Benjamin de Molliens : « Il faut des lois pour rediriger les métiers polluants »

26 janv. 2023

6min

Benjamin de Molliens : « Il faut des lois pour rediriger les métiers polluants »
auteur.e.s
Lisa Lhuillier

Journalist Modern Work @Welcome to the Jungle

Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

contributeur.e

Benjamin de Molliens est éco-aventurier et conférencier. Côté pile, grâce à “Expedition Zero”, il sensibilise le grand public à la protection de l’environnement de manière pro-active et ludique ; côté face, il travaille à guider au mieux les entreprises vers une transition écologique inéluctable. Plongée totale dans une nouvelle vision du travail.

En 2016, tu as radicalement changé de carrière, quittant la Silicon Valley pour “l’éco-aventure”. À l’ère de la prise de conscience écologique, est-ce que tu te considères comme un précurseur dans cette quête de sens qui bouleverse aujourd’hui les travailleurs ?

Précurseur, je ne sais pas. Il y avait déjà des gens engagés dans la cause depuis longtemps. Mais c’est vrai qu’à l’époque où j’ai fini mes études, c’était plutôt la mode du digital et de la tech.
Mais au fond de moi j’avais toujours été aventurier : je passais déjà beaucoup de temps à faire du sport, à explorer la nature… Alors quand j’ai eu un réel déclic écologique, ça a un peu été une évidence d’en faire mon métier. Mais c’est vrai que c’est assez radical… et j’ai dû considérablement diviser mon salaire !

Tu te souviens d’un déclic précis ?

Je dirais que mon premier déclic a été l’amour pour l’océan. Je faisais beaucoup de surf à San Francisco et quand j’ai vu le nombre de déchets dans l’eau, ça a été un choc. Puis en faisant des recherches je suis tombé sur ce chiffre de 20 tonnes de déchets déversées toutes les minutes dans l’océan, l’équivalent d’un camion poubelle. Ça a créé une forte dissonance cognitive en moi, entre la mission de mon travail (qui était d’enrichir des gens riches), et mon intérêt pour les sujets écologiques. Alors, quand j’ai quitté la Silicon Valley, dans un premier temps pour co-fonder Plastic Odyssey, une organisation de lutte contre la pollution plastique des océans, j’étais certain de prendre la bonne décision.

Tu as ensuite décidé de te lancer en solo… Pourquoi ?

Parce que j’ai eu un deuxième gros cas de conscience quelques années après le lancement de Plastic Odyssey. J’ai réalisé qu’on s’était concentré sur une toute petite partie du problème seulement. On essayait de lutter contre la pollution plastique tout en exacerbant le réchauffement climatique, puisqu’on brûlait du carburant et on créait des émissions de CO2 au cours de nos expéditions…. J’ai donc abandonné les solutions thermiques pour créer Expéditions Zéro : des aventures sportives responsables et des défis citoyens pour sensibiliser aux petits gestes du quotidien.

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Tu ne te contentes pas de pousser les individus à changer à leur échelle, mais tu es aussi devenu conférencier et tu conseilles les entreprises dans ces transitions radicales en cours et à venir… Comment peuvent-elles concrètement changer les choses ?

Les entreprises ont effectivement un énorme rôle à jouer. Selon une récente étude de Carbone 4, même si nous étions tous des citoyens modèles, nous ne pourrions décarboner que 25% de la société française. En fait, changer nos modes de vie individuels ne sera jamais suffisant, il faut embarquer les entreprises et les collectivités dans le changement, car elles ont un énorme pouvoir financier et d’influence.
Pour cela, la première étape pour une entreprise est d’accepter qu’il y a un problème, et de former ses membres sur ces problématiques environnementales. Et ensuite, le changement doit être identitaire : il faut se détacher du capitalisme et considérer le bien-être social et environnemental au même titre que les objectifs économiques. La clé, c’est d’en faire un réel pilier de l’entreprise et pas seulement une mission secondaire.

Tu conseilles notamment les dirigeants en termes de RSE (responsabilité sociale des entreprises), une notion qui est souvent décriée par les militants écologistes pour n’être que de la poudre aux yeux, bien loin de résoudre des problématiques systémiques…

La RSE est une première étape, mais il ne faut évidemment pas s’arrêter là ! C’est bien de mettre en place des petites actions, mais ça n’est pas suffisant. Et surtout, il ne faut pas que ça soit du greenwashing.
Il y a trois catégories d’entreprises : l’entreprise néolibérale qui n’a pour but ultime que le profit (elle n’a pas de département RSE et ne s’en préoccupe pas) ; l’entreprise qui a créé une équipe RSE et prend quelques mesures légères ; et enfin l’entreprise à mission : les engagements sociaux et environnementaux font partie de son identité pure.
Avec Objective Zero, on présente des méthodologies en entreprise (avec des étapes clés et une base de départ), pour les pousser à développer une identité écologique plutôt qu’un département RSE de surface.

Toutes les entreprises doivent donc pour toi devenir des entreprises à mission ?

J’irais même plus loin et je dirais que le futur modèle de l’entreprise c’est l’entreprise régénérative, qui va encore au-delà de l’entreprise à mission écologique. Le principe c’est qu’elle produit plus d’effets positifs qu’elle ne contribue à l’impact négatif : elle capte plus de CO2 qu’elle n’en produit, elle régénère plus de biodiversité qu’elle n’en utilise, etc. Et surtout, le bien-être de l’humain et de la planète sont largement aussi importants dans les objectifs des équipes que le chiffre d’affaires.

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Tu as des exemples de ce type d’entreprises ?

