Coworking 100% féminins : au-delà des critiques, la puissance du collectif

08 mars 2022

9min

Coworking 100% féminins : au-delà des critiques, la puissance du collectif
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

En 2020, le plus célèbre et puissant des espaces de coworking 100% féminin, The Wing, plongeait dans la tourmente après plusieurs scandales accusant notamment son management de harcèlement et racisme ordinaire. Aujourd’hui dans une nouvelle phase d’expansion, mais plus seulement réservé aux femmes, son ascension et sa brutale controverse de l’époque continuent de jeter une ombre sur les espaces de travail au féminin… Mais faut-il pour autant abandonner ces lieux protecteurs qui voulaient et pouvaient - enfin - redonner le pouvoir aux travailleuses ? Certainement pas. Retour sur une histoire qui mêle féminisme, pouvoir, et monde du travail.

Imaginez un instant : fouler un parquet de bois blond au cœur d’un espace lumineux, aux murs recouverts de bibliothèques dont les livres sont classés par déclinaison de couleurs - toutes pastels ou presque. Pour parfaire l’ensemble, des plantes luxuriantes et des sièges et sofas aussi design qu’adaptés à votre morphologie. Nous ne sommes pas dans l’appartement d’une influenceuse Instagram, ni même dans l’atelier du dernier archi en vogue, mais bien dans un espace de travail partagé, celui de The Wing à New York, le premier du nom et certainement le plus cool des espaces de coworking 100% féminins au monde. Ici, une crèche garde votre kid pendant que vous écoutez Hillary Clinton ou Jennifer Lawrence vous donner quelques tips sur l’empowerment au féminin. Et entre deux réunions dans l’une des salles baptisées au nom de rôles modèles influentes (toutes des femmes, évidemment), vous vous adonnez à des cours de reiki, yoga ou self défense. Bref, le leitmotiv de The Wing - “L’Aile” - est clair : vous prendre sous la sienne et vous encourager à ouvrir les vôtres.

Pauline Roussel, spécialiste des coworking, se souvient encore de l’ouverture en grande pompe du premier The Wing, à l’automne 2016, dans le trendy Flatiron District. À l’époque, celle qui débute le travail sur son livre Around The World In 250 Coworking Spaces, tente d’entrer en contact avec les deux fondatrices, Audrey Gelman et Lauren Kassan, pour visiter ce qui apparaît alors comme la pépite des espaces réservés aux femmes. Peine perdue : « Avec Dimitar (son compagnon, ndlr) nous étions à New York en novembre 2017, nous avons donc tout de suite envoyé un email pour demander à visiter. Mais The Wing était déjà une machine super léchée, c’était très difficile d’accéder aux fondatrices… Finalement, on ne les a pas rencontrées, mais j’ai gardé un très fort intérêt pour leur histoire. »

Il faut dire que The Wing, à une époque où les coworking féminins se développent à peine - le premier, In Good Company, est créé en 2008 à New York - fait figure de mythe vivant. En plus d’être le lieu identifié comme “parfait” pour les femmes actives (élégant, sécurisant, riche en networking et conférences hyper quali), il est soutenu par plusieurs investisseurs et multiplie les levées de fonds. « À ce moment-là, le marché était en pleine croissance mais il n’y avait encore que WeWork pour recevoir de tels investissements », rappelle Pauline Roussel. Mais le conte de fées, qui se développe jusqu’à compter onze espaces, dont un en dehors des États-unis à Londres, tombe brutalement de son nuage : en juin 2020, en pleine crise Covid, sa fondatrice et CEO Audrey Gelman démissionne, suite à plusieurs scandales imputés au management de The Wing. S’en suivent des grèves des employé·e·s, demandant des changements de plus grande ampleur. Et une hallali chez les détracteurs de longue date : The Wing serait la preuve de l’échec des espaces 100% féminins, il serait temps d’y renoncer !

Sous le feux des critiques

Depuis sa création, The Wing essuyait en fait de nombreuses critiques. À commencer - évidemment - par son concept même d’espace réservé, jugé communautaire et discriminatoire. En 2018, les responsables décident de couper court en ouvrant « à tous les genres », après avoir déjà élargi aux personnes non-binaires. L’une des premières critiques fût également celle des prix appliqués pour les membres, jugés trop élevés, rendant le doux rêve pastel inaccessible pour beaucoup de travailleuses. Une sélection à l’entrée qui favoriserait l’entre-soi d’une élite blanche, alors même que ce sont les femmes racisées, souvent aux plus bas salaires, qui auraient davantage besoin d’accompagnement.

Découlant de cet entre-soi, The Wing dû également répondre aux accusations portées quant au fait de prôner un féminisme corporate “à la Sheryl Sandberg. À force de vouloir tirer vers le haut, à coût d’empowerment, les femmes qui sont déjà sur les marches les plus élevées de l’échelle, on responsabiliserait beaucoup trop ces dernières sur leur réussite - qui doit advenir coûte que coûte puisque la COO de Facebook l’a fait et en a même publié un best-seller ! - au lieu de questionner la société toute entière sur un système patriarcal défaillant.

