Culture de la charrette : ces étudiants lessivés avant de commencer à bosser

03 févr. 2022

5min

Culture de la charrette : ces étudiants lessivés avant de commencer à bosser
auteur.e
Pauline Allione

Journaliste independante.

Les dessins et travaux qui prennent forme, les heures qui s’étirent, les cafés et cigarettes pour repousser le stress et la fatigue, et un sommeil amputé de plusieurs heures, si ce n’est pas d’une nuit entière. Voici à quoi ressemble la charrette, un travail nocturne et intensif qui s’impose pour les étudiants de certaines filières : superstar des écoles d’architecture, elle est aussi répandue dans les milieux de la mode ou le paysagisme, où elle prive de sommeil les futurs actifs en même temps qu’elle les pousse dans leurs retranchements. Mais pourquoi les étudiants acceptent-ils cette charge de travail surréaliste, et à quel prix ?

« Durant toute la semaine qui précède un gros rendu, 38% des étudiants en architecture dorment en moyenne moins de quatre heures par nuit, tandis que seulement 18% dorment plus de six heures par nuit », révèle une étude de l’Union nationale des étudiants en architecture et paysage (Uneap) publiée en 2018. Dans le même temps, 68% d’entre eux jaugeaient leur niveau de pression à 7 ou plus sur une échelle de 0 à 10. Aussi intensive qu’éprouvante, la charrette est pourtant totalement banalisée dans certains milieux, où des professeurs n’hésitent pas à pousser leurs élèves à faire une croix sur leur sommeil et leur vie personnelle. Une sorte de bizutage qui permet d’écrémer les promos, pour ne garder que les étudiants les plus résistants et les plus dévoués.

Le romantisme de la création nocturne

Héritée des Beaux-Arts, la charrette sévit depuis le début du XIXème siècle : à l’époque, les étudiants en architecture travaillent intensément, parfois la nuit, avant de tracter leurs maquettes, panneaux et dessins encombrants à l’aide d’une charrette à bras pour se présenter à l’examen. Symbole romancé et idéalisé de la création artistique nocturne, le terme de « charrette » a peu à peu évolué pour désigner la phase de rush éprouvante qui précède un rendu. « Dès ma première année à l’école, il a été établi qu’on allait devoir charreter toutes les semaines. En additionnant les cours magistraux, les TD et les projets, il m’était impossible de travailler deux heures le soir pour tout finir à temps. Je bossais seule ou avec des potes, mais on finissait rarement avant minuit », se souvient Isabelle, 26 ans et détentrice du diplôme d’architecte à force de nuits passées à bosser sur des plans. Pour Charline, qui a étudié le design de vêtements à l’ENSAD (Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs) de Paris, les charrettes faisaient également partie du package étudiant : « En première année, j’ai du faire quatre vraies nuits blanches, mais je travaillais facilement jusqu’à deux ou trois heures du matin. Le pire, ça a été la troisième année : on avait un prof hyper dynamique, mais il nous demandait tellement de travail que cette année a été marquée par des charrettes intenses, parfois pendant une semaine complète. »

Reconnue comme un passage obligé dans une poignée de filières (souvent créatives), la charrette est encouragée par les professeurs eux-mêmes, qui n’hésitent pas à conseiller à leurs élèves de plancher toute la nuit sur leurs projets. « J’avais un prof qui se foutait complètement de notre état de fatigue, il avait fait pareil à l’époque et si on devait passer notre Nöel à travailler, c’était comme ça. Il nous conseillait même de mettre à contribution nos potes, de demander à notre mamie de faire du crochet pour notre collection… ça devenait n’importe quoi », se remémore Charline. Outre le caractère absurde et abusif de ces demandes, s’épuiser à la tâche et enchaîner les heures de travail comporte des risques, sur la santé, physique comme mentale. Parmi les plus répandus : insomnies, variations de poids, labilité émotionnelle, tremblements, consommation de drogues ou médicaments, accidents causés par la fatigue, mais aussi baisse de moral, dépression, burn out, bipolarité, suicides… « Pendant ma troisième année, j’étais tellement fatiguée par les charrettes que j’ai eu des hallucinations auditives. On a été plusieurs à vivre ça dans la classe et ça nous a fait très peur, on ne voulait pas mettre notre santé en jeu pour des exercices de mode », raconte Charline.