Il y a une référence dans le milieu qui est Norsys. Le fondateur Sylvain Breuzard a d’ailleurs écrit un livre qui s’appelle “La perma entreprise” dans lequel il explique vraiment comment transformer son entreprise pour qu’elle devienne régénérative. On peut aussi citer comme penseurs le directeur du développement durable du groupe Bouygues, Fabrice Bonnifet et Céline Puff Ardichvili, partenaire associée de l’agence Look Sharp, qui ont co-écrit “L’entreprise contributive”.

Certaines entreprises - et pas que les géants de la pollution - ne pourront probablement jamais être compatibles avec un monde écologique… Certains penseurs comme ceux de l’Origens media Lab réfléchissent ainsi à leur lent “atterrissage”, jusqu’à des fermetures complètes de secteurs. Qu’en penses-tu ?

Je ne sais pas combien d’acteurs cela représenterait mais c’est évident que oui, certains domaines de l’industrie lourde, de la chimie, de l’aérien, etc. ont besoin de changements structurels profonds, et on n’y arrivera probablement que par disruption et non par transition. Je suis totalement pour l’accompagnement : soit vers de la redirection écologique, soit vers la décroissance radicale, (qui sont, selon moi, toujours des meilleures solutions que la récession). Et sans surprise, le meilleur levier pour rediriger ces métiers polluants, ça reste les lois, les subventions et les aides de l’Etat.

En parlant de lois, est-ce qu’il ne faudrait pas selon toi rendre juridiquement responsables les entreprises des dégâts environnementaux qu’elles provoquent ?

Je pense que tout le monde doit être mis face à ses responsabilités. Les entreprises ont tendance à se défausser en remettant la faute sur leurs fournisseurs ou leurs prestataires, et tout le monde s’en sort comme ça. Actuellement, les entreprises qui ne respectent pas la loi sur le bilan carbone en France reçoivent une amende complètement ridicule (d’environ 1 500 euros il me semble). Il faut augmenter les niveaux de pénalités de toutes les lois liées à l’écologie pour responsabiliser les entreprises. Aujourd’hui il nous paraît normal d’avoir une amende pour non port de la ceinture de sécurité, là c’est la même chose, il en va de notre survie.

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Tu invites les gens, via des vidéos sur les réseaux sociaux, à entreprendre des défis écolos (par exemple, en janvier, tu as lancé le #tonmidiveggie). Mais penses-tu qu’ils peuvent aussi avoir une réelle influence sur leurs entreprises et les décisions en interne ?

Selon la journaliste de Blast Paloma Moritz, « le premier éco geste est d’avoir un métier qui contribue à construire la société alternative que l’on doit créer ». C’est clair que l’individu a un pouvoir d’influence sur son entourage, et une entreprise c’est une somme d’individus à toucher. Dans le cadre de mes défis écolos, je distingue les gestes “porte d’entrée” - qui sont assez accessibles et permettent de passer d’observateur à acteur - des gestes plus engagés. Et dans cette deuxième catégorie, j’aimerais mener des actions “mets la pression dans ta boîte”. Parce qu’évidemment si on trie ses déchets mais qu’on finance des projets d’énergies fossiles à la BNP, il y a une grosse incohérence, même s’il ne faut pas dévaloriser les petits gestes.

Tu en rencontres beaucoup, des gens qui sont dans cette quête professionnelle plus responsable ?

Bien sûr que j’en rencontre de plus en plus. Mais parfois je me demande si ce n’est pas seulement dans mon entourage… Est-ce qu’en dehors de ma bulle, c’est une vraie préoccupation pour les gens ? Forcément, je me questionne : est-ce que je contribue vraiment à faire bouger les choses ? J’essaie de me dire qu’au moins je soulève des interrogations : je raconte mon parcours, je montre qu’on peut vivre différemment et très correctement quand même etc. C’est déjà un premier pas.

« Si on allait au travail en se disant tous les matins : « Je vais contribuer à augmenter le taux de biodiversité autour de chez moi », on serait plus heureux » - Benjamin de Molliens

Le problème, c’est que tout le monde ne peut pas devenir un éco aventurier ! Est-ce que ton travail n’est pas un peu trop “idéal” pour être représentatif de la réalité ?

C’est sûr que mon taf, tout le monde ne va pas le faire demain. Mais l’idée est la bonne : il faut rendre sa transition désirable. J’étais passionné d’aventure sportive, donc je l’ai utilisé comme outil pour mener mon combat. On considère souvent l’écologie comme contraignante, mais si la transition est graduelle et va vers quelque chose d’excitant, elle sera indolore. Il n’y aucune obligation de faire un changement à 180 degrés, il faut toujours commencer par chercher les bénéfices directs. Par exemple : si on montre aux gens que faire du vélo c’est bon pour la santé, ça fait faire des économies, ça permet de se garer plus facilement, on ne parle même pas d’écologie ! Pourtant, ce sont les meilleurs arguments.

Pour un monde du travail vraiment “vert”, nombreux sont ceux qui prônent un changement pourtant radical : travailler moins pour moins polluer, passer des postes marchands à des contributions bénévoles bénéfiques pour le bien commun, instauration d’un revenu universel…

Je suis complètement pour la fin de l’aliénation au travail. Il faut le replacer au bon endroit dans la vie des gens. Si on allait au travail en se disant tous les matins : « Je vais contribuer à augmenter le taux de biodiversité autour de chez moi », on serait plus heureux. Timothé Parrique, dans “Ralentir ou périr” parle de deux cercles : celui de la production et celui de la reproduction (entretenir des relations sociales, se nourrir, dormir, etc). Dans notre modèle économique, il n’y a que la production qui compte. Pourtant, les deux cercles sont complémentaires. Pour une société fonctionnelle, il faut absolument rééquilibrer les deux.

Article édité par Clémence Lesacq et Lisa Lhuillier - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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