou construisent, je me dis que ce n’est pas non plus ce dont j’ai réellement envie. » Submergée par des angoisses anesthésiantes parce qu’improductives, la jeune femme admet qu’elle est plus que jamais tiraillée entre l’exaltation de pouvoir se réinventer chaque jour et l’angoisse de passer à côté de sa vie, en ratant les moments les plus importants.

La situation de Sophie (1), trente ans en septembre, est assez similaire. Après une expérience malheureuse de journaliste au sein d’une grande rédaction parisienne, la jeune femme qui a fait le choix de rester célibataire pour se consacrer à son travail, s’est mise en quête de nouvelles opportunités professionnelles. « Je pensais vraiment que ce métier suffirait à me rendre heureuse. Seulement, ça n’a pas été le cas. J’ai souffert pendant plusieurs années en pensant que ça passerait, puis comme je voyais que ce que je faisais n’était plus du tout en phase avec qui j’étais, j’ai finalement décidé de claquer la porte », explique-t-elle. Incapable de se projeter au-delà de quelques semaines, elle a décidé d’accepter cette période de flottement qu’elle vit désormais comme un acte de rébellion contre les diktats d’une voie toute tracée, dont elle aurait en quelque sorte perdu le contrôle.

La crise de la trentaine, un phénomène en pleine expansion

Deux siècles plus tôt, à l’époque de Balzac, les hommes et les femmes de trente ans avaient leur vie derrière eux. Ils étaient mariés, avaient eu plusieurs enfants. L’homme s’était abîmé le corps au travail et la femme, en épaulant son mari et en s’occupant du foyer. Au mieux, ils vivraient quinze ans de plus. Les passions sans lendemain, l’épanouissement personnel dans le travail et la perspective de pouvoir faire table rase du passé pour entamer une nouvelle vie n’étaient pas envisageables. Aujourd’hui, la rupture est totale. L’espérance de vie a plus que doublé, l’âge moyen du mariage s’établit désormais à 36,6 ans pour les femmes et à 39 ans pour les hommes. Même chose pour la maternité : depuis 2019, la naissance du premier enfant se fait autour de 29 ans, contre 27, dix ans plus tôt. Selon Claire Marin, philosophe et autrice de l’ouvrage Être à sa place (Éd de l’Observatoire, 2022), « les parcours de passage à l’âge adulte sont déstantardisés et désynchronisés : on peut partir de chez ses parents puis revenir après une séparation ou parce qu’on reprend des études, vivre en colocation alors qu’on a un emploi fixe… » Résultat, les trajectoires d’Éléonore et de Sophie, qui s’affranchissent du schéma études, CDI, achat d’appartement, mariage, enfants…, sont presque devenues ordinaires. Pour illustrer l’ampleur du phénomène, environ un tiers des jeunes diplômés des grandes écoles de commerces et d’ingénierie se réorientent vers une autre voie professionnelle quelques années après l’obtention de leur diplôme et 20% des étudiants en médecine arrêtent leur cursus avant la fin de leurs (très longues) études.

Si la crise de la trentaine revêt évidemment plusieurs formes selon les personnes, parmi les symptômes les plus courants, on retrouve : la peur de ne pas avoir les épaules pour assumer ses responsabilités, l’impression que l’entrée dans la vie adulte n’est qu’une suite de désillusions et un sentiment d’incapacité à trouver la place que l’on souhaite occuper dans la société. Cette dernière diffère pourtant de la crise de la quarantaine familiarisée par le psychanalyste canadien Elliott Jaques en 1965, qui se caractérise par un état de pessimisme contemplatif. « La crise de la quarantaine, c’est le moment où l’on regarde en arrière en exprimant des regrets. On a l’impression que nos meilleures années sont passées, qu’on les a gâchées et qu’il est trop tard. C’est là que certaines personnes vont vouloir acheter une voiture de sport ou tromper leur conjoint pour se sentir jeune à nouveau », explique Kasey Edwards, auteure de 30 something and over it. Une situation très différente donc, des perturbations qui surviennent à l’âge de trente ans, où tout est encore possible.

D’après une étude de la Harvard Business Review, il est assez simple de reconnaître un trentenaire en crise : après avoir trouvé un emploi, loué un appartement, s’être mis en couple, ce dernier qui joue à l’adulte “responsable” plus qu’il ne l’est réellement, n’arrive plus à contrôler son vertige jusqu’à avoir le sentiment d’être complètement pris au piège. Une forte remise en question intervient alors et il peut décider de quitter son partenaire, son job, voire son groupe d’amis… Dans un processus souvent douloureux, il opère ensuite un repli sur lui pour revoir ses plans de vie, ses intérêts, ses priorités, pour en sortir plus heureux, motivé et apaisé.