Se présentant au fil des années comme une entreprise “féministe” - des bus étaient par exemple affrétés pour participer à des marches pour les droits des femmes -, nombreux sont aussi celles/ceux qui ont fustigé un simple pink-washing. The Wing ne serait qu’un géant des espaces de coworking comme les autres, jouissant du grand jeu du capitalisme et surfant simplement sur les codes ultra-populaires du féminisme pour engranger de l’argent. Start-up appuyée sur du venture capital, le mastodonte WeWork entre d’ailleurs à son capital dès la fin 2017, faisant grincer quelques dents au passage.

Mais ce sont bien les histoires intestinales de The Wing qui ont précipité sa chute en 2020. Depuis quelques mois, les employé·es - femmes et hommes d’entretien, réceptionnistes, etc. - dénonçaient leurs conditions de travail, des salaires trop bas et des heures supplémentaires non rémunérées… Pire, le management comme les membres sont pointés du doigt pour le racisme ordinaire qu’elles (puisque les femmes y restent plus que majoritaires) perpétuent dans les locaux, pourtant si colorés.

La mort d’un rêve au féminin ?

Au commencement des coworkings 100% féminins, était pourtant une envie pieuse : celle de créer des espaces de travail qui rendraient le pouvoir aux femmes. Depuis le premier en 2008, ils sont une centaine - souvent de petits espaces indépendants, bien loin des pluies d’argent capitalistes ! - à s’être développés, aux Etats-unis puis en Europe. Et les avantages qu’ils apportent sont nombreux. En premier lieu, et aussi futile que cela puisse paraître, il y a l’écrin. Les bureaux féminins ont pour eux non seulement la beauté - créant un environnement plaisant et sécurisant pour travailler sereinement - mais surtout tous les aménagements les plus utiles pour une femme et notoirement absents des bureaux dits “classiques”. A commencer par des sièges et bureaux adaptés à la taille et à la morphologie féminine. Chez The wing par exemple, la décoratrice d’intérieur Alda Ly expliquait privilégier des assises avec un dossier, « qui mettent les femmes plus à l’aise parce que personne ne peut les approcher par derrière ». Le traitement réservé aux sanitaires est également particulièrement parlant : pictogrammes plus inclusifs sur les portes, mise à disposition de protections hygiéniques et de produits de beauté ou encore présence de patères pour accrocher vêtements et sac à main.
La disposition spatiale, elle-aussi, est pensée différemment, avec nécessairement une salle d’allaitement (une vraie !) et une salle de pause pour s’isoler et passer ses coups de fil perso. Plus original encore, certaines structures se dotent même d’un salon de beauté et de bien-être comme AllBright à Londres, d’un “bar à collants” en cas d’accidents de filage entre deux réus, ou encore d’une emergency room pour garder son enfanten cas de problème de garde, comme celle de Wonder à Berlin.

Sans le regard des hommes, les travailleuses se sentent souvent plus en sécurité et libres d’être elles-mêmes. C’est ce qu’a pu constater Lucile Quillet, journaliste féministe et membre de collectifs non-mixtes. Sans aller jusqu’aux problématiques de harcèlement sexuel, ou même de remarques sexistes, ce sont les regards, attitudes et commentaires souvent jugés comme anodins, que veulent fuir les travailleuses. « Quand on ne se retrouve qu’entre femmes, il y a un espace de bienveillance qui se crée, on a moins peur du jugement » détaille Lucile Quillet. « On sait qu’on ne va pas rencontrer de mansplaining ou de maninterrupting ! Quelque part, c’est comme sortir du “théâtre” classique qui existe dans les entreprises, où il ne faut pas douter, bomber le torse et ne pas montrer de vulnérabilité, encore plus quand on est une femme qui veut prouver qu’elle n’a pas moins confiance en elle qu’un homme… Ça permet de s’extraire de cette charge mentale vis-à-vis d’une forme de sexisme encore existante. »

Entre elles, les femmes s’autorisent également ce que les hommes prenaient jusqu’ici pour leur chasse gardée : networker et développer leur business ! À lire les témoignages des membres de The Wing, qui évoquent des collaborations et des levées de fonds fructueuses entre les murs pastels, on comprend l’émulation… Un argumentaire fort, à l’origine de la création de Mona en 2017, un espace de coworking éphémère imaginé par les fondatrices de My Little Paris, Fany et Amandine Péchiodat, ainsi que Céline Orjubin et Anne-Flore Chapellier. Leur but ? « Pousser les femmes à entreprendre. Convaincre celles qui ont un projet dans un tiroir de se lancer », confiait notamment Fany en préambule de l’inauguration du lieu, « Et les aider ainsi à briser le fameux plafond de verre ». « Nous avions envie de transmettre, de parler des difficultés qu’on avait rencontrées », ajoute celle qui ne cachait alors pas son inspiration auprès de deux modèles anglo-saxons : The Trouble Club et… The Wing.

