« Apportez-moi des solutions et non des problèmes » : faut-il bannir cette formule ?

01 févr. 2023

4min

« Apportez-moi des solutions et non des problèmes » : faut-il bannir cette formule ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Notre experte Laetitia Vitaud se plaît à analyser ces petites phrases, qui gravitent comme autant de slogans, entre les quatre murs de l’entreprise. Parmi elles, l’expression « Apportez-moi des solutions et non des problèmes » pose question et peut faire bien plus de mal qu’il n’y paraît à vos collaborateurs…

En tant qu’individu régulièrement confronté à des problèmes en tout genre (qui ne l’est pas ?), je comprends très bien qu’un manager n’ait pas envie de passer sa journée à entendre des salariés rapporter des soucis sans pouvoir y répondre et/ou se plaindre de ce qui ne va pas. C’est usant. D’ailleurs, à titre personnel, j’ai souvent envie de dire à mes enfants et à mon conjoint « Apportez-moi des solutions et non des problèmes ! », tant j’en ai assez de me sentir responsable des ennuis des uns et des autres. Pourtant, cette phrase, je ne l’ai jamais prononcée. Pourquoi ? Eh bien, elle est hautement toxique. Il ne faudrait jamais s’entendre dire cela, ni au travail ni à la maison !

D’abord, les problèmes, ça se résout mieux à plusieurs : les individus qui les détectent ne sont pas nécessairement ceux qui les résolvent. Ensuite, une culture qui encourage la politique de l’autruche va au devant de catastrophes : de peur de se voir puni d’être le porteur d’une mauvaise nouvelle, on préférera mentir et cacher les sujets qui fâchent. Ces derniers se transforment alors en crise grave, faute d’avoir été réglés à temps. Sophocle l’écrivait déjà dans l’Antiquité : « Ne tuez pas le messager ! » Enfin, la formule est symptomatique d’un environnement dans lequel la confiance ne règne pas et les salariés ne peuvent pas se sentir en sécurité psychologique.

À plusieurs, on est plus forts

Comme le dit l’auteur et psychologue Adam Grant, la focalisation sur la solution plutôt que sur la méthode crée « une culture de défense au lieu d’une culture de recherche », dans laquelle on défend individuellement sa solution (pour espérer en recueillir des lauriers) au lieu d’envisager des perspectives multiples et de se confronter aux autres pour chercher la meilleure solution possible. De nombreux problèmes, qu’il s’agisse de problèmes managériaux ou commerciaux, n’ont pas de solution simple, immédiate et évidente. Une réponse complexe requiert l’apport d’un groupe de personnes talentueuses aux perspectives diverses.

« La force de la solution dépend aussi de la diversité cognitive des individus que l’on réunit : on va plus loin avec des gens qui pensent différemment. »

En effet, selon Scott Page, professeur à l’Université de Miami, la diversité pourrait être le secret pour résoudre des problèmes complexes. « Les groupes divers obtiennent systématiquement de meilleurs résultats que les équipes d’experts partageant les mêmes idées », explique-t-il. On a tendance à vouloir réunir les meilleurs experts d’une même discipline pour résoudre un problème qui semble lié à cette discipline. Mais ce faisant, on se prive du « bonus » de la diversité. Page raconte : « Lorsque je vais à la Fed (la banque centrale américaine, ndlr) à New York, il y a 60 personnes avec des doctorats en économie et aucun sociologue ou psychologue. Ils sont tous formés pour voir le monde de la même manière, à travers les mêmes modèles. » Or la force de la solution dépend aussi de la diversité cognitive des individus que l’on réunit : on va plus loin avec des gens qui pensent différemment.

Les problèmes cachés peuvent devenir des crises

Cette formule, on me l’a dite une seule fois au travail (il faut dire que je n’ai pas été salariée bien longtemps), mais elle m’a fait l’effet d’une douche froide. Je suis convaincue qu’elle amène les salariés à se fermer de peur de déplaire. Elle est symptomatique d’une culture de l’intimidation dans laquelle, de peur de se faire taper sur les doigts, on va éviter soigneusement les sujets qui fâchent, les obstacles ou la simple expression d’un scepticisme sage. Pour ne pas passer pour un fâcheux en réunion, plutôt que dire que l’idée du boss présente un certain nombre de défis, on va plutôt faire mine de la trouver géniale sans réserve.

« La culture du silence décourage et démotive. Quand on ne peut rien dire dans une organisation, on finit souvent par partir (dès que c’est possible). »

En bref, après que cette phrase a été prononcée, la plupart des problèmes passeront sous le radar et seront méconnus des collègues… jusqu’à ce qu’ils se transforment en crise. La métaphore est facile mais imaginez que vous ayez repéré avant tout le monde une petite fuite sur un tuyau, vous voyez exactement où elle est, mais comme vous n’êtes pas plombier, vous ne savez pas la réparer tout seul — vous allez donc vous taire. Finalement, la petite fuite va engendrer un gros dégât des eaux et vaudra à la collectivité des travaux coûteux. C’est précisément pour éviter les grandes crises (un lancement de fusée raté, au hasard) que la NASA a développé une culture de la transparence qui encourage les salariés à partager tous les problèmes, difficultés et erreurs repérées à toutes les étapes du travail. C’est seulement ainsi que l’on pourra collecter suffisamment d’informations pour mener à bien l’objectif ultime.

Par ailleurs, la culture du silence décourage et démotive. Quand on ne peut rien dire dans une organisation, on finit souvent par partir (dès que c’est possible). Mais le manager ne saura jamais pourquoi : même en menant correctement l’entretien de départ, on ne tirera aucune information utile des démissionnaires…

Une culture de la confiance réduit les complaintes vaines

Il est probable que les managers adeptes de la formule cherchent d’abord à éviter les lamentations, les critiques et les complaintes stériles. « Quoi de pire que de subir à longueur de journée des salariés geignards qui vous reprochent tout et n’apportent rien de constructif ? », se demandent-ils. Mais parler des obstacles et des difficultés, ce n’est pas se plaindre. Cela peut prendre des formes différentes de la complainte stérile. En assurant la sécurité psychologique des salariés, on favorise la confiance et l’expression productive des problèmes du travail.

Cela n’exclut pas le fait d’imposer certaines règles pour éviter que l’expression d’un problème ne se transforme en plainte ou colère. Une règle pourrait être de bannir les mots « jamais » et « toujours » (comme on devrait le faire dans les disputes de couples !) Par ailleurs, puisque les objectifs sont de partager l’information, de favoriser l’apprentissage collectif et d’éviter que le problème ne dégénère en crise grave, il faudrait se former à le présenter avec le plus d’informations factuelles possibles. C’est comme quand on appelle les secours : il s’agit de présenter le problème le plus efficacement possible pour aider le SAMU ou les pompiers à aller plus vite, il faut donner toutes les informations nécessaires (nom, adresse, situation, déroulé, degré d’urgence …) sans complainte ni monologue inutiles. Pourquoi pas imaginer une formation pour mieux présenter les problèmes ?

Une fois établis les faits (et éventuellement les causes) du problème, on pourra collectivement trouver les bonnes personnes et méthodes pour le résoudre. Le faire à plusieurs allègera la peine du manager et augmentera le sentiment de sécurité des employés. La solution la plus optimale pourra être identifiée et mise en œuvre, et grâce à cela, l’équipe pourra apprendre et devenir meilleure. Résultat ? Il est fort probable que les salariés auront beaucoup moins besoin de se plaindre.

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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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