Un rituel banalisé et perpétué

Mais pourquoi professeurs et étudiants continuent-ils respectivement de perpétuer et de consentir à la charrette et ses effets néfastes ? C’est la question que s’est posée Youri Dayot dans le cadre de son mémoire réalisé pendant ses années à Sciences Po Grenoble et pour lequel il a interrogé quelque 4500 étudiants en architecture. Selon lui, l’organisation de la profession s’apparente à une forme de « corporation médiévale » : « Les professeurs étant les praticiens, ce sont eux qui cooptent les étudiants et décident de qui ils laissent entrer dans le groupe. Ils sont dans une position de pouvoir, dont certains n’hésitent pas à abuser », explique-t-il. Un fonctionnement favorisé par une concurrence très rude qui mène les étudiants à se plier en quatre pour ne pas « gâcher » leur chance d’être là, mais aussi par un système de notation plus subjectif, donc moins normé.

Côté étudiants, Youri Dayot explique le consentement par d’autres raisons. « Plus on avance dans les études et plus on a « à perdre » : les concours d’entrée en école d’architecture sont déjà très sélectifs et le taux d’échec en licence élevé donc si on arrête, toute l’énergie investie et le stress subi n’auront servi à rien. » C’est ce biais des coûts irrécupérables théorisé par l’économie comportementale et qui explique que l’on persiste parfois dans un projet à cause des efforts déjà investis, ce qui peut conduire à des erreurs de jugement. « Et puis, la charrette isole ceux qui la pratiquent du monde extérieur, tout en renforçant les liens de camaraderie entre les étudiants », expose Youri Dayot. C’est pour ces mêmes liens de camaraderie qu’Isabelle a commencé par accepter, presque avec joie, ses premières charrettes : « Bizarrement en première année, c’était limite kiffant. Tu découvres la vie étudiante, les soirées, les potes, l’indépendance… Quand on ne sortait pas on faisait des charrettes, c’était galvanisant sur le moment, on sentait une vraie union de groupe. » Depuis, l’affection de la jeune architecte pour le boulot nocturne s’est tassée, et celle-ci a choisi de travailler dans une agence qui ne déborde que rarement des horaires traditionnels.

Repenser l’ADN d’une profession

Aux États-Unis, la culture de charrette porte un autre nom : on l’appelle la « studio culture » (ou culture du studio) en référence à la pièce dans laquelle se passe l’essentiel de la création architecturale. Suite à la mort d’au moins deux étudiants en architecture dans des accidents de voiture causés par la privation de sommeil en 1991 puis en 2000, l’American Institute of Architecture Students a engagé une réflexion sur les effets de cette pression exacerbée et sa véritable nécessité. Sans grande surprise, les heures supp’ nocturnes ne seraient pas indispensables à l’exercice du métier d’architecte. Un constat confirmé par Frédéric Gaston, sous-directeur de l’enseignement supérieur et de la recherche en architecture, interrogé par l’Étudiant : « La charrette est une pratique historique mais ce n’est pas forcément une nécessité ou une fatalité de travailler à ce rythme, à l’école ou en agence. »

Car une fois sortis de l’école, on demande trop souvent aux jeunes diplômés de continuer sur le rythme soutenu auquel on les a entraînés, entre travail nocturne, cafés, vitamines et épuisement physique et moral. « Avec du recul, je réalise que les profs qui encensaient la charrette n’étaient simplement pas organisés ou avaient une vision du métier d’architecte différente de la mienne, pose Isabelle. J’ai travaillé dans une agence où il était mal vu de partir avant 22h, même si pour le coup c’était dû à des problèmes organisationnels qui nous faisaient perdre beaucoup de temps, et non à une production deux fois plus élevée. La charrette est surtout un moyen de prouver son investissement et de montrer que l’on fait son métier par passion. Mais un métier-passion, pour bien le pratiquer, ça commence par des horaires normales et un mode de vie sain. » Suite à son étude sur la santé des étudiants en architecture et paysage, l’Uneap a mis en avant une série de bonnes pratiques pour alerter sur les dangers de la charrette et améliorer le bien-être des étudiants. Mais il s’agit plus largement de repenser la méthodologie d’enseignement, les ressorts éducatifs et l’identité des professions concernées en mêlant praticiens, enseignants, institutions et étudiants au dialogue. Pour se débarrasser d’un héritage des Beaux-Arts qui pèse lourd sur la santé… et enfin s’autoriser à dormir comme les autres.

Article édité par Sami Prieto et Manuel Avenel, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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