Enfin, et évidemment non des moindres, les only women offrent à leur communauté ce dont elles ont réellement besoin en termes de programmation et de mentoring. Même si tous ne peuvent pas s’offrir les conseils d’Alexandria Ocasio-Cortez comme The Wing, ces espaces adressent à leur public qu’ils connaissent par cœur - le plus souvent des freelances ou jeunes cheffes d’entreprises - les coachings et conseils les plus adaptés.

« Grâce à tout ça, la puissance du collectif se met en œuvre », assure Lucile Quillet, qui vient de co-publier une Tribune sur les 10 propositions à mettre en place pour un monde du travail plus égalitaire. « On peut vaincre le manque de confiance en soi, on se sent plus forte pour demander un salaire ou des tarifs plus élevés : c’est un cercle très vertueux, qui consiste à s’appliquer à soi ce que tu conseilles aux autres. »

Pas le monde des bisounours

Pourtant, quand on rappelle à Lucile Quillet les nombreuses critiques qui ont criblé The Wing - et qui continuent de fragiliser les espaces féminins -, la journaliste ne cherche pas à les défendre coûte que coûte. « Ce n’est pas parce qu’ils sont une expérience positive pour les femmes qu’il faut les idéaliser comme “le paradis du travail” ! Ce n’est pas les bisounours non plus ! » Contre les accusations de harcèlement, de mauvais paiements ou de possible racisme ordinaire, Lucile Quillet renverse l’équation : « On bute souvent là-dessus je trouve. Sur le fait que parce qu’un espace est “féminin”, il est nécessairement sans problème, parfait. Mais en fait, on ne sort pas des travers du monde actuel par le simple fait d’être une femme ! Ce serait même sexiste de penser ainsi… Le problème, c’est quand on utilise la sororité et le féminisme comme argument marketing, sans aucune cohérence. »

« Les femmes sont arrivées dans un monde du travail qui n’était pas mixte, donc il ne faut pas leur reprocher de créer des espaces dans lesquels elles peuvent grandir » - Lucile Quillet, journaliste féministe

Ce constat, une autre journaliste l’a particulièrement étudié au cours de ses récentes enquêtes, sur des entreprises 100% féminines cette fois-ci. Dans ses articles publiés sur Télérama et Arrêts sur images, Louie Media et Les Glorieuses, deux fers de lance du féminisme français, sont lourdement accusés d’avoir perpétré un management tyrannique. « Avec mes enquêtes, je me suis rendue compte que malgré toutes les bonnes intentions du monde, les environnements 100% féminins restent des espaces de travail très, très durs… », relate Christelle Murhula au bout du téléphone. « Il y a une vraie différence entre le discours global et ce qui se passe à l’intérieur. Pourquoi ? Parce qu’avant d’être des espaces féminins, ce sont des espaces de travail ! On y retrouve des patrons, des salariés, des rapports de force… L’illusion a été de croire qu’on pouvait s’exclure de tous ces travers du monde du travail classique, simplement en créant un lieu composé exclusivement de femmes… »

Oui mais voilà, et Christelle Murhula le sait bien : on juge toujours plus les organisations et rassemblements de femmes que d’hommes. Ou les girlboss que les boss tout court. « Des hommes qui harcèlent moralement leurs employés il y en a plein, sûrement plus que de femmes d’ailleurs, mais les femmes sont plus scrutées. » La société attendant d’elles qu’elles soient irréprochables. « Ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas parler des dérapages féminins quand il y en a… » Autre exemple de deux poids deux mesures : critiqué pour ses prix jugés trop élevés et élitistes, The Wing était pourtant en-dessous de la moyenne new-yorkaise, et de ses “frères” masculins les WeWork…

Début février, alors que la pandémie continue de fragiliser le marché du coworking, The Wing, désormais détenu par IWG, annonçait son expansion en Europe - à commencer par Amsterdam - et la nomination d’une nouvelle CEO issue de la diversité. Se qualifiant désormais « d’espace de coworking centré sur les femmes », The Wing tente un nouvel envol. Suspendu au bruit de son aile, l’avenir des centaines d’autres espaces féminins. « Ce n’est pas le moment d’arrêter le déploiement de ces espaces », martèle Lucile Quillet. « Nous n’avons pas encore assez avancé dans l’égalité entre les genres pour se dire qu’ils peuvent cesser d’exister, rappelle l’experte féministe, chiffres en tête. Surtout, ça ne fait jamais de mal en soi de s’y rendre : ce n’est qu’un outil parmi d’autres, ce n’est pas pour ça que l’on se coupe des hommes et de ce qu’ils ont à nous apprendre ! Simplement, les femmes sont arrivées dans un monde du travail qui n’était pas mixte, donc il ne faut pas leur reprocher de créer des espaces dans lesquels elles peuvent grandir. Ca ne suffira certainement pas à tout régler, mais c’est déjà ça à prendre. »

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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