Aux origines de cette nouvelle crise existentielle

Mais pourquoi de nos jours, de plus en plus de jeunes adultes sont pris d’angoisses au passage de la trentaine ? « Contrairement à ce que l’on pourrait penser parfois, il ne s’agit pas d’une conséquence directe de la crise sanitaire ; ce n’est pas non plus un comportement que l’on pourrait expliquer par une peur croissante face au réchauffement climatique, ni à l’instabilité politique de ces dernières années, analyse Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, psychologue clinicien et expert du Lab. Les questionnements sur le sens de nos existences qui surviennent généralement à cet âge sont bien antérieurs à ces événements. Pour simplifier, je dirais que comme l’être humain est désormais le seul décisionnaire du chemin qu’il prend, il a de plus en plus de mal à faire des choix et à les assumer. »

Autre hypothèse partagée par Léonore : « Depuis l’explosion des réseaux sociaux professionnels et des applications de rencontre amoureuse, les possibilités sont presque devenues infinies. Alors, on repousse toujours plus nos prises de décisions et on tâtonne. » En effet, qui n’a jamais rencontré un trentenaire qui passait des heures à consulter des offres d’emploi sur différents jobboards alors qu’il était pourtant bien installé dans son poste ? Idem pour les personnes qui swipent un peu mécaniquement sur des applications de rencontre alors qu’ils sont heureux dans un couple exclusif. Pour notre expert, le fait de pouvoir se projeter dans de multiples scénarios de vie a un impact considérable sur les choix de vie que font cette nouvelle génération de jeunes adultes. « Malheureusement, comme les possibilités ne cessent de croître, ce phénomène risque de s’amplifier dans les années à venir, à tel point que la vie pourrait bientôt ressembler à une succession de crises », analyse-t-il. Cette observation confirme la théorie de l’accélération décrite par Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, qui veut que l’homme moderne, en quête d’éternité, entend jouir autant d’expériences que possible, le quantitatif l’emportant même parfois sur le qualitatif.

À moins - dernière suggestion - qu’il ne s’agisse d’un effet de génération ? Selon Florent, trente-trois ans et actuellement en reconversion dans le secteur immobilier après avoir travaillé dix ans comme consultant informatique, la difficulté de cette nouvelle génération de trentenaires résiderait dans le fait qu’elle soit « coincée entre celle de ses parents qui n’a jamais remis en question la nécessité de suivre dans l’ordre les étapes de la vie et celle des plus jeunes qui refuse d’entrée de jeu tous les codes posés par leurs aînés ». Un entre-deux qui intensifierait les tiraillements intérieurs.

Accepter ce soubresaut intérieur pour avancer plus sereinement dans la vie

Attention toutefois, si la crise de la trentaine peut, selon la forme qu’elle prend, ressembler à une dépression, elle ne doit pas être vécue comme telle. « La remise en question a beau être douloureuse, il faut garder en tête que c’est avant tout une phase de construction positive et de découverte de soi importante pour la suite de l’existence, explique Amélie Ozier, créatrice d’Avoir 30 ans, le podcast qui raconte les différents parcours de vie des femmes de trente ans. Il faut donc accepter de passer par cette phase et de prendre le temps de l’accueillir. » En effet, toujours d’après l’étude de la Harvard Business Review, ce moment particulier permettrait d’apprendre à maîtriser ses émotions, afin de mieux gérer le lot de stress que continue d’apporter la vie professionnelle pendant la trentaine et la quarantaine (le stress diminuant à partir de la cinquantaine, ndlr).

Ce n’est donc peut-être pas un hasard si Sophie ne regrette pas d’avoir plongé. « Bien sûr, ce n’est pas du tout confortable d’avoir autant de doutes. J’aimerais vraiment savoir où j’ai envie d’aller. Pourtant, ce dont je suis le plus fière aujourd’hui, c’est d’avoir démissionné et de m’être lancée dans une psychothérapie pour pallier le manque de sens dans ma vie », explique-t-elle. Même constat chez Florent, soulagé de pouvoir tout remettre à plat et questionner ses choix avant d’avoir eu des enfants : « Peut-être qu’en me posant les bonnes questions aujourd’hui, j’éviterai la crise de la quarantaine et les ruptures qui peuvent survenir à ce moment-là. » Pour se sentir plus léger, Amélie Ozier conseille d’en parler autour de soi. « Ainsi, on se rend compte que les questionnements touchent à peu près tout le monde. C’est vrai qu’on n’est pas plus avancé, mais déjà on est moins seul et c’est un bon début », ajoute-t-elle.

Finalement, ce qui est le plus difficile lorsqu’on passe le cap de la trentaine est que chacun se voit contraint d’accepter que le bonheur tel que nos proches nous l’ont vendu pendant notre enfance n’existe pas. Tout est bien plus complexe. Sans compter que nous vivons désormais trop longtemps pour demeurer dans un état de contentement “moyen” pendant des années, comme le suggérait un éditorial du Time de 2005 à propos de la crise de la quarantaine. Un constat que les nouveaux trentenaires doivent intégrer pour mieux traverser cette étape.

Le prénom a été changé pour préserver l’anonymat des témoins

Article édité par Aurélie Cerffond et Gabrielle Predko. Photo de Thomas Decamps.

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